De l’étude de l’acquisition des langues secondes à la recherche sur le bi/plurilinguisme

La Lettre Sciences du langage

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Professeur en sciences du langage et directrice adjointe du laboratoire Structures formelles du langage (SFL, UMR7023, CNRS / Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis), Marzena Watorek conduit des recherches sur l’acquisition de langues secondes par l’adulte, étudiée dans une perspective comparative à travers la construction du discours. Elle s’intéresse aussi aux implications des résultats issus de ses travaux pour la didactique et l’enseignement des langues, et pour les théories et les descriptions linguistiques.

L’acquisition des langues premières et/ou secondes (étrangères)1 ainsi que le bi/plurilinguisme sont des thèmes qui suscitent un grand intérêt car ils concernent, d’une manière ou d’une autre, tout le monde. 

L’apprentissage d’une langue étrangère à l’âge adulte serait-il plus réussi en immersion ou en classe ? Est-il possible d’apprendre une nouvelle langue à l’âge adulte et de la maîtriser comme le locuteur natif de cette langue ? Comment devient-on bi/plurilingue ? Quand peut-on se définir comme bilingue ?

Il est impossible de rendre compte, dans ce bref article, de la complexité de la problématique sous-jacente à ces questions. Nous tenterons tout de même de donner un aperçu du champ de recherche en acquisition des langues secondes, en bilinguisme et en plurilinguisme tout en essayant de répondre à quelques-unes des questions qui animent les débats sur les langues et leur appropriation.

Acquisition d’une L2

La recherche en acquisition des langues secondes a émergé des travaux en linguistique appliquée aux États-Unis et en Europe entre 1945 et 1969, et a été motivée par des questions didactiques liées à l’enseignement des langues vivantes2. Ces recherches ont abandonné l’intérêt initial pour l’enseignement des langues, en se focalisant sur l’apprenant et le processus qui lui permet de s’approprier progressivement un nouveau système linguistique. Dès lors, la recherche en acquisition des langues se constitue comme une discipline à part entière et indépendante de la didactique des langues étrangères, même si les deux sont souvent confondues.  Il faut donc souligner que la recherche en acquisition des langues se donne comme objectif de découvrir le traitement très complexe d’une nouvelle langue par l’apprenant. En revanche, la didactique des langues est un champ disciplinaire à l’orientation actionnelle et interventionniste et son objectif est de développer des outils d’enseignement favorisant l’acquisition des langues.

Depuis Corder3, le point de vue sur les productions des apprenants d’une L2 change. L’analyse des erreurs commises par des apprenants devient cruciale pour comprendre le processus d’acquisition. De là, dans les années 1990 émerge une approche selon laquelle les productions des apprenants ne doivent pas être considérées comme déviantes par rapport à la langue cible4. L’apprenant produit des discours cohérents, ayant une signification dont le fonctionnement dépend des règles reflétant un état d’acquisition de la nouvelle langue. Ce système linguistique, appelé le lecte d’apprenant est instable et transitoire tant que l’apprenant progresse. Pour Klein, le chercheur en acquisition des langues est comme un moine missionnaire face à des locuteurs d’une langue inconnue dont il doit décrire le fonctionnement à partir des échanges avec des autochtones. À son tour, la situation de l’apprenant d’une L2 pourrait être comparée à celle d’un naufragé qui se retrouve sur une île parmi ses habitants parlant une langue qu’il ne connaît pas. La nécessité de communiquer le pousserait à mettre en œuvre toutes ses capacités et ses connaissances préalables pour essayer de comprendre le fonctionnement de la langue pour entrer en contact avec les habitants de l’île. Pour apprendre une nouvelle langue à l’âge adulte, nous avons donc besoin de trois ingrédients : 

  • une impulsion à apprendre,

  • l’accès à la langue cible (être en contact et avoir des possibilités de communiquer dans cette langue),

  • la capacité d’acquisition linguistique qui comporte des composantes biologiques (appareil articulatoire/phonatoire, perception, mémoire et capacité à traiter le langage) et connaissances préalables disponibles (linguistiques des langue(s) source(s) ; métalinguistiques ; pragmatiques ; extralinguistiques). 

