Inégalités sociales de santé et maladies systémiques « sans cause connue » : un programme de recherche interdisciplinaire au long cours

Lettre de l'InSHS Sociologie

#INTERDISCIPLINARITÉS

Depuis la réalisation du séquençage du génome dans la première moitié des années 2000, de nombreux travaux en sciences biomédicales et sociales convergent vers l’idée que nous vivons un « moment post-génomique »1 . Le génome n’est pas une clef universelle, loin s’en faut. L’horizon d’une explication génétique « simple » de nombreuses maladies chroniques ne cesse de reculer. En conséquence, plus que jamais s’impose l’idée que gènes etenvironnement se conjuguent pour expliquer notre santé. Des perspectives d’enquête en sciences sociales s’ouvrent ainsi, pour découvrir l’environnement social jusque-là non observé de personnes malades, et mieux comprendre les maux dont elles souffrent.

  • 1Dubois M., Guaspare C., et Louvel S. 2018, De la génétique à l’épigénétique : une révolution « post-génomique » à l’usage des sociologues, Revue française de sociologie 59, no 1 : 71‑98.
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Gerhard Marx, Scion, 2011, bronze 70 x 100 x 30 cm © Mike Hall. Reproduction avec l’autorisation de Gerhard Marx

À l’initiative des sciences biomédicales, c’est d’ailleurs ce qui a justifié la proposition scientifique de « l’exposome »1 . Souvent désigné comme un nouveau paradigme, l’exposome invite théoriquement à l’interdisciplinarité2 pour chercher dans l’environnement (dont celui du travail) des explications : à la variabilité et à l’imprévisibilité des phénotypes de nombreuses maladies ; à ce que cette diversité médicale recèle d’inégalités sociales.

Dans ce contexte, les sciences sociales peuvent mobiliser et défendre leurs outils, leurs questions, leurs méthodes, aux frontières entre disciplines académiques et science citoyenne. Les maladies systémiques réputées « de cause inconnue » offrent un terrain fertile à de telles interactions.

Énigmes cliniques

« Sarcoidosis is a systemic disease of unknown cause… » : ainsi débute un article médical de référence consacré à la sarcoïdose3 . Cette maladie chronique est intrigante. Systémique (c’est-à-dire susceptible d’affecter plusieurs organes), la sarcoïdose peut être asymptomatique, ou se manifester par des symptômes passagers et sans gravité particulière, ou encore provoquer le décès des personnes qui en sont affectées. Elle touche le plus souvent les poumons, et lorsque par exemple le cœur est atteint, la maladie met presque toujours en péril le pronostic vital. L’étiquette diagnostique « sarcoïdose » résulte d’un faisceau complexe d’indices cliniques. En conséquence, des équipes de cliniciens hyper-spécialisés posent souvent le diagnostic, après que les patientes ont affronté une longue errance. L’enjeu de la prise en charge médicale est alors de déterminer si et quand un traitement sera administré, sachant que les corticoïdes et immunosuppresseurs atténuent seulement certaines manifestations invalidantes de la maladie, tout en occasionnant de lourds effets secondaires pour la qualité de vie des patientes. Enfin, maladie classée comme rare (avec une prévalence inférieure à cinq cas sur 10 000 habitants), la sarcoïdose ne bénéficie d’aucun statut administratif spécifique qui pourrait faciliter la vie, quotidienne ou professionnelle, des patients en tant qu’assurés sociaux. Par exemple, elle n’est pas reconnue comme Affection de longue durée (ALD).

