(Dé)constructions de la « radicalisation », entre expertise publique et sciences sociales

Lettre de l'InSHS Sociologie Science politique

#VIE DES RÉSEAUX

Coordonné par Nadia Marzouki, chargée de recherche CNRS au Centre de recherches internationales (CERI, UMR7050, CNRS / Sciences Po), l’International research network (IRN) RAdEx (The Politics of Radicalization and Violent Extremism, 2019-2022) cherchait à mettre en conversation des recherches sur les caractéristiques, conséquences et limites des politiques de luttes visant à contrer ou prévenir la violence extrême (en anglais, countering or preventing violent extremism - C/PVE). L’ambition du réseau n’était pas de constituer un nouveau centre ou institut qui centraliserait des données et élaborerait des recommandations pratiques. Prenant acte du caractère contesté du vocable de radicalisation et de la diversité des phénomènes et processus que ce terme est censé décrire, l’IRN souhaitait proposer un réseau de réflexion et de retour d’expériences sur la genèse et les effets de ces conflits d’interprétation et de modèles d’action. Les travaux de l’IRN se sont concentrés sur les trois aires culturelles des principaux partenaires du réseau, l’Amérique du nord (université de Toronto, université de Northwestern), le Maghreb et le Proche-Orient (Institut de recherche sur le Maghreb contemporain1 à Tunis, université Saint Joseph au Liban), et l’Europe occidentale (l’Institut universitaire européen de Florence - IUE, l’Institut des hautes études internationales – IHEI à Paris).

  • 1IRMC, UAR3077, CNRS / MEAE / AMU.

C’est en juin 2019 qu’Elizabeth Shakman Hurd, professeure de science politique à l’université de Northwestern et membre fondatrice du réseau, et Nadia Marzouki organisent au CERI une conférence de lancement réunissant les principaux représentants des partenaires du projet. L’objectif était à la fois d’établir un état de l’art des politiques de C/PVE en Europe et en Amérique du nord, au Maghreb et au Moyen Orient et de réfléchir à de nouveaux vocabulaires : alors que les chercheurs et chercheuses en sciences sociales s’accordent pour dénoncer la faible pertinence du concept éminemment politisé de radicalisation, quels concepts et quels registres s’avèrent plus heuristiques pour analyser les formes de violence extrêmes ? Ces deux jours d’échange ont permis de faire ressortir d’importants points d’accord et quelques divergences. 

Une interrogation commune a émergé autour de l’empiètement croissant de la rationalité et du langage de l’expertise sur la temporalité et la logique de recherche des sciences sociales. Les participants ont affirmé l’importance qu’il y a revaloriser la contribution de la recherche des sciences sociales sur les questions de violence politique et violence extrême, en tant que contribution de sciences sociales, et non comme instrument des politiques publiques. Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou, professeur d'histoire et de politique internationales à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID, Genève) affirmait ainsi : « Il ne s’agit pas seulement de reconceptualiser. Les sciences sociales doivent abandonner la phraséologie dominante et problématique issue de l’expertise, au lieu d’essayer de la recalibrer et de la sauver ». Parmi les autres points de convergence essentiels, on note la critique de la surévaluation du facteur religieux dans les débats sur la radicalisation et la mise en avant des défis posés au maintien de l’état de droit face à l’expansion des politiques de C/PVE dans un contexte d’état d’urgence.

La conférence a fait apparaître des divergences d’analyse à propos de la corrélation entre le contexte de marginalisation économique et l’entrée dans des processus de violence extrême, déterminante pour les uns, contingente pour les autres. La question de l’homologie entre les débats sur la radicalisation islamique et d’autres formes de radicalisation (suprémacistes blancs, militants pour des causes écologiques, etc.) a également fait débat : y a-t-il une spécificité du débat sur les radicalisations religieuses, ou celles-ci relèvent-elles d’un schéma plus global qui concerne d’autres formes, séculières, d’engagements violents ?

La vie du réseau s’est organisée autour de différents types d’activités telles que des journées d’étude de formats divers (de l’atelier de travail au colloque international). La majorité de ces événements scientifiques ont permis un échange et une écoute entre chercheurs, chercheuses et praticiennes et ont souvent fait apparaître plus de convergences qu’attendu. Dans cette perspective, a été organisée, en novembre 2021, la table ronde « Comprendre et juger, la démocratie face au djihadisme », qui a réuni des journalistes, juristes, philosophes et politistes pour débattre de l’intérêt d’une convention citoyenne sur la violence politique, comme stratégie pour aborder le phénomène de la violence extrême dans un cadre démocratique.

