Enjeux de préservation et de valorisation des sites d’art rupestre en Afrique australe : apports de la géographie humaine et mise en place de démarches interdisciplinaires

La Lettre Sciences des territoires

#ZOOM SUR...

Chargée de recherche CNRS au sein du laboratoire Environnement Dynamique et Territoires de la Montagne (EDYTEM, UMR5204, CNRS / Université Savoie Mont Blanc), Mélanie Duval conduit des recherches sur l’analyse des processus de patrimonialisation et les enjeux de mise en tourisme des sites archéologiques. Elle est responsable scientifique du projet ANR COSMO-ART qui porte sur les enjeux de préservation et de valorisation des sites d’art rupestre en Afrique australe (Afrique du Sud, Namibie). Suivant une approche cosmopolitique, celui-ci analyse les différents usages dont les sites d’art rupestre font l’objet, ainsi que les registres de valeurs qui leur sont attribués, en questionnant des points d’intérêt communs interculturels.

Les sites d’art rupestre, que l’on peut définir comme toute manifestation graphique sur un support rocheux en place, présentent une large répartition spatiale sur tous les continents1 . Ils se caractérisent par une grande diversité au niveau des formes représentées, des techniques employées et des lieux utilisés avec des productions graphiques dans des grottes ornées, des abris sous-roche, ou encore des paysages ouverts. Ils couvrent un large spectre chronologique allant de périodes de production très anciennes avec des sites datant de la préhistoire (par exemple, la grotte Chauvet-Pont d’Arc en France, dont les dessins sont datés de -36 000 ans par rapport à aujourd’hui2 ) à des productions modernes (gravures de bergers dans les territoires de montagne comme celles datées du xixe siècle autour du Mont Bego dans le Mercantour3 , ou encore des sites ornés en Afrique du Sud relatant des événements historiques comme le site de Great Train Shelter sur le plateau du Makgabeng4 . Enfin, ils se caractérisent également par une diversité de pratiques sociales5 . Ils peuvent être, parfois de manière simultanée, utilisés à des fins domestiques (constructions d’habitats troglodytiques ou encore d’enclos pour garder des troupeaux), à des fins scientifiques (en tant que vecteur d’analyse et de compréhension de comportements sociaux passés), à des fins spirituelles et religieuses (avec la pratique de rituels et de cérémonies), à des fins récréatives (lieux pratiqués dans le cadre de loisirs) ou encore à des fins touristiques (avec des formes de mise en tourisme très variées allant de la construction de copies à des aménagements assez souples, en passant par des visites guidées parfois contingentées6 ).

Suivant les contextes réglementaires et juridiques, suivant les regards portés par différents groupes d’acteurs, les sites d’art rupestre peuvent être qualifiés « de patrimoine ». Leur élection patrimoniale s’accompagne d’une volonté de transmission dans le temps des valeurs en raison desquelles le site fait patrimoine pour différents groupes sociaux. Dans le contexte sub-saharien, ces questions patrimoniales sont particulièrement complexes à aborder dans la mesure où, selon le contexte territorial dans lequel ils s'inscrivent, des formes d’hybridation s’observent entre des régimes de valeurs marqués par une vision occidentale des sites d’art rupestre (essentiellement appréhendés comme des monuments et des œuvres d’art), et des ontologies davantage relationnelles dépassant la coupure Nature / Culture7 . En vue d’assurer leur préservation et transmission dans le temps, l'enjeu social actuel est d'interroger ces enchevêtrements de manière à accompagner les acteurs dans la définition de plans de gestion intégrés8 . Dans le même temps, il s’agit de prendre en considération des enjeux de développement local via la mise en tourisme des sites d’art rupestre. En effet, dans des régions rurales fortement marquées par le chômage, les attentes sont souvent importantes en la matière, la mise en tourisme de ces sites étant perçue comme un moyen de générer des retombées locales.

Fort de ces constats, plusieurs projets de recherche ont été conduits depuis 2009 en Afrique australe avec comme objectif transversal de questionner les enjeux de préservation et de valorisation des sites d’art rupestre. Après avoir mobilisé les apports de la géographie humaine dans la compréhension de ces dynamiques socio-spatiales, ces projets de recherche se sont enrichis de démarches interdisciplinaires. Leur mise en perspective permet de dresser un état des lieux des collaborations établies avec plusieurs partenaires d’Afrique australe sur ces questions.