Des questions à poser depuis les sciences sociales

Les sciences biomédicales travaillent à révéler les mécanismes physiopathologiques jusqu’ici obscurs de nombreuses maladies chroniques systémiques (dont la sarcoïdose). Des questions posées depuis les sciences sociales sur ces maladies ouvrent d’autres perspectives de recherche à long terme, et engagent à créer des collaborations où l’inter- et la transdisciplinarité constituent l’un des objets mêmes du travail. Nombreuses et variées en nature, ces questions formulées vers les sciences biomédicales (en y incluant de nombreuses spécialités médicales et l’épidémiologie) invitent à déployer des recherches en sociologie et en histoire des sciences, en sociologie et en histoire de la protection sociale, en sociologie et en anthropologie de la santé. En outre, parce que ce qui reste à observer sur ces maladies renvoie à des inégalités sociales majeures de santé, l’inter-/transdisciplinarité s’entend aussi comme un travail d’équipe avec des acteurs sociaux non-académiques, parmi lesquels des avocates, des associations de patients, des administrations engagées dans des politiques publiques en matière de travail, santé et environnement.

« Sans cause connue », vraiment ?

La constance certaine à rappeler le mystère des causes de la sarcoïdose se retrouve dans la littérature médicale portant sur d’autres maladies systémiques (par exemple, la polyarthrite rhumatoïde, la sclérodermie systémique, les vascularites, le lupus systémique). Sur cette base, les sciences sociales peuvent suivre la démarche — « archéologique dans sa méthode, généalogique dans sa fin »4 — de Michel Foucault historien critique de la médecine, en considérant les effets potentiellement ontologiques d’une telle qualification de ces maladies. Celles-ci se trouvent rigidifiées dans la nosologie comme des entités dont l’être même serait pétri d’une indétermination causale. La formation des cliniciennes entretient cette représentation, tandis qu’une grande partie de leur effort professionnel se concentre, quoi qu’il en soit, sur la complexe adaptation des traitements aux cas individuels des patientes.

Un travail d’histoire des connaissances mené conjointement par des équipes en sciences sociales et biomédicales montre que la nosologie de ces maladies a connu des fluctuations historiques, qui ont souvent accompagné l’émergence d’interprétations sur les causes de ces affections5 . Cette archéologie transdisciplinaire recadre ces maladies d’étiologie inconnue comme de véritables valises remplies de causes possibles dont, pour certaines, très solidement démontrées à certaines époques dans le savoir médical. Ces (re)découvertes de savoirs « disparus » ou « discrets » en sciences biomédicales étaient l’un des piliers du projet ERC SILICOSIS6  qui a aidé à mettre au jour comment des expositions à des particules inorganiques participent non seulement de maladies pour lesquelles ce déterminant est identifié de longue date (comme les pneumoconioses, maladies causées par l’inhalation de particules inorganiques) mais peuvent également éclairer la grande variabilité inter-individuelle de la sévérité des maladies systémiques.

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Empoussièrement d’un tissu pulmonaire vu au microscope optique, en lumière polarisée. Particules biréfringentes indiquant l’exposition du (ou de la) patiente à des aérocontaminants de nature minérale © Marianne Kambouchner, anatomopathologiste, Hôpital Avicenne, AP-HP, Bobigny, France

Des maladies sans épidémiologie sociale

Les questions posées par les sciences sociales peuvent surtout se fonder sur le constat qu’il s’agit de maladies (presque) dépourvues d’épidémiologie sociale. En d’autres termes, il est par exemple établi que nombre d’entre elles touchent très majoritairement des femmes, mais que les hommes (moins nombreux) présentent des atteintes souvent plus sévères. L’on sait en outre que leur incidence est plus fréquente et souvent plus grave pour les personnes d’origine subsaharienne ou caribéenne. Dire cela, néanmoins, c’est traiter les variables de sexe et de race comme des boîtes noires7 . Cela ne permet aucune interprétation sociologique du genre des patientes, et n’équipe en rien l’épidémiologie d’une approche empirique des phénomènes qu’elle mesure.

