Construire un dispositif d’étude et de mesure des attitudes et des inégalités au sein des nouvelles générations : le SOSI « DEMAIN »

La Lettre Sociologie

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Chercheuse CNRS, Anja Durovic s’intéresse notamment aux inégalités générationnelles et de genre dans les attitudes et comportements politiques. Professeur des universités, Camille Peugny conduit des recherches sur le déclassement, la reproduction sociale, la mobilité sociale, et plus généralement sur la stratification sociale et les inégalités sociales en France et en Europe. Tous deux sont membres du Laboratoire PRINTEMPS (Professions, Institutions, Temporalités) (UMR8085, CNRS / Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines). Professeur des universités, membre du Centre Émile Durkheim (CNRS / Sciences Po Bordeaux / Université de Bordeaux), Vincent Tiberj est spécialisé dans l’analyse des comportements électoraux et politiques en France, en Europe et aux États-Unis. Tous trois portent le SOSI Dispositif d’étude et de mesure des attitudes et des inégalités au sein des nouvelles générations (DEMAIN).

Dès les années 1980, à mesure que reculent et se désynchronisent les principales étapes personnelles et professionnelles de l’entrée dans l’âge adulte (décohabitation de chez les parents, fin des études, accès au premier emploi, mise en couple), la jeunesse apparaît, aux yeux des sociologues et des contemporains, comme un nouvel âge de la vie à part entière[1]. Entre 16 ans (fin de la scolarité obligatoire) et 25 ans (âge auquel les jeunes en France deviennent pleinement citoyens en accédant à la protection sociale avec les mêmes conditions que le reste de la population) se déroule une période du cycle de vie analysée et documentée par les sciences sociales. La situation économique des jeunes, d’une part, et la question de leurs valeurs, d’autre part, constituent deux dimensions importantes (et non sans lien l’une avec l’autre) des travaux s’inscrivant dans le champ des sciences sociales de la jeunesse[2].

La crise économique et financière de 2008, la pandémie de Covid-19 en 2020-2021 et la flambée des prix des produits alimentaires en raison de l’inflation ont servi de révélateur de la fragilité économique d’une partie de la jeunesse dans un contexte où le marché du travail se précarise particulièrement pour les jeunes : au début de la décennie 2020, plus de la moitié des moins de 25 ans en emploi exercent leur activité dans une forme de contrat précaire (CDD, intérim, stages, emplois aidés, etc., voir figure 1). 

Figure 1 : Évolution de la part d’emplois précaires en fonction de l’âge entre 1983 et 2019 (en %)
Source : enquête Emploi (Insee)
Calculs effectués par l’Observatoire des inégalités.
Champ : population active en emploi.
Lecture : en 2019, plus de 50 % des jeunes de 15 à 24 ans en emploi exerçaient

Cette précarité accrue en début de carrière professionnelle ne se résorbe pas totalement avec l’âge (Figure 2). Par exemple, à l’approche de l’âge de 40 ans, les cohortes nées au début des années 1980 connaissent un risque accru de ne toujours pas bénéficier d’un emploi stable (fonctionnaire ou CDI) comparées aux cohortes précédentes au même âge. C’est un argument en faveur de l’existence d’un « effet cicatrice » : la précarité grignote l’existence des générations les plus récentes jusqu’à un âge relativement avancé. 

Figure 2 : Part de CDI parmi les actifs selon l’âge et la génération de naissance (en %)
Source : enquête Emploi (Insee)
Champ : population active en emploi
Lecture : à l’âge de 20-24 ans, 41 % des individus actifs nés entre 1975 et 1979 exerçaient leur emploi en CDI. Cinq ans plus tard,
toujours pour cette génération saisie à l’âge de 25-29 ans,
cette proportion était de 68 %

Par ailleurs, à intervalles réguliers, lorsque se produisent des formes de contestations de la part de certaines fractions de la jeunesse, qu’il s’agisse du climat, des inégalités ou des violences policières, la question des valeurs des jeunes réapparaît avec force dans le débat public. Ces deux types de questionnement sont d’ailleurs connectés. Ainsi, lorsque se produisent les émeutes et violences urbaines de juin 2023, le lien entre les formes d’exclusion et de discriminations auxquelles sont confrontés une partie des jeunes « des quartiers » et leur rapport aux institutions est au cœur d’un certain nombre de réflexions, comme en 2005.  