Une série de tables rondes autour d’ouvrages traitant, à partir de perspectives et disciplines différentes, des rapports entre le droit, l’islam, et l’engagement politique, violent ou non violent, a rencontré un grand succès. Elles ont permis des discussions, en présence des auteurs, sur les livres de Romain Sèze, Prévenir la violence djihadiste, les paradoxes d’un modèle sécuritaire, d’Andrew March, Power and Sovereignty in modern Islamic thought, de Darryl Li, The Universal Enemy: Jihad, Empire, and the Challenge of Solidarity et, de Spencer Dew, The Aliites, Race and Law in the Religions of Noble Drew Ali.

1

La pandémie a été un obstacle à la vocation première des IRN, la mobilité. Par ailleurs, l’implication de certains partenaires a été confrontée aux difficultés politiques et économiques qu’ont connues certains pays, notamment au Liban et en Tunisie. Malgré ces obstacles, la vie du réseau a été maintenue, notamment grâce à des visio-conférences et aux publications qui s’en sont suivies. Le programme Middle East Direction (MED) de l’IUE de Florence a été un partenaire central du réseau. Avec l’IUE ont été organisés deux événements essentiels à la réflexion sur la corrélation entre religiosité et entrée dans la violence. En décembre 2020, les chercheurs Théo Blanc et Olivier Roy pour l’IUE et Stéphane Lacroix pour le CERI ont organisé un webinaire sur le lien entre salafisme et radicalisation. Ce webinaire a porté sur la question des liens de continuité souvent présupposés entre la pratique d’une religiosité de type salafie et le passage à la violence djihadiste. Les intervenantes ont entrepris d’éclairer cette problématique à partir de l’exposition d’étude de cas, portant sur les terrains tunisien, algérien, égyptien, saoudien et jordanien. La présentation de ces terrains a rendu possible une analyse minutieuse et comparative des diverses formes de religiosité salafie : des formes de politisation et des modalités de l’engagement violent d’une part, et, de l’autre, la standardisation de la normativité salafie à travers le Moyen Orient et le Maghreb et même en Europe.

L’IRN RAdEx s’inscrit dans un paysage plus large de réseaux, initiatives, groupes de recherche sur des thématiques connexes avec lesquels les collaborations sont régulières. Les membres de l’équipe CERI de RAdEx ont participé aux activités du projet Reading Muslims, dirigé par le professeur Anver Emon et basé à l’Institute of Islamic Studies de l’université de Toronto. L’IRN a été partenaire du projet H2020 PREVEX en plusieurs occasions, notamment pour l’organisation d’un atelier sur le post salafisme et la déradicalisation en décembre 2022 et d’un colloque à l’IUE le 15 décembre 2020. L’IRN a collaboré également avec d’autres réseaux et centres de recherche tels que le collectif O.C.T.A.V et la Chaire d’études sur le fait religieux lancée à Sciences Po au printemps 2020. Le réseau a par ailleurs participé à la conférence Reporting Islam: Media, Policy, Politics organisée en avril 2019 par les professeurs Brannon Ingram et Elizabeth Shakman Hurd à l’université de Northwestern. Enfin, l’IRN a été partenaire des deux colloques organisés à l’automne 2022 sur le procès des attentats terroristes du 13 novembre.

Plusieurs publications marquantes issues des activités du réseau sont parues ces dernières années. Le livre numérique Salafism, challenged by Radicalization, dirigé par Théo Blanc et Olivier, est issu du colloque mentionné plus haut. L’ouvrage Politiques de lutte contre la radicalisation, coordonné par Juliette Galonnier, Stéphane Lacroix et Nadia Marzouki, pour la collection Enjeu Mondial des Presses de Sciences Po, offre quant à lui une synthèse des contraintes et paradoxes qui définissent un champ de l’action publique reposant sur une catégorie aux contours mal définis. L’ouvrage analyse l’évolution de ces débats aussi bien en Europe et aux États-Unis qu’au Moyen-Orient, en Asie, et en Afrique. La globalisation de « lutte contre la radicalisation » se manifeste par les circulations constantes de pratiques, de normes et de financements.

