Intégrer l'environnement dans la santé : l'exposome et la niche

Lettre de l'InSHS Philosophie

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Postdoctorant à l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et techniques (IHPST, UMR8590, CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Thomas Bonnin s’intéresse à l'histoire et la philosophie des pratiques biologiques et biomédicales. Professeure de philosophie des sciences à l’université Jean Moulin Lyon 3 et membre de l’Institut de recherches philosophiques de Lyon, Élodie Giroux est spécialiste en philosophie de la médecine. Postdoctorante à l’IHPST, Gaëlle Pontarotti conduit des travaux sur les transformations du concept d'hérédité biologique, sur l'épigénétique, sur le concept d'environnement. Tous trois participent au projet EnviroBioSoc, coordonné par Francesca Merlin, directrice de recherche CNRS à l’IHPST, qui mène des recherches sur la pluralité des conceptions de l’environnement dans les sciences biomédicales et les sciences sociales qui étudient les maladies induites par l’environnement. Le projet EnviroBioSoc interroge la notion d'environnement et l'inclusion des sciences sociales dans les approches holistiques actuelles des sciences biomédicales.

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Figure 1. Capture d’écran de l’œuvre d’art « Exposomes singuliers : révéler l’invisible », Copyright Milkorva

Les années 2000 ont marqué un renouveau dans l’étude du rôle de l’environnement dans l’étiologie des maladies. À la suite de certaines déceptions par rapport aux attentes associées au séquençage du génome humain, les sciences biomédicales adoptent de plus en plus une vision multifactorielle dans laquelle, avec les gènes, l’environnement conçu en un sens large de « tout ce qui n'est pas génétique » acquiert une place importante dans la détermination des états de santé humaine. Le projet ANR EnviroBioSoc, «L’environnement et la santé humaine à travers les sciences biomédicales et les sciences sociales», projet de recherche en philosophie des sciences porté par Francesca Merlin, s’est saisi de ce tournant pour étudier l’hétérogénéité des façons dont l’environnement est conçu, défini et opérationnalisé en santé humaine. En effet, si l’intérêt pour l’environnement est relativement récent dans les sciences biomédicales, les sciences sociales n’ont pas attendu l’ère post-génomique pour étudier son rôle dans la santé et la maladie. Sociologie, anthropologie médicale, ethnologie, épidémiologie sociale, et d’autres encore, abordent cette question depuis longtemps dans le but de révéler les effets des facteurs sociaux, économiques, culturels et historiques sur notre santé, en particulier sur ses disparités. Ainsi, les chercheurs et chercheuses en sciences biomédicales et en sciences sociales semblent aujourd’hui avoir un objet de recherche commun, l’environnement, qui se révèle pluriel et multiforme, se déclinant différemment dans sa nature et dans son extension selon le contexte disciplinaire où il est mobilisé.

Le projet EnviroBioSoc découle du constat de cette pluralité de conceptions de l’environnement dans l’étude de la santé humaine et vise à la prendre en compte. Il aborde de front les deux questions suivantes :

  1. Est-il possible et souhaitable de dépasser ce pluralisme conceptuel et épistémologique pour produire une approche intégrative combinant les diverses façons disciplinaires d’étudier la relation santé-environnement?
  2. Quels seraient les gains épistémiques (pour l’avancement de nos connaissances), pragmatiques (pour notre capacité d’action et de prévention) et socio-économiques d’une approche interdisciplinaire et intégrative?

Grâce aux recherches de deux postdoctorants en philosophie des sciences, Gaëlle Pontarotti et Thomas Bonnin, et à un réseau interdisciplinaire de collaborations incluant des collègues philosophes des sciences, biologistes, médecins, épidémiologistes, anthropologues et sociologues, le projet EnviroBioSoc a apporté des réponses à ces deux questions. L’équipe est partie de l’hypothèse de travail d’un pluralisme compatible entre sciences biomédicales et sociales dans l’étude de la relation santé-environnement : l’idée selon laquelle l’intégration de ces perspectives disciplinaires est une condition centrale à l’avancée de ces recherches.   

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Figure 2. Installation de l’œuvre d’art « Exposomes singuliers : révéler l’invisible » au Cube Garge, Copyright Milkorva

Avant le démarrage du projet EnviroBioSoc en janvier 2020, cet objet de recherche était très peu investi par des recherches philosophiques. Du côté des sciences humaines et sociales, le terrain était principalement occupé par des analyses descriptives. Pour combler ce déficit, Francesca Merlin et ses collaborateurs ont proposé une analyse minutieuse de la littérature, dans les sciences biomédicales et les sciences sociales, sur les états de santé et les maladies induites par l’environnement. Il s’agit d’un corpus très important de publications qui ne cesse de s’enrichir. Cette réflexion a conduit l’équipe à se concentrer sur une approche particulière au sein de ses recherches, l’exposomique, qui propose une étude intégrative du rôle des facteurs biologiques et sociaux de l’étiologie des maladies.

