ESS et SHARE : 20 ans de grandes enquêtes européennes en sciences humaines et sociales
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Les vingt ans d’existence des enquêtes européennes SHARE (Survey on Health, Ageing and Retirement in Europe) et ESS (European Social Survey) ont été l’occasion d’une journée scientifique conjointe le 4 mars dernier.
Cette journée a été organisée par les équipes en charge du pilotage de ces deux enquêtes pour la France, hébergées par le Laboratoire d’économie de Dauphine (LEDa, UMR8007, CNRS / IRD / Université Paris Dauphine – PSL, équipe Legos), pour SHARE-France, au sein de l’Institut Santé Numérique en Société de PariSanté Campus, et par le Centre de données socio-politiques (CDSP, UAR828, CNRS / Sciences Po), pour ESS-France, en partenariat avec l’IR* Progedo. Elle a donné lieu à des échanges fructueux autour de la méthodologie de ces deux enquêtes, de leur place dans le paysage des infrastructures de données, de leur contribution à la décision publique et de leurs perspectives d’évolution pour le futur. Un temps a également été consacré à la présentation de travaux scientifiques sur ces deux enquêtes, qui témoignent de la richesse des données disponibles et de leur adéquation aux enjeux contemporains de la recherche en SHS. Le programme complet et la composition des panels d'experts ayant participé aux tables rondes peuvent être consultés ici.
SHARE (Survey on Health, Ageing and Retirement in Europe) est une infrastructure européenne de recherche dédiée à l’étude de la dynamique des conditions de vie et de santé des Européens envisagée sous le prisme du vieillissement.
Son dispositif principal est une enquête européenne, longitudinale et multidisciplinaire auprès de personnes âgées de 50 ans et plus, articulée autour de questionnaires administrés en face-à-face et répétée tous les deux ans environ depuis 2004. Neuf vagues ont été conduites et le terrain principal de la dixième vague débutera à l’automne 2024, vingt-sept pays européens et Israël participant à l’enquête.
Le questionnaire principal SHARE comprend une vingtaine de modules de questions relatifs à la santé physique et mentale, à la cognition, aux soins, à la perte d’autonomie, aux services et à l’aide à la personne reçue, à l’assurance santé et dépendance, à l’emploi et la retraite, aux prestations sociales perçues, aux revenus, au patrimoine, aux habitudes de consommation et d’épargne, au logement, à la composition familiale et aux relations sociales, à l’aide apportée, aux activités quotidiennes, aux traits de caractère, préférences personnelles et croyances. Les recueils déclaratifs sont complétés par des mesures objectives pour certaines dimensions de la santé : mesure de la force de préhension, tests cognitifs, etc. Enfin, des recueils complémentaires sont prévus dans le protocole de SHARE afin de recueillir des informations d’intérêt spécifique à l’échelle nationale à partir de questionnaires papier auto-administrés et de documenter les conditions de fin de vie des anciens panélistes à l’aide d’un questionnaire soumis à un proche.
ESS (European Social Survey) est une enquête dédiée à la compréhension sociale des valeurs, attitudes, opinions et comportements des populations. Elle est menée tous les deux ans depuis 2002 auprès des individus de 15 ans et plus résidant en logement ordinaire. Trente-neuf pays ont participé à au moins une vague de l’enquête, dont trente-et-un pour la vague 11 qui s’est déroulée entre février et mai 2024.
Le mode de collecte historique d’ESS est le face-à-face. Néanmoins, du fait des difficultés liées à ce mode de collecte, accentuées par la pandémie de Covid-19, ESS prépare un changement de mode à l’horizon 2027 (vague13) : les données seront collectées uniquement de façon auto-administrée. Les individus contactés par voie postale seront d’abord incités à répondre au questionnaire en ligne ; à défaut, un questionnaire papier leur sera envoyé lors d’un second rappel. Pour acquérir de l’expérience, la France a effectué une collecte selon les deux modes dès la vague 11.
Le questionnaire principal d’ESS est constitué de questions conservées à chaque édition couvrant les thématiques d’usage des médias, de perception de la politique, de confiance dans les institutions, d’immigration, de santé, de religion ; ainsi que de deux modules « rotatifs » dédiés à des thématiques contemporaines. Les modules rotatifs de l’édition 11 portaient sur les inégalités de santé et leurs déterminants ainsi que sur les questions de genre. ESS met en place de manière systématique des tests méthodologiques permettant d’évaluer la fiabilité de la formulation des questions et des échelles de réponse proposées.
20 ans d’enquêtes en chiffres
SHARE |
ESS |
|
9 |
11 |
Vagues d’enquête |
29 |
39 |
Pays ayant participé |
160 000 |
480 0001 |
Personnes ayant répondu |
615 000 |
480 000 |
Entretiens réalisés |
19 000 |
185 000 |
Utilisateurs des données |
4 100 |
9 200 |
Publications scientifiques |
Ces deux infrastructures de données sont fondamentalement académiques, structurées « par la recherche et pour la recherche » et portées par des universités à la fois au niveau central et national. Cependant, leur ambition commune est de produire des données harmonisées au niveau européen et des résultats robustes qui dépassent la sphère académique et permettent in fine d’éclairer la décision publique. Ainsi, les données individuelles pseudonymisées sont intégralement mises à disposition de la communauté scientifique et institutionnelle (SHARE) ou même du grand public (ESS) en open data.