2

Au terme de ces quatre années de travail, trois conclusions théoriques fortes se dégagent de l’ensemble des activités scientifiques et publications qui ont été rendues possibles par l’IRN :

Divergence entre l’approche de terrain et les controverses politico-médiatiques

L’ensemble des ateliers et publications réalisés dans le cadre de RAdEx parviennent au même constat d’une divergence croissante entre l’approche des praticiennes —en première ligne de l’action contre la radicalisation violente (dans les champs de la police, du renseignement, des prisons, de la justice, de l’action sociale, ou du suivi psychologique) — et la façon dont la radicalisation est construite comme problème public dans le champ politico-médiatique. L’autonomisation de ce processus contribue à naturaliser certaines associations d’idées ou corrélations dans le champ du débat public, par exemple entre salafisme et djihadisme. En France, le contexte très sensible qui fait suite à l’assassinat de Samuel Paty et à l’adoption de la loi confortant le respect des principes de la République en août 2021 a contribué à faire peser sur les acteurs et actrices de la société civile une pression nouvelle pour détecter les signaux (forts ou faibles) de la radicalisation. Cette invitation à la vigilance a souvent renforcé la confusion entre la pratique religieuse fondamentaliste et le djihadisme. Comme il est montré dans l’ouvrage Politiques de lutte contre la radicalisation, cette situation n’est pas propre à la France. Dans des contextes aussi différents que les États-Unis, les Pays-Bas ou l’Égypte, on observe un même processus d’autonomisation du champ de l’expertise et des controverses publiques par rapport à celui de la pratique des acteurs et actrices de terrain.

Radicalisation comme déliaison

Les débats scientifiques et publics sur la radicalisation sont en grande partie structurés depuis les années 2010 par l’opposition entre l’idée d’une précédence de l’engagement religieux d’une part, et l’idée d’une précédence du contexte socio-économique de l’autre. On se radicaliserait par l’islam pour les uns, par les quartiers pour les autres. Au terme de ce projet, l’axe de recherche qui paraît le plus fécond pour comprendre le phénomène de radicalisation est celui qui s’intéresse avant tout à la question de la recherche de radicalité en tant que telle, dans la lignée des travaux d’Olivier Roy sur le nihilisme1 , de Fabien Truong2  sur les loyautés radicales, et de Bartoloméo Conti3  sur les trajectoires individuelles de ruptures. La définition que celui-ci donne de la radicalisation comme « rupture de liens faibles » est extrêmement éclairante pour montrer comment la recherche d’une radicalité violente s’accompagne d’une quête morale de pureté, de pardon et de renaissance. Cette double approche qui mêle une ethnographie fine des trajectoires et une anthropologie morale des motivations et contextes dans lesquels elles s’insèrent paraît la plus fructueuse.

Elle est aussi sans doute la plus « décevante » du point de vue d’une recherche de l’utilité immédiate des sciences sociales. Depuis 2015, les études académiques sur la radicalisation ont été en grande partie marquées par le présupposé selon lequel elles devraient pouvoir éclairer la décision politique et l’action publique en matière de prévention et de détection de la violence extrême. Or, ce que révèlent les enquêtes ethnographiques et la perspective d’anthropologie morale, c’est la contingence et l’imprévisibilité des parcours examinés. Deux individus issus des mêmes conditions défavorisées et ayant le même (non) rapport à l’islam vont pouvoir faire des choix radicalement différents face à l’option de l’entrée dans la violence extrême. Cela suggère l’importance qu’il y a à compléter les enquêtes visant principalement à établir des typologies et des systèmes de corrélations par des études précises des parcours. L’intérêt d’une approche ethnographique, c’est qu’elle fait ressortir dans les interstices des récits très stéréotypés et conventionnels des djihadistes des interprétations, décisions et modes d’actions qui relèvent in fine de la liberté des individus. Replacer la liberté au centre de l’étude des parcours de radicalisation invite à considérer la capacité d’agir des individus concernés, et pas simplement à repérer les étapes d’un processus de dégradation psycho-sociologique jugée inévitable. L’intérêt de l’approche qui met l’accent sur « la rupture des liens faibles » est qu’elle laisse entrevoir un horizon pour penser la sortie de la violence en des termes autres que ceux de la (ré)éducation aux valeurs (de la laïcité, de la citoyenneté, ou de la république). Les travaux de Bartoloméo Conti sur les radicalisés en prison montrent que la sortie de la violence ne peut se faire que par un processus de reliaison (à un territoire, à un ou des membres de la famille d’origine, à une nation imaginée…).

