Droit et entreprises : qui peut réguler Nike, Amazon ou Uber ?

La Lettre Sociologie

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Directrice de recherche CNRS, les recherches de Claire Lemercier portent notamment sur des institutions qui se situent aux frontières du public et du privé et participent à la régulation de l'économie, comme les tribunaux de commerce et les conseils de prud’hommes. Professeur de sociologie à Sciences Po, Jérôme Pélisse s’intéresse aux processus d’endogénéisation du droit au sein des organisations, ainsi qu’aux rapports quotidiens au droit que développent les acteurs dans les situations de travail. Tous deux sont membres du Centre de sociologie des organisations (CSO).

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Respect des normes, des règlements et des exigences pour réussir la vérification et gérer le contrôle de la qualité.
Concept de conformité avec le gestionnaire ou le vérificateur en appuyant sur des icônes © shutterstock-NicoElNino

Le 4 mars 2020, la Cour de cassation a requalifié le statut d’un chauffeur Uber d’indépendant en salarié. Un tournant pour tous les personnels ubérisés en France, la remise en cause d’un modèle économique ? Pas vraiment. La décision n’est pas nouvelle : elle emploie les mêmes arguments qu’un jugement de 1996 qui concernait la Société Générale. Peu de chauffeurs ont les moyens de saisir les prud’hommes, car Uber fait le maximum pour que ce contentieux soit coûteux. Les administrations françaises ne traitent pas les chauffeurs comme des salariés : elles ne réclament pas, par exemple, à l’entreprise les cotisations qui découleraient de ce statut.

Bref, ce n’est pas parce que le droit des textes, ou même une haute juridiction, énonce une règle — et notamment une règle qui pourrait limiter les profits d’une grande entreprise — que le quotidien change dans les organisations. Ce n’est pas une surprise pour les sociologues : pour eux et elles, la question de l’effectivité du droit est une question empirique. Pour autant, une règle de droit n’est pas qu’un texte parmi d’autre. À quel point l’arme du droit permet-elle de changer les pratiques des grandes entreprises ?

Un droit ramolli ?

C’est à ce genre de question que répondent des travaux à la jonction de la sociologie du droit et des organisations, qui ont été stimulés par le poids accru des entreprises multinationales. Ces dernières sont plus grandes que jamais, mais s’organisent en une multitude de sociétés juridiquement indépendantes. Elles jouent de l’implantation géographique de ces unités pour mettre en concurrence les États, recherchant la fiscalité ou le droit du travail ou de l’environnement les plus avantageux pour leurs intérêts.

Dans le même temps, la plupart des États substituent la notion de « régulation », présentée comme moins punitive et plus négociée, à celle de réglementation. La capacité des plus grandes entreprises à peser sur ces règles, via les différentes variantes du lobbying, est bien documentée par les sciences sociales — par exemple par le travail de Sylvain Laurens sur la gestion des toxiques chimiques au sein de l’Union européenne.

Conscients de cette situation, certains mouvements sociaux acceptent l’idée que seule une soft law peut amener les grandes entreprises à modifier leurs choix. L’expression soft law désigne notamment des accords internationaux non contraignants, des chartes signées par les firmes, ou encore des labels positifs ou des certifications, par opposition à des interdictions ou des règles substantielles imposées par des autorités publiques.

Pour comprendre ce que changent ces évolutions, des recherches ont pris pour objet d’étude empirique la compliance. Ce terme de plus en plus répandu désigne les démarches de mise en conformité avec des règles (d’origine étatique ou non) engagées dans de grandes organisations, ainsi que les services et les professionnelles qui mettent en œuvre ces démarches. Les recherches qui se centrent sur leur travail concluent à un double mouvement de « juridicisation des organisations » et de « managérialisation du droit ».

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Jeffrey Pribanic of the Pribanic & Pribanic Workers' Compensation Lawyers in Pittsburgh, PA © Joshua Boaz Pribanic (CC BY-SA 4.0)

Que change la loi sur le « devoir de vigilance » ?

Pour aborder ces notions, partons d’un cas contemporain : celui du « devoir de vigilance » introduit dans la loi française du 27 mars 2017, et étudié dans une recherche collective dirigée par Pauline Barraud de Lagerie. Cette loi marque a priori un passage de la soft law à la hard law dans le domaine de la « responsabilité sociale des entreprises » (RSE). Depuis le début des années 2000, des grandes entreprises basées dans des pays du Nord avaient mis en place des chartes éthiques et autres démarches volontaires visant à avoir recours à des fournisseurs respectant les droits de l’homme, le droit du travail ou la protection de l’environnement. Ces démarches faisaient suite à des mobilisations affirmant la responsabilité morale des entreprises donneuses d’ordres, ciblant en particulier des grandes marques connues.

La loi de 2017 instaure des obligations pour les plus grandes sociétés françaises vis-à-vis de leurs filiales et fournisseurs réguliers. Elle répond ainsi à la demande des organisations non gouvernementales (ONG) qui pointaient les limites des démarches volontaires. Les décisions des tribunaux devraient être une étape importante pour trancher entre l’interprétation de cette loi souhaitée dans la plupart des entreprises et celle des ONG les plus exigeantes. Au nom de ce « risque judiciaire », certains services juridiques ont affirmé leur contrôle sur la compliance, plutôt que de la laisser aux spécialistes de la RSE. C’est par ces processus que peut apparaître une juridicisation des organisations. Ce terme désigne une formalisation juridique accrue des relations sociales, une extension du droit comme modèle et référence pratique pour les actions.