SHARE et ESS sont toutes les deux structurées sous la forme d’un ERIC (European Research Infrastructure Consortium) qui assure la coordination et la gouvernance au niveau européen ; Progedo constitue le nœud français de ces infrastructures et confie aux équipes SHARE (LEDa) et ESS (CDSP) la mise en en œuvre respective des deux enquêtes à l'échelle de la France. Elles s’inscrivent dans des réseaux de collaboration entre enquêtes similaires hors d’Europe, par exemple les enquêtes HRS (Health and Retirement Survey) aux États-Unis et ELSA (English Longitudinal Survey on Ageing) pour SHARE, ou l’enquête GSS (General Social Survey) aux États-Unis pour ESS. Elles coordonnent également des projets de recherche d’envergure dotés de financements européens dédiés : projets SHARE-Covid, SHARE-COHESION ou BB-Future pour SHARE ou les panels PAUL et CRONOS pour ESS.
Au niveau français, les équipes contribuent activement à l’écosystème des infrastructures visant à promouvoir et coordonner la recherche méthodologique sur les données (notamment de santé), la recherche mobilisant ces données et la recherche réflexive en SHS sur leur usage et les conditions éthiques ou juridiques de leur production. Ainsi, l’équipe SHARE-France est membre de l’Institut Santé Numérique en Société dans le cadre de PariSanté Campus et partenaire de l’Equipex+ LifeObs porté par l’Ined.
Les deux infrastructures portent une attention particulière à la valorisation et la dissémination des données à travers une offre de formation à destination des étudiants ou des utilisateurs potentiels : voir par exemple la chaîne YouTube des séminaires méthodologiques en ligne de l’ESS.
La journée scientifique du 4 mars a instauré une réflexion sur l’articulation entre ces enquêtes, académiques par nature, et la décision publique, puis sur les défis méthodologiques auxquelles elles sont confrontées.
Une première table ronde a réuni de nombreux experts représentant une pluralité d’acteurs (administration centrale, organisme de sécurité sociale, institut de recherche, instance de la statistique publique…) et de points de vue vis-à-vis des enquêtes (financeur, concepteur, régulateur, utilisateur).
Celle-ci a permis de discuter les liens entre conception et financement d’enquête. Quelles sont les conséquences des différents modes de financement (académique, institutionnel et/ou privé) sur la production des enquêtes ? Quelles sont les modalités de conception les plus efficaces et les plus adaptées, entre conception entièrement déléguée à la recherche et démarche de co-conception ? Elle a ensuite mis en perspective à la fois les attentes des financeurs et les contraintes et incitations pour les chercheurs et chercheuses. Comment financer la production d’un « bien public » comme une enquête en open data et quels intérêts intrinsèques pour un chercheur à y contribuer ? Comment intégrer le principe d’harmonisation de contenu et de méthode à l’échelle européenne, qui constitue un atout pour la recherche mais souvent une limitation pour la décision publique nationale ? Enfin, la table ronde a soulevé des questions sur les modalités d’accès aux données pour les utilisateurs et de transfert de connaissances vers les décideurs. Comment concilier le principe d’open data avec les enjeux stratégiques et légaux liés à la mise à disposition des données, en termes de temporalité, de granularité ou de sensibilité des données ? Quels sont les bons canaux de transfert des connaissances produites par les enquêtes vers la décision publique ?
Le deuxième temps principal de la journée était consacré aux enjeux méthodologiques, communs ou divergents, des deux enquêtes. Si les contraintes de participation sont parfois similaires, avec par exemple des difficultés croissantes pour contacter les personnes et les convaincre de répondre à un long questionnaire en face-à-face, certaines difficultés sont liées aux spécificités du protocole : par exemple, en tant que panel, SHARE doit maximiser la conservation des participants d’une vague à l’autre en dépit des risques d’attrition.
Deux axes de modernisation et d’enrichissement des grandes enquêtes ont été discutés au cours d’une seconde table ronde : le multimode et l’appariement. Compte tenu de l’essoufflement et du coût élevé du face-à-face exclusif, le recours à des modes alternatifs ou complémentaires pour la passation des questionnaires constitue une solution usuelle, mais qui n’est pas applicable dans tous contextes et qui induit également des difficultés voire des biais supplémentaires, en particulier pour des populations spécifiques comme les 50 ans et plus dans SHARE. Les possibilités techniques croissantes de compléter les données d’enquête par des données administratives (fiscales, de carrière, de soins…) auxquelles elles seraient appariées pourraient permettre en théorie de réduire la longueur des questionnaires et des les recentrer sur des recueils purement subjectifs. Toutefois, ces possibilités se heurtent à des contraintes multiples d’ordre stratégique, légal voire éthique qui entravent la mise en œuvre de tels projets d’appariement.
Un dernier temps de la journée a donné lieu à la présentation de travaux en cours en économie et en sciences politiques utilisant les données SHARE et ESS. Une première étude traitait de l’impact de la pandémie de Covid-19 sur l’évolution de l’équité du recours aux soins relativement au profil socio-économique (équité horizontale) et aux besoins de soins (équité verticale) (Louis Arnault et al.). La deuxième étude s’intéressait aux relations de causalité et de médiation qui existent entre le profil socio-économique des personnes, leur niveau de confiance envers les institutions et leur degré de soutien aux partis populistes d'extrême-droite (Jens Carstens). Enfin, la dernière présentation de la journée s’intéressait à la relation complexe entre la prise et la durée d’un congé maternité et le choix ultérieur des enfants de résider près ou loin de leur parent âgé (Elsa Perdrix et al.).
Équipes SHARE-France et ESS-France
- 1Nombre de personnes ayant répondu aux dix vagues d’enquêtes. Les entretiens de la vague 11, environ 50 000 doivent être ajoutés.
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