Repenser le lien entre radicalité, religion et politique

Les ateliers et séminaires menés dans le cadre de l’IRN RAdEx ont confirmé l’hypothèse de départ d’un lien contingent et occasionnel entre religion et radicalisation. Il n’y a pas de continuum évident entre salafisme et djihadisme, même s’il y a un air de famille entre des revendications morales de pureté et de renaissance. Toutefois, le présupposé d’un continuum est encore au cœur de nombreux débats publics, notamment sur la détection des signaux dits faibles de radicalisation (le port d’une barbe salafi ou le refus de la mixité). Cet état du débat public fait écran à l’élaboration et la mise en avant d’autres types de questionnements qui paraissent plus pertinents, concernant les phénomènes de désobéissance et de contestation internes au champ religieux, y compris islamique. À force de voir le salafisme uniquement comme une antichambre du djihadisme, on s’interdit de voir qu’il est, dans certains cas, un espace de contestation interne au champ islamique, comme le montre par exemple le travail de Théo Blanc sur le salafisme et le post-salafisme en Tunisie4 . La focalisation sur la question du prétendu continuum entre salafisme et djihadisme fait également écran à la réflexion sur l’élaboration politique comme étape incontournable de la sortie de la violence. On voit ici les limites d’une approche de type décolonial face à l’objet djihadisme. Le/la djihadiste n’est pas anti-impérialiste ou anticoloniale, il ou elle est d’une certaine façon anti-politique. Comme le montrent les travaux de Jérôme Drevon et Patrick Haenni5 , la sortie du djihadisme violent (qui ne signifie pas l’entrée dans la démocratie libérale) implique une entrée dans le pragmatisme politique et une forme de reterritorialisation.

Au terme de ces quatre années très riches, et tout en prenant acte de l’intérêt continu des chercheurs, chercheuses et praticiennes pour les objets de recherche de RAdEx, les membres de l’IRN font aussi le constat d’un besoin de renouvellement et de reformulation des questionnements sur le lien entre religion, radicalité et violence. Kathy Rousselet, directrice de recherche à Sciences Po, et Nadia Marzouki ont ainsi lancé, au CERI, un groupe de recherche sur les désobéissances religieuses, qui s’intéresse à la question de la contestation, de la désobéissance voire de la dissidence interne au champ religieux. Le phénomène est de plus en plus visible et concerne de nombreuses traditions religieuses. Des femmes baptistes américaines qui remettent en cause la direction patriarcale et sexiste de la Southern Baptist Convention, sous l’effet du mouvement #MeToo, aux associations catholiques appelant à un sursaut et un renouveau de l’église catholique en France après les révélations de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (CIASE) ; des mouvements orthodoxes russes qui appellent à une démocratisation de la vie paroissiale dans l’esprit du concile de 1917-1918, aux critiques post-salafistes, en Afrique du nord, de la légitimité et de la pertinence de l’islamisme politique, ces actes de contestation internes au champ religieux sont loin d’être anodins. Il ne s’agit pas de simples expressions de désaccord ou de différence, mais de manifestations organisées et stratégiques d’opposition voire de désobéissance, qui visent à remettre en cause l’autorité et l’hégémonie d’institutions, de partis ou de dirigeants religieux. Élaborer une meilleure compréhension du phénomène de la contestation interne au champ religieux, dans une perspective comparative, et à partir d’enquêtes portant sur une multiplicité de terrains et de traditions religieuses, est une manière de prolonger la réflexion sur les interactions entre radicalités et religiosités, au-delà du seul prisme de la violence, en mettant au contraire en avant le potentiel démocratique et pluraliste de ces processus.

3

  • 1Roy O. 2019, Le Djihad et la mort, Seuil.
  • 2Truong F. 2017, Loyautés radicales. L'islam et les « mauvais garçons » de la Nation, La Découverte.
  • 3Conti B. 2021 « Trajectoires comparées en milieu carcéral : questionner le lien entre (non) radicalisation et prison », CAREP. https://www.carep-paris.org/wp-content/uploads/2021/07/Bartolomeo_conti_MEP.pdf 
  • 4Blanc T. 2019, Salafisme(s) postrévolutionnaire(s) en Tunisie : un « paradoxe tunisien » ?, Moyen-Orient n°44.
  • 5Drevon J., Haenni P. 2021, How Global Jihad Relocalises and Where it Leads. The Case of HTS, the Former AQ Franchise in Syria, EUI Working Papers. https://cadmus.eui.eu/bitstream/handle/1814/69795/RSC%202021_08-EN.pdf

Contact

Nadia Marzouki
Chargée de recherche CNRS, Centre de recherches internationales (CERI)