Chacun de ces ingrédients est indispensable pour l’acquisition d’une nouvelle langue mais son rôle et son impact peuvent varier selon la situation. Reprenons la première question sur la réussite relative de l’apprentissage en immersion ou en classe. Il n’est pas sûr que l’apprentissage en immersion soit toujours plus rapide et mieux réussi qu’en milieu scolaire contrairement à une idée reçue et bien répandue. Certes, en se référant à la situation de notre naufragé, les besoins et les possibilités de communiquer sont réelles et urgentes lorsqu’on se trouve en immersion. L’entrée en contact avec les autochtones est vitale pour la survie sur l’île. Cependant, il doit découper le flux sonore sans aucune aide, ce qui peut constituer un processus long si nos interlocuteurs natifs de la langue cible ne se montrent pas collaboratifs. De plus, selon la situation, le contenu des messages en langue cible, selon le contexte, peut être réduit à un type d’activité, ce qui le rendrait relativement pauvre. Imaginons qu’à l’arrivée dans le pays d’accueil, nous n’avons un contact avec la nouvelle langue que dans le contexte du travail. Inversement, il est possible de suivre un cours de langue où les contenus d’enseignement sont riches et variés, l’accès à la langue est facilité par des activités d’écoute favorisant le découpage du flux sonore en unités dotés de sens. Ainsi, l’enseignant propose des activités de communication en créant des situations où les apprenants peuvent et doivent communiquer. Selon les conditions d’accès à la langue cible en immersion ou en classe, le progrès en langue cible peut varier.

La deuxième question sur la possibilité d’atteindre la maitrise en L2 égale à celle d’un locuteur natif fait intervenir la notion d’état final dans l’acquisition d’une nouvelle langue à l’âge adulte et d’une éventuelle fossilisation (d’un arrêt d’acquisition, momentané ou définitif).

Selon Klein5, la fossilisation peut arriver au moment où les moyens linguistiques dont dispose l’apprenant à un moment donné sont suffisants pour qu’il puisse faire face à ses besoins de communication. Dans cette perspective, l’état final de l’acquisition est une cible à atteindre. Le lecte de l’apprenant évolue continuellement vers cette cible à condition d’avoir accès à la langue et la motivation qui le pousse à utiliser la capacité d’acquisition linguistique. Cela dit, l’âge du début de l’acquisition d’une nouvelle langue conditionne la réussite relative en L2, notamment au niveau phonologique qui est le premier à être affecté par la fossilisation. L’hypothèse de l’âge critique donne lieu à des controverses théoriques6 malgré un consensus quant à la différence de l’état final en fonction de l’âge. Un enfant devient le locuteur natif de la/des langue(s) de l’entourage tandis qu’un apprenant adulte d’une L2 est perçu comme non natif même si sa maîtrise de la L2 est très élevée.

Étude de bi/plurilinguisme

La question sur l’état final de l’acquisition d’une L2 nous amène à une réflexion sur le bilinguisme voire plurilinguisme. Comment devient-on bi/plurilingue ? Quand peut-on se définir comme bilingue ?

L’acquisition d’une L2 conduit inévitablement à une forme de bilinguisme. La définition du bilinguisme a sensiblement évolué depuis les années 1930. Selon Bloomfield7, le terme de bilinguisme se référait à une maîtrise identique et parfaite des deux langues. Grosjean8 postule une autre définition de bilinguisme désormais partagée par des chercheurs et chercheuses : le bilingue n’est pas la somme de deux monolingues, les deux langues coexistent chez un bilingue pour en faire une personnalité bilingue. 

Depuis une trentaine d’années, des recherches en acquisition des langues secondes se sont également intéressées à des situations où l’apprenant adulte qui entame l’acquisition d’une nouvelle langue, maîtrise, à part sa langue maternelle, d’autres langues acquises comme langues étrangères. Ces recherches en acquisition d’une L3 ou d’une langue additionnelle (Ln)9 prennent en compte l’influence de toutes les langues sources de l’apprenant sur l’acquisition d’une Ln. Les interrelations entre différentes langues maîtrisées par un individu sont au centre de l’étude du plurilinguisme. 

