Faire de la recherche collaborative dans les Alpes : les apports de l’anthropologie
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Anthropologue et doctorant à l’Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (Idemec, UMR7307, CNRS / AMU), Gabriele Orlandi est — depuis janvier 2022 — le responsable scientifique du projet TransAlps -Transition durable et recherche appliquée en territoires alpins : approches comparées entre France, Suisse et Italie, lauréat de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH). Cette recherche vise, par la comparaison entre trois cas d’études en différents contextes nationaux, à explorer les articulations entre les échelles de l’action publique et l’implication citoyenne en milieu rural. Le projet s’interroge également sur la manière dont les méthodes qualitatives en sciences humaines et sociales peuvent contribuer à l’accompagnement des initiatives citoyennes orientées vers la transition écologique et la justice sociale.
Comment le projet TransAlps a-t-il été conçu ?
Ce projet est dans la continuité des thèmes qui animent ma recherche de doctorat depuis quelques années. Dans mon travail de thèse, qui allie enquête ethnographique et dépouillement d’archives, je m’intéresse aux effets produits au cours du siècle dernier par un « mille-feuille » de dispositifs et de politiques de développement rural sur une vallée du côté italien des Alpes occidentales. Il en ressortait par exemple que, dès les années 1930, la mise en patrimoine de la filière laitière locale répondait à une volonté précise des administrateurs départementaux et des instituts agricoles régionaux, afin de contrer le déclin démographique qui intéressait ce territoire comme beaucoup d’autres. Même la construction du paysage alpin n’est pas sans lien avec la domestication des espaces de montagne par les institutions publiques : je pense notamment aux infrastructures qui ont favorisé la diffusion du tourisme. Ces constats m’ont amené à réfléchir à une anthropologie des modes de gouvernance des espaces alpins. Ces questionnements ne pouvaient qu’aboutir à une démarche comparative, d’autant plus que la recherche sur les Alpes n’est pas nouvelle. C’est en effet au moins depuis les années 1960 que les anthropologues travaillant dans les Alpes ont cherché à comprendre comment des sociétés différentes s’étaient adaptées à des environnements comparables.
En deuxième lieu, il faut ajouter que j’ai effectué la plupart de ma formation universitaire en France. À partir de la deuxième année de doctorat, j’ai initié une cotutelle de thèse avec l’Italie, pays dont je suis originaire, mais que je connaissais très peu du point de vue académique et des débats qui y sont menés. Il y a en ce moment un fort intérêt pour les trajectoires des territoires ruraux et des formes spatiales d’inégalité qui les concernent, par exemple en termes de droits de citoyenneté, d’accès aux services, ou encore de mobilités sociales. C’est un dialogue très dynamique qui rassemble anthropologues, économistes, géographes, sociologues et urbanistes.
Avec mon équipe, nous avons répondu à un appel de la FMSH que l’on pourrait définir d’« incubateur », dans la mesure où le soutien qu’il fournit permet principalement aux équipes financées de mieux développer, pendant deux ans, leur problématique et leur méthodologie et de mettre en place les premières expérimentations. Actuellement, le projet TransAlps implique quinze autres personnes, ainsi qu’un comité scientifique de sept chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales issus des trois pays. Nous nous intéressons à la manière dont l’anthropologie contribue à la compréhension des facteurs qui, en milieu alpin, affectent les (micro)initiatives citoyennes, à l’heure où le sentiment de désengagement de l’État est répandu : nous voudrions mettre en lumière les conditions par lesquelles les populations locales arrivent à produire les biens et les services dont elles ont besoin.
Quels en sont les objectifs ?
Le projet TransAlps part du constat de l’omniprésence discursive et institutionnelle des enjeux de la transition écologique pour s’intéresser aux conditions de sa « mise en œuvre » dans les montagnes françaises, suisses et italiennes. Il s’agit de prêter attention aux relations que les populations entretiennent avec des configurations institutionnelles différentes, aux cultures politiques, aux théories vernaculaires, aux réseaux informels, aux modalités d’inscription locale des acteurs, sachant que les habitants des milieux alpins ont beaucoup changé dans les dernières décennies : à côté des agriculteurs et des éleveurs, on trouve des bûcherons, des ouvriers, des travailleurs du tourisme, des professionnels du patrimoine. Les pratiques d’innovation et de revitalisation que ces groupes élaborent ne sont souvent pas réglées ou supportées par des politiques publiques, mais évoluent dans une certaine informalité, ce qui en fait un objet d’étude passionnant. En effet, l’approche sectorielle et descendante de nombreuses politiques publiques a déclenché chez de nombreuses populations alpines la demande de modèles alternatifs de gouvernance territoriale, plus collaboratifs et inclusifs.