Qu’est-ce qui, dans le fait d’être un homme ou une personne « noire », rend la maladie plus sévère ? Une telle question permet aux sciences sociales de proposer des enquêtes croisées avec des sciences biomédicales. Ainsi, un même questionnaire a par exemple été mobilisé dans une enquête en population générale représentative des 18-76 ans en France et auprès de patientes présentant des diagnostics de polyarthrite rhumatoïde ou de sclérodermie systémique8 . Entre terrains et disciplines, cette transversalité des outils d’enquête est difficile mais fructueuse. Fondé sur des acquis de la sociologie du travail et de la survey research, le questionnaire déplie une phénoménologie des expositions et des activités (professionnelles et extra-professionnelles) comme il n’est pas usuel de le faire en médecine. Être « une femme » ou « un ouvrier », « exposée » ou « non-exposée » s’entend, alors, différemment. En l’espèce, les résultats montrent que la sévérité de la maladie observée chez les hommes incrimine lourdement leurs expositions au travail. De là, il est aussi possible de questionner la sous-reconnaissance des maladies professionnelles9 et le statut d’assurés sociaux de personnes dont les maladies, d’origine supposée inconnue, trouvent (une de) leur(s) source(s) dans le travail. De même, pourquoi les enfants, plus rarement touchés encore que les adultes, développent des formes très graves de sarcoïdose ? Adapté à leur situation, un questionnaire analogue, associé à de longs entretiens où la trajectoire familiale est presque toujours celle d’une migration suivie de conditions de logement insalubres en France, permet de dénaturaliser le facteur racial dans la maladie10 . Comme pour les intoxications au plomb identifiées en France à la fin des années 1980, des « cas » d’enfants peu nombreux deviennent interprétables en termes populationnels, à la lumière d’inégalités de conditions de vie, de travail (de leurs parents) et de logement qui n’avaient pas été prises en compte jusqu’alors.

Recherches collectives, justice environnementale

Les enjeux — scientifiques et politiques — de ces recherches interdisciplinaires reposent aussi sur une coproduction de connaissances avec des acteurs non-académiques.

La silicose11 , maladie que les pays tôt industrialisés pensaient reléguée à leur passé minier, réémerge au niveau global et dans plusieurs pays (dont l’Espagne). Alors que cette épidémie (doublée de maladies systémiques auto-immunes et de cancers) est publicisée, intégrée à des mesures d’action publique, les droits des patients restent très fragiles. Des milliers de jeunes hommes en pleine santé souffrent rapidement d’insuffisance respiratoire et meurent pour avoir fabriqué ou transformé des matériaux contenant plus de 80 % de silice cristalline et d’autres substances aux effets inflammatoires ou cancérogènes avérés. Dans ce contexte, les sciences sociales peuvent travailler de nombreuses informations de manière inédite : en exploitant des données administratives existantes pour en tirer des interprétations socio-épidémiologiques qu’elles ne sont pas originellement destinées à produire12  ; en contribuant à l’expression et à la publicisation de savoirs produits par des victimes sur les expositions toxiques, les maladies et le parcours des patients ; en rassemblant des témoignages d’experts médicaux ou techniques ; en collaborant avec des administrations chargées de la protection sociale ; etc. Questionnées et croisées, ces « données » hétéroclites peuvent prendre sens par une analyse en sciences sociales. Et la recherche même en sciences sociales invite l’ensemble des acteurs concernés à communiquer entre eux, en créant des dynamiques nouvelles de mobilisation… là où, parfois à 50 kilomètres de distance, ces personnes ou institutions ignoraient réciproquement leurs actions et leurs savoirs.

Le projet PIEDRA_SEPIA13 (AAP SEPIA, InSHS 2022) a lancé un collectif de recherche et d’action14 en Espagne. L’une de ses raisons d’être est de faire de cette ample interdisciplinarité un levier pour lutter contre une puissante « fabrique des non-problèmes »15 . À l’ombre d’intérêts industriels menaçants, en faveur d’une connaissance scientifique cohérente et d’une justice sociale mieux assurée16 .