Ainsi, le bi/plurilinguisme est considéré comme un phénomène dynamique où la relation entre les langues est en évolution et peut changer tout au long de la vie en termes de dominance. Autrement dit, il existe une asymétrie dans les compétences ou dans l’utilisation d’une langue par rapport à d’autres10. Le bilinguisme et le plurilinguisme sont une affaire de besoins d’utilisation. La maîtrise de différentes langues chez un plurilingue ne reste pas stable tout au long de sa vie mais est en constante évolution. Une langue qui était faible à une période de la vie peut devenir dominante au détriment d’autres langues sous l’effet d’un besoin d’utilisation régulière et intensive pour des raisons professionnelles ou familiales. La compétence d’un bi/plurilingue est une multi-compétence. Les deux voire les plusieurs langues dont la maîtrise n’est pas égale, sont en complémentarité, s’influencent mutuellement et sont fluctuantes. La question que certaines recherches posent est de savoir si, par rapport au caractère dynamique du bilinguisme, il faut parler de la dominance ou de l’attrition c’est-à-dire de la perte ou de la régression d’une des langues chez des plurilingues11.

En guise de conclusion

Le plurilinguisme est un phénomène « normal ». La plupart des humains sont et ont été plurilingues au long de l’histoire de l’humanité. Il est présent dans tous les pays du monde, touche toutes les classes de la société et tous les groupes d’âge. Il dépend de différents facteurs et son étude peut être située dans des cadres théoriques et méthodologiques variés.

Contact

Marzena Watorek
SFL

Notes

  1. Le terme « langues secondes » renvoie aux langues qu’un individu apprend comme une langue étrangère, ce qui différencie ce terme de « langue première » ou « langue maternelle ». La terminologie « langues secondes » couvre les cas d’acquisition à l’âge adulte d’une série de langues L2, L3 etc., et peut conduire à une confusion, notamment dans le contexte actuel de l’enseignement des langues où la L2 correspond de plus en plus souvent à l’anglais. Pour éviter cette confusion et ne pas donner la valeur numérique, nous utilisons parfois le terme de « nouvelle langue ». Les termes « langue source » et « langue cible » renvoient à une métaphore qui illustre le processus de l’acquisition comme un continuum de paliers successifs représentatifs d’un état de l’interlangue que l’apprenant met en place en partant de ses connaissances dans une/des langues déjà maîtrisées (langue(s) source(s)) afin de parvenir à la maîtrise de la langue à apprendre (langue cible).
  2. Hilton H. 2021, Panorama historique de la recherche en acquisition des langues, in Leclercq P. et col. (éds), Introduction à l’acquisition des langues étrangères, De Boeck Supérieur, 19-34.
  3. Corder S.P. 1967, The significance of learners’ errors, International Review of Applied Linguistics 5, 161-170.
  4. Klein W., Perdue C. 1997, The Basic Variety (or: Couldn’t natural languages be much simpler?), Second Language Research, 13 (4): 301-347.
  5. Klein W. 1989, Acquisition de langue étrangère, Armand Colin (Traduction C. Noyau).
  6. Singleton D., Ultimate attainment and the critical period hypothesis: some thorny issues, in Watorek M. & col. (éds), Comparative perspectives on language acquisition: A tribute to Clive Perdue, Ed. Multilingual Matters.
  7. Bloomfield L. 1935, Language, Allen and Unwin.
  8. Le site de François Grosjean sur le bilinguisme : https://www.francoisgrosjean.ch/accueil.html
  9. Cenoz J., Jessner U. 2000, Expanding the Scope. Sociolinguistic, Psycholinguistic and Educational Aspects of Learning English as a Third Language in Europe, in Cenoz J., Jessner U. (éds), English in Europe. The Acquisition of a Third Language Bilingual Education and Bilingualism, Multilingual Matters Vol. 19: 248–260.
  10. Birdsong D. 2014, Dominance and age in bilingualism, Applied linguistics, 1-20.
  11. Köpke B, De l’acquisition d’une langue seconde au bilinguisme : une question d’âge ?, in Leclercq P. & col. (éds), Introduction à l’acquisition des langues étrangères, De Boeck Supérieur, 261-274.