En 2009, l’intégration au sein du  groupement de recherche international « Science, technologies, art rupestre » - GDRI STAR (2006-2010) a permis de profiter des collaborations déjà engagées entre plusieurs partenaires français et sud-africains pour obtenir une bourse de recherche conjointement financée par la National Research Foundation et l’université du Witwatersrand. Dans le cadre de cette bourse (2009-2011), les recherches se sont portées sur les sites d’art rupestre localisés dans le massif du Drakensberg (province du Kwa-Zulu Natal). Mobilisant les apports de la géographie humaine et sociale, l’objectif était d’analyser les modalités de mise en valeur des sites d’art rupestre (Figure 1) et de questionner les effets socio-spatiaux de l’inscription de l’ensemble des ressources du massif sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 20009 . Dans le même temps, l’attention s’est portée sur la place des sites d’art rupestre dans les motivations des visiteurs fréquentant cet espace, avec l’identification de plusieurs leviers pour développer le tourisme autour des sites d’art rupestre dans le massif10 .

image
Site de Game Pass Shelter dans la partie centrale du bien « Parc Maloti-Drakensberg » inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, province du KwaZulu-Natal, Afrique du Sud, avril 2010 © M. Duval

 

 

Sur la période 2012-2013, le projet de recherche VULNERABILIS (AAP HEREGO, IRD) — toujours ciblé sur le massif du Drakensberg ­— avait comme objectif d’appréhender de manière holistique et intégrée l’ensemble des vulnérabilités des sites d’art rupestre, en prenant en compte à la fois des paramètres sociétaux et environnementaux11 . Pour ce faire, une démarche interdisciplinaire était nécessaire. Les approches de chercheurs et chercheuses relevant de plusieurs champs disciplinaires ont été croisées avec Lucie Bovet (anthropologue et archéologue, alors membre associé au laboratoire EDYTEM), Mélanie Duval (géographie humaine et sociale, chargée de recherche, laboratoire EDYTEM), Stéphane Hœrlé (sciences des matériaux, membre associé au laboratoire PACEA12 ) et Benjamin Smith (archéologue, directeur du Rock Art Research Institute - RARI).

image
Des membres de l’équipe de VULNERABILIS en discussion avec le guide du site d’Ebusingata, à proximité du Royal Natal National Park, partie nord du bien « Parc Maloti-Drakensberg »
inscrit au patrimoine mondial, province du KwaZulu-Natal, Afrique du Sud, décembre 2012 © S. Hœrlé

Ce collectif fut complété par la participation de deux étudiants de l’université de Witwartersand, Lwazi Bhengu et Nokukhanya Khumalo, effectuant leur mémoire de recherche au RARI. D’un point de vue méthodologique, ce projet a permis d’expérimenter les apports de l’approche cosmopolitique13 pour aborder la complexité des usages et des perceptions associés aux sites d’art rupestre en identifiant des points de rencontre entre différents régimes de valeurs14 . Cette approche est au cœur de du projet ANR COSMO-ART (2022-2025).

En 2014 et 2017, deux bourses de recherche octroyées par l’Institut Français d’Afrique du Sud15 (IFAS) ont permis de continuer les recherches en géographie humaine et sociale et de questionner les effets de l’extension du bien UNESCO « Parc du Maloti-Drakensberg » sur la protection des sites d’art rupestre. Après une inscription initiale en 2000 sur la liste du patrimoine mondial, le bien UNESCO a en effet connu une extension transfrontalière en 2013 avec l’intégration du parc national de Sehlabathebe au Lesotho (Figure 3). Les recherches engagées ont démontré que les effets, en matière de préservation, de l’inscription sur la liste du patrimoine mondial dépendent des stratégies visées par les acteurs territoriaux, avec un enchevêtrement d’enjeux institutionnels, culturels, économiques et géopolitiques16 .

image
Site d’art rupestre à l’entrée du parc national de Sehlabathebe, Lesotho, juillet 2017 © M. Duval