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« Première école mondiale » destinée aux personnes atteintes par la silicose. Depuis 2019, des membres de l’Asociación nacional de Afectados y Enfermos de Silicosis (ANAES, Chiclana de la Frontera) participent avec leurs familles à des « ateliers thérapeutiques » qui les aident à connaître leur maladie et à vivre avec elle © Mari Carmen Macías
  • 1Wild P. C. 2005, Complementing the Genome with an “Exposome”: The Outstanding Challenge of Environmental Exposure Measurement in Molecular Epidemiology, Cancer Epidemiology, Biomarkers & Prevention, no 14: 1847‑50 ; Wild P. C. 2012, The exposome: from concept to utility, International Journal of Epidemiology, no 41 (2012) : 24‑32.
  • 2Cavalin C. 2018, Exposome et sciences sociales : la promesse d’une rencontre ?, Encyclopédie de l’environnement. https://www.encyclopedie-environnement.org/societe/exposome-sciences-sociales-rencontre/  
  • 3Valeyre D. & al. 2014, Sarcoidosis, The Lancet, no 383 : 1155‑67.
  • 4Artières P., da Silva E. (dir.) 2001, Introduction, in Michel Foucault et la médecine. Lectures et usages, Éditions Kimé, 15.
  • 5Lescoat A. & al. 2019, The nosology of systemic sclerosis: how lessons from the past offer new challenges in reframing an idiopathic rheumatological disorder, The Lancet Rheumatology 1, no 4: e257‑64.
  • 6ERC piloté par Paul-André Rosental, professeur des universités à Sciences Po, 2012-2017. Rosental P-A., Rosner D., Blanc P. D. (eds.) 2015, From Silicosis to Silica Hazards: An Experiment in Medicine, History and the Social Sciences, American Journal of Industrial Medicine 58, no S1: 1‑71.
  • 7Shim J. K. 2022., Understanding the routinised inclusion of race, socioeconomic status and sex in epidemiology: the utility of concepts from technoscience studies, Sociology of Health & Ilness 24, no 2 : 129‑50.
  • 8Cavalin C. & al. 2022, Crystalline Silica Exposure in Patients with Rheumatoid Arthritis and Systemic Sclerosis: A Nationwide Cross-Sectional Survey, Rheumatology, no keac675.
  • 9Cavalin C. & al. 2021, Cent ans de sous-reconnaissance des maladies professionnelles, Presses des Mines.
  • 10Nathan N. & al. 2022, Exposure to inorganic particles in paediatric sarcoidosis: the PEDIASARC study, Thorax, 404-407 (Epub 2021. Oct21). https://doi.org/10.1136/thoraxjnl-2021-217870.
  • 11Pneumoconiose, la silicose résulte d’expositions à la silice cristalline, composant minéral le plus ubiquitaire dans l’écorce terrestre, à ce titre omniprésent dans de multiples processus manufacturiers.
  • 12Menéndez-Navarro A., Cavalin C., García-Gomez M., Gherasim A. 2021, La remergencia de la silicosis como enfermedad profesional en España, 1990-2019, Revista Española de Salud Pública, 95, 25 de agosto, e202108106. https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=8069476
  • 13Afin d’accompagner les chercheuses et les chercheurs dans la préparation de leurs projets interdisciplinaires, l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS a lancé en 2022 l’appel à projets SEPIA, un dispositif de soutien à l’émergence de projets interdisciplinaires entre les SHS et d’autres disciplines.
  • 14Collectif (PIEDRA_SEPIA), Declaración de Granada sobre la silicosis por aglomerados de cuarzo, 31 janvier 2023, https://www.asociacionanaes.es/otros/declaraci%C3%B3n/.
  • 15Henry E. 2021, La fabrique des non-problèmes. Ou comment éviter que la politique s’en mêle, Presses de Sciences Po.
  • 16Cavalin C., Menéndez-Navarro A., La fábrica de la ignorancia, El País, 27 mars 2023.

Contact

Catherine Cavalin
Chargée de recherche CNRS, Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales (Irisso)