De l'Institut de phonétique au LPP: 50 ans de phonétique et phonologie à Paris

Lettre de l'InSHS Sciences du langage

#VIE DES LABOS

Le Laboratoire de phonétique et phonologie (LPP, UMR7018, CNRS / Université Sorbonne Nouvelle) célèbre cette année un jalon important : ses cinquante ans d'existence.

L'histoire de ce laboratoire remonte bien plus loin. Tout commence à la fin du xixe siècle, lorsque Paris devient le centre bouillonnant des recherches en phonétique expérimentale. En 1881, l'abbé Rousselot, considéré comme le père de la phonétique expérimentale, fonde le tout premier laboratoire de phonétique au monde à l'Institut Catholique de Paris qui crée pour lui, en 1889, une chaire de phonétique expérimentale, également la première au monde. L'effervescence de cette époque a également été alimentée par la venue de nombreux chercheurs du monde entier, et l’implication de nombreuses structures, académiques ou non, dont l'Alliance française, l'Institut national des sourds-muets et plusieurs institutions cliniques.

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Ferdinand Brunot, premier directeur de l'Institut de Phonétique et des Archives de la Parole. Photo prise en 1913 © Bibliothèque Nationale de France / LPP

C'est en 1911 que les racines du LPP ont véritablement pris forme. L'Institut de phonétique et des archives de la parole voit le jour cette année-là à la Sorbonne, sous l'impulsion de Ferdinand Brunot. Inspiré par les travaux et l'enseignement de l'abbé Rousselot, Brunot était un fervent défenseur de la phonétique et a œuvré pour sa reconnaissance en tant que discipline académique à part entière. Émile Pathé a aussi joué un rôle déterminant dans la création de cet institut, par le soutien financier qu’il a apporté. Des figures telles que Hubert Pernot, Liu Fu, Hubert Pernot et Pierre Fouché ont joué un rôle crucial dans l'expansion des activités de l’Institut, notamment avec l'installation d’un laboratoire en 1928 au 19 rue des Bernardins dans le 5e arrondissement, soutenue par une dynamique de recherche qui a attiré des étudiants du monde entier. Certains d’entre eux sont devenus des personnalités de premier plan dans le domaine de la recherche sur la parole (par exemple, Pierre Delattre, André Georges Haudricourt, John Catford, Georges Straka, Bertil Malmberg, Eli Fischer-Jørgensen, etc.). L'Institut a connu plusieurs transformations importantes, notamment sa fusion après 1968 avec l'Institut de linguistique de Paris donnant ainsi lieu à l’Institut de linguistique et de phonétique générale et appliquée (ILPGA).

L’année 1973 marque l’année de naissance du LPP sous sa forme actuelle, avec son association au CNRS. Cette période a été marquée par une spécialisation de plus en plus accrue dans les recherches phonétiques et phonologiques. Aujourd'hui, le LPP est reconnu pour son approche interdisciplinaire et ses recherches de pointe dans les domaines de la phonétique clinique et expérimentale, de l'acquisition L1 et L2, de la typologie, de la phonologie de laboratoire, et plus récemment, de la phonétique de corpus.

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L’articulographe électromagnétique (EMA), technique permettant d’enregistrer les mouvements des organes articulatoires, grâce aux capteurs collés sur la langue et les lèvres © LPP

Le LPP s’intéresse à l’aspect phonique des langues du monde, en ciblant des phénomènes propres au français dans sa diversité ainsi que des caractéristiques typologiquement rares. Les travaux qui y sont menés portent sur des langues aussi diverses que le miyako (langue ryukyu parlée au Japon) ou le mehri (langue sémitique parlée au Sultanat d’Oman). Parmi les phénomènes étudiés, on trouve le langage sifflé, étudié sur le terrain aux Îles Canaries et au Maroc. Les chercheurs et chercheuses du LPP s'intéressent également à des phénomènes moins fréquents, comme les mots et les phrases sans voyelles en tachlhit1 (une langue amazighe parlée au Maroc) ou en lendu (une langue nilo-saharienne), ou les implosives, des consonnes produites en aspirant de l'air vers l'intérieur au lieu de l'expulser, dans des langues telles que le mangbetu et l'efe (des langues nilo-sahariennes parlées en République démocratique du Congo) ainsi que le maa, parlé par les Masaï au Kenya et en Tanzanie. En Amérique du Sud, des travaux ont mis en lumière des sons non décrits tels que les voyelles glottales en nasa yuwe (une langue isolée de Colombie).

Les recherches sur l’acquisition phonétique et phonologique s’inscrivent aussi dans une longue tradition historique. Les archives du laboratoire révèlent des travaux remontant aux années 1930, comme un mémoire de 1935 sur l’acquisition des sons /t/ et /d/ du français par des apprenants anglophones, ou encore une étude de 1936 sur l’acquisition du langage de deux bébés français. Aujourd’hui, le LPP poursuit cette tradition avec plusieurs travaux portant sur l’acquisition des langues premières telles que le français et le grec, ainsi que sur l’apprentissage des langues étrangères, incluant le français, le mandarin, l’anglais ou le coréen. Ces recherches ont deux versants, théorique et applicatif. Les études théoriques se concentrent sur la compréhension des mécanismes d’apprentissage chez l’adulte et l’enfant et sur l’identification des stratégies d’adaptation entre locuteurs natifs et non-natifs. Sur le plan applicatif, le LPP a mis en place un corpus de référence en français, PhoDiFLE, pour servir de base à l’évaluation de l’accent « étranger ». Par ailleurs, les chercheurs et chercheuses travaillent à améliorer la prononciation grâce à des instruments phonétiques, comme l’imagerie par ultrason, des applications telles que CleanAccent, ainsi que des techniques impliquant les gestes et la musique. Le LPP est également impliqué dans des projets visant à favoriser le développement du langage chez les jeunes enfants avec les professionnels de la petite enfance.