Suite à ces évènements de juin 2023, les pouvoirs publics ont souhaité, par le biais notamment du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, encourager la réalisation de travaux de recherche visant à actualiser les connaissances sur la jeunesse contemporaine. Le CNRS a notamment été missionné pour produire un état de l’art concernant un grand nombre de dimensions : éducation et formation, insertion sociale et professionnelle, inégalités et discriminations, violences et vulnérabilités sociales, rapport à l’information et aux réseaux sociaux, santé mentale, rapport au politique et formes d’engagement, etc.[3]

Cet état de l’art, forcément perfectible, met en avant des caractéristiques importantes de la jeunesse française, tout en mobilisant autant que possible la comparaison internationale. Plus que jamais, « la jeunesse n’est qu’un mot », pour reprendre la mise en garde formulée par Pierre Bourdieu dès la fin des années 1970[4]. De fait, comme les autres classes d’âge, la jeunesse est hétérogène et traversée par des inégalités liées à l’origine sociale ou ethnoraciale, au genre ou encore au territoire de naissance et de vie. Ces inégalités se reproduisent d’ailleurs fortement entre les générations, comme en témoignent les comparaisons en matière de mobilité sociale menées par l’OCDE depuis le début des années 2000 : tandis que la mobilité intergénérationnelle grandit à mesure que l’on progresse vers le Nord de l’Europe, la France est de ce point de vue un pays du sud dans lequel les avantages et désavantages sociaux se transmettent avec force entre les générations[5]. Est-ce à dire que rien ne rassemble les différentes fractions de la jeunesse ? Pour retrouver du commun, il faut penser les effets des cadrages institutionnels et des politiques publiques. En la matière, ce sont les acquis de la comparaison européenne, voire internationale, qui nous sont d’un grand secours. En décrivant et analysant un certain nombre de modèles d’accès à l’âge adulte, ils nous permettent de singulariser la situation des jeunes dans la société française et de mieux comprendre leur expérience de cet âge de la vie. Qu'il s'agisse d'évoquer, dans la lignée de Cécile Van de Velde, des politiques publiques insuffisamment développées qui font reposer sur les épaules de la famille l'essentiel des coûts de cet âge de la vie, ou une « citoyenneté empêchée » avec Tom Chevalier, les diagnostics sont convergents[6] : la jeunesse constitue en France un âge de la vie qui se déroule sous étroite dépendance de la famille, faute de politiques publiques universelles facilitant l’accès à l’autonomie. Et pourtant, on constate l’émergence de nouvelles manières de faire citoyenneté dans la jeunesse, souvent hors des radars de la vie institutionnelle classique et à rebours des discours alarmistes et déclinistes[7] (Figures 3 et 4).

Figure 3. Les cohortes et leur relation au vote en 2018 (en %)
Source : enquête Valeurs 2018.
Calculs et présentation : Tiberj V., Trop apathiques ou trop remuants ? Générations et participation politique, in : Lardeux L., Tiberj V.
(dir.) 2021, Générations désenchantées. Jeunesse et démocratie, La documentation Française, pp.145-166.
Lecture : 12 % des personnes de la cohorte 1961-1970 et 15 % de ceux
Figure 4. Recours aux moyens d’action protestataire (1981-2018) [en %]
Source : enquête Valeurs 1981, 1990, 2008 et 2018.
Calculs et présentation : Tiberj V., Trop apathiques ou trop remuants ? Générations et participation politique, in : Lardeux L., Tiberj V.
(dir.) 2021, Générations désenchantées. Jeunesse et démocratie, La documentation Française,, pp.145-166.
Lecture : en 1981, seuls 40 % des membres des cohortes 1930 et avant et 1931-1940 avaient déjà signé une pétition. Les points bleus
représentent la cohorte 1991 et après pour laquelle nous n’avons que les données de la vague 2018.