Ainsi, à partir de l’automne 2022, nous réaliserons trois enquêtes de terrains sur des cas d’étude situés respectivement en France, Suisse et Italie pour explorer comment, dans des contextes nationaux différents, la capacité des citoyens à mettre en place des initiatives orientées vers la transition et la justice sociale s’articule à la présence des États dans ces territoires. Notre but n’est pas seulement d’établir une comparaison ex post, mais également de favoriser des échanges réguliers entre les chercheurs et chercheuses du projet, afin que la démarche comparative puisse être constitutive du travail d’enquête de chacun et chacune.
Notre recherche a également des ambitions du point de vue de l’épistémologie, de la méthodologie et de l’éthique de la recherche ethnographique. En effet, les formes de la transition en milieu montagnard constituent un enjeu qui rejoint autant les intérêts du monde de la recherche que ceux (d’au moins une partie) de ses interlocuteurs. Pour cette raison, nous serons particulièrement attentifs aux attentes engendrées par l’insertion d’un ou d’une anthropologue sur le terrain et aux demandes de collaboration qui pourraient venir de la part de nos interlocuteurs. Nous aimerions également vérifier que l’anthropologie ne sert pas uniquement à décrire, mais aussi à accompagner les initiatives orientées vers la transition, grâce à la réflexivité que le travail ethnographique peut apporter à ces dernières. Cela nécessite de mettre en œuvre une démarche partagée, en permettant aux interlocuteurs d’accéder aux interprétations élaborées par les anthropologues au fil de l’enquête et de concevoir, dès le début, des dispositifs pouvant être reçus et utilisés par les populations étudiées.
Pourquoi donner une telle place à l’échange et à la collaboration dans cette recherche ?
Le succès de réponses collectives orientées vers la transition dépend largement du fait que les acteurs sociaux sont en capacité de mobiliser au mieux leurs capacités, ressources et compétences au sein d’une démarche collective. Avec ce projet, nous faisons le pari que l’approche « au ras du sol » pratiquée par les ethnographes peut non seulement restituer les conflits, les contradictions, les divergences, mais également favoriser la médiation et la collaboration au sein de processus de gouvernance concertés et attentifs aux contextes. Puisque les populations des territoires alpins sont très hétérogènes, la possibilité d’une recomposition des intérêts et d’une prise de parole de tous les acteurs concernés sont un enjeu central : autant de défis pour lesquels l’anthropologie est une discipline particulièrement bien outillée. Nous imaginons également des formes de collaboration entre les territoires, puisque tout en étant situés dans des contextes nationaux différents, ils font face à des défis similaires. Notre pratique de recherche peut en effet contribuer à créer des connexions entre des acteurs situés dans des pays différents, mais également favoriser la circulation transversale des pratiques et le débat autour des initiatives citoyennes.
D’une manière plus générale, avec ce projet nous souhaitons contribuer à la réflexion sur les relations possibles entre la recherche et les interventions qui visent à transformer nos sociétés. Depuis quelques années, les appels à faire sortir l’anthropologie et les autres sciences sociales de leur « tour d’ivoire » et à produire des interprétations ayant une visée pratique pour les différents acteurs de la société se multiplient. Cependant, il y a souvent un certain flou autour de notions telles que celles de « recherche partenariale », « recherche-action », « anthropologie appliquée ». Cette diversité reflète en effet les différentes modalités de dialogue que la recherche sociale peut entretenir avec les champs de l’intervention. Avec le projet TransAlps, nous aimerons en particulier en explorer une : celle d’une anthropologie qui, tout en étant indépendante et rigoureuse, contribue, par la réflexivité et la mise en contexte propre à la recherche qualitative, à améliorer les actions et les initiatives orientées vers la transition écologique et à la justice sociale. En ce sens, elle est loin de s’opposer à la recherche « fondamentale ». Ainsi, nous voudrions contribuer à tisser un lien entre les outils de l’anthropologie et les défis que nos sociétés expérimentent, en reliant la théorie sociale à l’évaluation, la recherche à la citoyenneté, l’académie aux territoires.