Une des questions actuelles dans le domaine de la recherche sur la parole est de définir les limites entre variabilité normale et variabilité due à la pathologie. La phonétique clinique, thématique interdisciplinaire, tente de répondre à cette question. Le LPP est pionnier dans ce domaine, grâce à ses liens avec le milieu hospitalier et le monde de la santé plus généralement — notamment à travers un partenariat noué avec le service ORL et de chirurgie cervico-faciale de l’Hôpital Foch —, des partenariats plus ponctuels avec des structures hospitalières ou des associations opérant dans le domaine de la santé, ainsi qu’avec le monde professionnel (notamment des orthophonistes). Marquée notamment par l’organisation en 2005 des premières Journées de phonétique clinique par le LPP à Paris, la recherche vise à comprendre les mécanismes de production de la voix et de la parole dans des situations physiologiques normales, pathologiques et extrêmes (comme le Beatbox, l'art d'imiter des rythmes et des sons musicaux en utilisant sa bouche). Ces travaux permettent une évaluation précise des troubles et favorisent l'élaboration de stratégies de rééducation. C’est également le cas d’outils comme le protocole d’évaluation de la parole MonPaGe, conçu pour la recherche et l’utilisation en clinique.

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Le photoglottographe externe (e-PGG), technique permettant de mesurer l’ouverture glottale de manière non-invasive © LPP

Dans le monde des sciences du langage, l'analyse des données phonétiques et phonologiques peut être complexe et chronophage. La phonétique de corpus, grâce à l'intégration des technologies du traitement automatique de la parole, permet d’étudier à grande échelle la variabilité phonétique dans la parole en situation de communication naturelle. En exploitant les corpus oraux annotés automatiquement, le LPP a pu mener, en collaboration avec le Laboratoire interdisciplinaire des sciences du numérique (LISN, UMR9015, CNRS / Université Paris-Saclay, anciennement LIMSI), les premières grandes études comparatives inter-langues. Avec l’intelligence artificielle et l’utilisation de réseaux neuronaux, la phonétique de corpus s’appuie désormais sur des données encore plus grandes, facilitées par un processus d’annotation de plus en plus accessible. Les recherches conduites au sein du laboratoire ont permis de documenter des facteurs de variations morphologiques, prosodiques ou sociolinguistiques, tout en examinant la variation individuelle de la parole, notamment dans le cadre de l’ANR VoxCrim, qui vise l'identification des individus par leur voix dans le domaine criminalistique. Un important travail a par ailleurs été réalisé sur des phénomènes de parole continue dans plusieurs langues (français, roumain, mandarin), sur des aspects variés comme la liaison et l’enchaînement ou encore le rythme et les tons.

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L’Aeromask est une technique qui permet de prendre des mesures aérodynamiques sans dis- torsion acoustique © LPP

La doctrine de l’abbé Rousselot, qui mettait en avant l'observation des organes pour compléter les impressions auditives, est toujours appliquée par le LPP. Pour étudier les mécanismes de production de la parole dans de nombreuses langues à travers le monde, les chercheurs et chercheuses du laboratoire utilisent divers équipements expérimentaux, comme l’articulographe électromagnétique (EMA), l’écographe, l’électroplataographe ou l’électroglottographe. Certains de ces équipements sont conçus et fabriqués par les ingénieurs du LPP. Par exemple, l’ePGG (photo-glottographe externe) permet de mesurer le timing et l’amplitude de l’ouverture glottale grâce à un procédé d’illumination non invasif du larynx. Un autre exemple est l’Aeromask, qui enregistre simultanément les signaux acoustiques et aérodynamiques durant la parole sans déformation acoustique, tout en offrant une liberté de mouvement de la mâchoire et en séparant les flux d'air oral et nasal. Cet instrument est utilisé aussi bien en milieu hospitalier que sur le terrain, comme récemment en Tanzanie pour l'étude de sons rares attestés en mbugu, un cas atypique de langue mixte, bantoue et couchitique. Par ailleurs, en collaboration avec le Laboratoire anthropologie archéologie biologie dirigé par Philippe Charlier (Université Paris-Saclay), un projet est mené dans l’objectif de restituer les paramètres de production vocale du roi Henri IV, après la modélisation en 3D de son larynx. Une restitution tri-dimensionnelle, à partir de données de scanner, permettra de réinterpréter les caractéristiques de son conduit vocal dans le but de modéliser une production acoustique.

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La restitution du conduit vocal du roi Henri IV, à partir de données de scanner de son crâne retrouvé en 2008 © LPP

En célébrant ses cinquante ans d’existence, le LPP se positionne non seulement comme un héritier des traditions pionnières initiées par l’abbé Rousselot et Ferdinand Brunot, mais aussi comme un acteur des avancées contemporaines en phonétique et phonologie. À l’aube de cette nouvelle décennie, nous nous projetons vers l’avenir avec la même passion et détermination, en alliant approche interdisciplinaire et innovation technologique, pour ouvrir de nouvelles perspectives dans l’étude de la parole et du langage.

Rachid Ridouane, directeur de recherche CNRS, directeur du Laboratoire de phonétique et phonologie (LPP)

  • 1Par exemple [tkkststt tfktstt] signifiant : « tu l’as enlevée et donnée ».

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Rachid Ridouane
Directeur de recherche CNRS, directeur du Laboratoire de phonétique et phonologie (LPP)