En 2019, le démarrage du projet Sustainability of rock art tourism (SORAT, 2019-2021, AAP Campus France, MEAE) avait comme objectif de questionner les enjeux de préservation et de mise en tourisme des sites d’art rupestre sur le plateau du Makgabeng, Province du Limpopo (Figure 4). S’appuyant sur les dynamiques interdisciplinaires précédemment impulsées et sur les partenariats développés par ailleurs, ce projet a bénéficié des apports de l’archéologie (Catherine Namono, RARI ; Ndukuyakhe Ndlovu, université de Pretoria), des sciences des matériaux (Stéphane Hœrlé, PACEA), de la muséologie (Anne Nivart, Muséum national d’Histoire naturelle) et de la géographie humaine et sociale (Mélanie Duval, EDYTEM). Conduites en lien avec les acteurs locaux et institutionnels, les recherches menées ont permis d’analyser les freins à une mise en tourisme durable des sites d’art rupestre du massif et d’identifier des pistes d’action17 .

image
Le site de Great Train Shelter, plateau du Makgabeng, province du Limpopo, Afrique du Sud, avril 2022 © M. Duval

Depuis janvier 2022, et sur la base du projet VULNERABLIS, le projet COSMO-ART (2022-2025, financement ANR) vise à enrichir et à tester la transférabilité de l’approche cosmopolitique en investissant les sites d’art rupestre situés dans deux nouvelles régions : autour de Kimberley (Figure 5a et 5b), et dans l’espace régional « massif de l’Erongo / massif de Spitzkoppe » en Namibie (Figure 6). L'enjeu de COSMO-ART est d'offrir une méthode transculturelle à même d’identifier des points de contacts entre différents usages et régimes de valeurs associés aux sites d’art rupestre et, in fine, à tout type de lieu patrimonialisé marqué par une complexité des usages et des perceptions. En lien avec les acteurs locaux et les institutions, ces points de convergence sont autant d’éléments pouvant servir à la construction de plans de gestion intégratifs et partagés par l’ensemble des parties prenantes.

image
Des membres de l’équipe de COSMO-ART en train d’échanger sur le site des gravures rupestres de Wildebeest Kuil, avril 2022 © M. Duval

 

 

 

image
Au premier plan, gravures du site de Wildebeest Kuil, juillet 2010 © M. Duval

 

 

 

Pour atteindre ces objectifs, COSMO-ART18 réunit une trentaine de chercheurs et chercheuses australiens, français, namibiens et sud-africains, et plus d’une quinzaine d’institutions19 . Dans un cadre inter- et transdisciplinaire, ils apportent leur expertise en archéologie, muséologie, géographie humaine et sociale, anthropologie environnementale et culturelle, géomorphologie et science des matériaux. En vue de structurer les réseaux à l’échelle de l’Afrique subsaharienne, des dynamiques sont actuellement en cours pour mettre en place un réseau de recherche international (International Research Network). Intitulé Rock Art Heritage Management in Southern Africa (RAHMSA), celui-ci permettrait de renforcer l’association de ces différents partenaires tout en incluant des chercheurs, chercheuses et des institutions du Botswana et du Zimbabwe.