Au-delà de ces constats, l’état de l’art a également permis de mettre en évidence un certain nombre d’angles morts, ou du moins un certain nombre de domaines pour lesquels les connaissances gagneraient à être complétées. C’est pourquoi CNRS Sciences humaines & sociales a décidé de soutenir la construction d’une grande enquête dans le cadre d’un SOSI. Le projet DEMAIN — pour Dispositif d’étude et de mesure des attitudes et des inégalités au sein des nouvelles générations — vise à construire et pérenniser un dispositif rigoureux et systématique de suivi statistique des attitudes, comportements et valeurs des jeunes en France et se donne pour objectif de combler les lacunes et angles morts des enquêtes existantes sur les valeurs et comportements des jeunes. Plus précisément, l’enquête DEMAIN poursuit trois objectifs concrets. Tout d’abord, elle souhaite prendre en compte l’hétérogénéité de la jeunesse et les multiples inégalités qui la facturent en comparant systématiquement les jeunes entre eux afin de mieux comprendre les éléments qui divisent et ceux qui rassemblent les différents groupes de jeunes. Deuxièmement, l’enquête souhaite comparer rigoureusement les moins de trente ans au reste de la population afin d’identifier les divergences ou convergences entre générations. Enfin, le SOSI DEMAIN vise surtout à produire une base de données librement accessible qui pourra être mobilisée par tout la communauté de recherche. 

En lien avec ses objectifs de recherche, l’enquête statistique et longitudinale adoptera un design de recherche quadruplement comparatif en s’appuyant sur trois échantillons de jeunes et un échantillon miroir :

  1. Un échantillon représentatif des 16-29 ans vivant en Quartier Prioritaire de la Ville (n=1000) 

  2. Un échantillon représentatif des 16-29 ans vivant en zone rurale (au moins n=1000) 

  3. Un échantillon représentatif des 16-29 ans vivant en France (n=1000) 

  4. Un échantillon représentatif de la population de 16 ans et plus vivant en France (n=1000)

Les modules du questionnaire de l’enquête seront construits grâce à l’expertise d’un collège scientifique pluridisciplinaire regroupant des chercheuses et chercheurs spécialistes de la jeunesse. 

L’enquête DEMAIN débutera en 2025 avec une première interrogation. Ensuite, un suivi barométrique sera mis en place afin de produire des données longitudinales permettant de démêler des effets d’âge, de génération et de période.

Contact

Anja Durovic
Chercheuse CNRS, Laboratoire PRINTEMPS

[1] Galland O. 2001, Adolescence, post-adolescence, jeunesse : retour sur quelques interprétations, Revue française de sociologie, vol. 42, n° 4 : 611-640.

[2] Peugny C., Van de Velde C. , 2013, Repenser les inégalités entre générations, Revue française de sociologie, vol.54, n°4 : 641-662.

[3] Cet état de l’art — qui s’appuie en grande partie sur les contributions d’une trentaine de spécialistes — a été publié chez CNRS Éditions en octobre dernier : Durovic A., Duvoux N. (dir.) 2024, Jeunesses françaises contemporaines, CNRS Éditions.

[4] Bourdieu P. 1980, Questions de sociologie, Éditions de Minuit.

[5] Par exemple, OECD, 2018, A Broken Social Elevator? How to Promote Social Mobility, OECD Publishing.

[6] Van de Velde C. 2008, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Presses universitaires de France ; Chevalier T. 2018, La jeunesse dans tous ses états, Presses universitaires de France. 

[7] Lardeux L., Tiberj V. (dir.) 2021, Générations désenchantées. Jeunesse et démocratie, La documentation Française, pp.145-166 ; Tiberj V. 2017, Les citoyens qui viennent : Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France, Presses universitaires de France.