Des procédures plus vertueuses en entreprise : une simple façade ?

Ce processus plus général concerne, à des degrés divers, aussi bien les administrations que les entreprises. Il a été étudié, dans le cas des États-Unis, à propos d’une loi adoptée en 1964 prohibant toute discrimination dans l’emploi. Les sociologues Frank Dobbin et Lauren Edelman ont analysé comment les entreprises ont réagi à ces règles qui visaient à réguler leurs comportements, soulignant l’ambivalence de ces processus. Les entreprises mettent en place des procédures et des règles de gestion qui imitent celles des juridictions. Pendant les années 1980 et 1990, des professionnelles chargées de la gestion des risques de discrimination sont recrutées, des procédures internes de traitement des plaintes sont mises en place, des formations pour managers se développent (comme plus tard en matière de RSE). Les entreprises s’imitent les unes les autres pour mettre en place ces procédures et, ainsi, se juridicisent.

Mais cette juridicisation est principalement symbolique. Cela ne veut pas dire qu’elle est sans effet au sein des organisations : des fonctions sont inventées (comme celle de responsable diversité) ou légitimées (celle des ressources humaines) et des causes sont portées par certaines de leurs responsables, parfois en tension avec les objectifs des entreprises. Ainsi, le travail de Lisa Buchter, à propos des discriminations contre les personnes LGBT ou en situation de handicap dans la France des années 2010, rappelle l’existence d’activistes dans les organisations. La compliance est un des moyens de faire entrer leur cause dans leur entreprise.

Cette juridicisation des organisations ne change toutefois que rarement les choix stratégiques de leur direction. D’une part, en raison de la dilution des valeurs portées par le droit dans les routines organisationnelles. D’autre part, parce que les juridictions, lorsqu’elles sont saisies de plaintes pour discriminations (par exemple), se focalisent sur les procédures plutôt que sur leurs effets concrets, car ceux-ci sont plus difficiles à évaluer. Aux États-Unis, elles décident ainsi le plus souvent que s’il existe un service diversité, une procédure interne de traitement des griefs ou une politique antidiscriminatoire affichée, la plainte pour discrimination n’est pas fondée.

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Uber driver holding smartphone in the car. Uber is an American company offering transportation services online. Illustrative editorial. Antalya, Turkey - December 21, 2020 © shutterstock-platinumArt

Le droit au service du management

En outre, la juridicisation des organisations s’accompagne d’une managérialisation du droit. L’expression désigne le fait que les procédures de compliance mises en place intègrent non seulement des considérations juridiques, mais aussi et surtout d’autres logiques d’action, comme l’efficacité, la rentabilité, la flexibilité du travail. Finalement, elles peuvent mettre le droit au service du management.

On retrouve ce phénomène dans le cas de la loi sur le devoir de vigilance en France. Vue depuis l’intérieur des entreprises, quelques années après son vote, la loi n’apparaît pas si différente des règles qui existaient auparavant. Sa managérialisation est facilitée par le fait que le texte de loi intègre déjà certaines manières de faire habituelles dans les entreprises. La principale obligation est d’adopter un « plan de vigilance » évaluant et prévoyant un suivi des situations potentiellement problématiques. Elle s’intègre facilement dans les normes de gestion des grandes entreprises. La loi n’est donc pas reçue comme l’irruption d’un État gendarme, mais comme une occasion de plus de mettre en place des dispositifs d’« amélioration continue ».

L’État ne constitue pas un bloc dont les entreprises refuseraient l’intervention par le droit. Au contraire, elles en sollicitent certaines parties pour remodeler le droit en leur faveur. La grande distribution étudiée par Sebastian Billows le montre bien. Confrontés au pouvoir de marché croissant des distributeurs, leurs fournisseurs (agriculteurs et géants industriels) n’ont cessé de demander une intervention de l’État, effective depuis 1986. Depuis, c’est la course aux investissements juridiques entre fournisseurs et distributeurs, pour édicter, reformuler et mettre aux services de leurs intérêts les nouvelles règles, en cherchant le soutien de différentes parties de l’administration.

Les résultats de ces processus sont toujours incertains ; selon les pays et les secteurs, l’équilibre entre juridicisation et managérialisation, entre conformités « symbolique » et « substantielle », diffère. Analyser le rôle des « intermédiaires du droit », expression introduite par Jérôme Pélisse pour désigner les acteurs, loin d’être toujours juristes, qui cadrent la mise en œuvre des règles juridiques, leurs significations, et in fine la légalité des situations sociales quotidiennes constitue une voie de recherche possible. Partir de ces concepts permet de décrypter les manières dont droit et organisations interagissent, de comprendre pourquoi exactement il est difficile de réguler les multinationales, dans quelle mesure et avec quelles conséquences parfois inattendues il a tout de même été possible de les amener à modifier certains modes de fonctionnement.

Contact

Claire Lemercier
Directrice de recherche CNRS, Centre de sociologie des organisations (CSO)
Jérôme Pélisse
Centre de sociologie des organisations (CSO)