image
Site de Phillipp's Cave, ferme d’Ameib, massif de l’Erongo, Namibie, avril 2022 © M. Duval
  • 1David B., McNiven I. 2018, The Oxford Handbook of the Archaeology and Anthropology of Rock Art, Oxford University Press.
  • 2Valladas H., Clottes J., Geneste J.-M., Garcia M. A., Arnold M., Cachier H., Tisnérat - Laborde N. 2001, Evolution of prehistoric cave art, Nature, 413 : 479.
  • 3Magnardi N. 2005, Place et rôle des bergers dans les gravures rupestres du mont Bego (Tende, Alpes-Maritimes), in Martzluff M. (dir.), Roches ornées, roches dressées, Presses universitaires de Perpignan, pp. 275-283.
  • 4Eastwood E.B., Blundell G., Smith B.,2010, Art and authorship in Southern African rock art: examining the Limpopo-Shashe Conflu-ence Area, in Blundell G., Chippindale C., Smith B. W. (eds), Seeing and Knowing: Understanding Rock Art with and without Ethnography, Wis University Press, pp. 75–97.
  • 5Duval M., Hœrlé S., Bovet L., Smith B. 2018, Contributions of a heritage values-based approach to rock art management. Lessons from the Maloti-Drakensberg World Heritage Site, South Africa, Conservation and Management of Archaeological Sites, 10 (2): 99-111.
  • 6Duval, M., Gauchon, C., Smith, B. 2018, Rock art tourism. In B. David & I.J. McNiven (eds), The Oxford Handbook of the Archaeology and Anthropology of Rock Art, Oxford University Press, pp. 1021-1041.
  • 7Escobar A. 2018, Sentir-penser avec la Terre. L'écologie au-delà de l'Occident, Seuil.
  • 8Jopela A. 2011, Traditional Custodianship: A Useful Framework for Heritage Management in Southern Africa?, Conservation and Management of Archaeological Sites, 13 (2–3) : 103–122. Ndlovu N. 2011, Management versus Preservation: Archaeological Heritage Management in a Transforming South Africa, Conservation and Management of Archaeological Sites, 13 (2–3) : 123-133.
  • 9Duval M., Smith B. 2013, Rock Art Tourism in the uKhahlamba/Drakensberg World Heritage Site: obstacles to the development of sustainable tourism, Journal of Sustainable Tourism, 21 (1) : 134-153.
  • 10Duval M., Smith B. 2014, Seeking sustainable rock art tourism - the example of the Maloti-Drakensberg Park World Heritage Site, The South African Archaeological Bulletin, 69 (199) : 34–48.
  • 11Hœrlé S., Bertrand L., Mguni S., Jacobson L. 2010, Microanalysis and dating for rock art studies: towards a common analytical strategy, The South African Archaeological Bulletin, 65 (192) : 221-228.
  • 12De la Préhistoire à l'Actuel : Culture, Environnement et Anthropologie (UMR5199, PACEA, CNRS / Ministère de la Culture / Université de Bordeaux).
  • 13Appiah K.A. 2006, Cosmopolitanism: ethics in a world of strangers, W.W. Norton & Co. Meskell L. 2009, Cosmopolitan Archaeologies, Duke University Press.
  • 14Duval M., Smith B., Hœrlé S., Bovet L., Khumalo N., Bhengu L. 2019, Towards a holistic approach to heritage values: for a multidisciplinary and cosmopolitan approach, International Journal of Heritage Studies, 25 (12) : 1279-1301.
  • 15L’Institut français d’Afrique du Sud est une UMIFRE rattachée à l’unité Afrique au Sud du Sahara (UAR3336, CNRS / MEAE).
  • 16Duval M.,2021, To what degree does a UNESCO World Heritage Site listing improve the conservation of heritage sites? Insights from the case of the Maloti-Drakensberg World Heritage Site (South Africa-Lesotho), International Journal of Heritage Studies, 28 (3) : 376-399.
  • 17Duval M., Hœrlé S., Namono C., Ndlovu N., Nivart A., Mosebedi F. 2022, Why is it not enough to have beautiful rock art sites to attract tourists? Challenges facing cultural heritage tourism in a remote area, Limpopo Province, South Africa, The South African Archaeological Bulletin, 77 (2016) : 31-47.
  • 18Pour en savoir plus sur le projet COSMO-ART : https://www.ird.fr/sites/ird_fr/files/2022-05/Leaflet%20COSMO-ART-Web.pdf
  • 19Laboratoires EDYTEM, PACEA, Travaux et Recherches archéologiques sur les cultures, les espaces et les sociétés (UMR5608, TRACES, CNRS / Ministère de la Culture / Université Toulouse - Jean Jaurès), Éco-anthropologie (UMR7206, CNRS / MNHN) ; IFAS, université de Sol Plaatje, McGregor Museum, Origins Centre, African Rock Art Digital Archive, Rock Art Research Institute, SANParks, université de Pretoria, National Heritage Council, National Museum of Namibia, université de Namibie, Centre for Rock Art Research + Management de l’université de Western Australia.

Contact

Mélanie Duval
Chargée de recherche CNRS, Environnement Dynamique et Territoires de la Montagne