Une dynamique de recherche collaborative s’est ainsi consolidée autour de l’exposomique et de son concept d’exposome. Ce dernier, introduit par l’épidémiologiste moléculaire Christopher Wild en 2005, désigne « la totalité des expositions environnementales tout au long de la vie (…) depuis la période prénatale ». Autrement dit, l’exposome comprend tout ce qui n’est pas génétique, et est l’équivalent environnemental du génome qu’il vient complémenter, notamment pour rendre compte de nos états de santé et de maladie. Le projet EnviroBioSoc a servi à mettre en évidence certaines caractéristiques saillantes de ce concept et, plus généralement, de l’exposomique, ce qui a aussi permis de faire apparaître de potentielles limites. Pour n’en mentionner que deux, il y a d’abord le caractère très englobant du concept d’exposome, désignant un environnement dont les frontières spatio-temporelles sont poussées aux extrêmes tout en maintenant une opposition classique entre nature et nurture (ce dernier terme désignant tout ce qui n'est pas présent au sein d'un organisme au moment de son origine mais qui est acquis au cours du temps), gènes et environnement. De plus, l’exposomique participe à l’émergence de nouveaux récits déterministes à l’ère post-génomique, partageant avec les récits déterministes centrés sur les gènes une même ambition de complétude en termes d’explication et de prédiction. L’exposomique est le lieu d’expression de ce que Francesca Merlin et Elodie Giroux, professeure de philosophie des sciences à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et membre de l’Institut de recherches philosophiques de Lyon (IRPHIL), appellent un « déterminisme heuristique inversé » : les types d’exposition environnementale externe pris en compte dans le cadre de ces recherches sont déterminés, épistémiquement parlant, par la possibilité de les associer à un biomarqueur — une trace interne et biologique.

Les recherches dans le cadre du projet EnviroBioSoc ont mené à la proposition d’un nouveau concept, complémentaire à celui d’exposome, pour étudier l’impact des expositions environnementales sur la santé humaine. Il s’agit du concept de « niche de santé » qui promeut une vision relationnelle et dynamique, où l’environnement est co-construit avec son entité de référence — notamment une population humaine. Le concept de niche de santé incarne la volonté d’élaborer une approche intégrative et collaborative pour étudier le rôle de l’environnement dans l’étiologie de la santé et de la maladie. Elle comporte la nécessité de combiner les échelles spatiales et temporelles et de dépasser les frontières disciplinaires. Par ailleurs, la dimension dialectique du concept de niche est une manière de souligner le pouvoir d’action non seulement des scientifiques et des médecins, des responsables des politiques de santé publique, mais aussi des personnes directement concernées, dans la prévention et le traitement des problèmes de santé liés à l’environnement. Ainsi, là où le concept d'exposome caractérise une recherche d'ambition globale et quantitative fondée sur l'analyse de grandes quantités de données sur les expositions, visant à identifier leurs corrélations avec les maladies étudiées, le concept de niche de santé a une ambition plus ciblée et qualitative mais non moins importante. Il vise à mettre le doigt sur la nature des influences réciproques entre les populations humaines et leur environnement afin de comprendre comment ce dernier affecte notre santé, mais aussi et surtout comment, à différentes échelles, nous le déterminons et nous pouvons agir sur lui.

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Figure 3. Mapping the exposome - Atlanta Magazine, Copyright Michael Waraksa

Le volume collectif Integrative Approaches in Environmental Health and Exposome Research; Epistemological and Practical Issues, co-dirigé par Elodie Giroux, Francesca Merlin et Yohan Fayet (Professeur Junior en Géographie et Aménagement à l’université de Clermont Auvergne), paru aux éditions Palgrave MacMillan, est l’un des aboutissements principaux du projet EnviroBioSoc en collaboration avec le projet EpiExpo (« Pour une épistémologie critique de l’exposome », Plascan-Lyon) porté par Elodie Giroux. La question de l’articulation du social et du biologique dans la relation santé-environnement, en particulier en exposomique, y est abordée par cinq philosophes des sciences, trois sociologues, un historien des sciences, deux épidémiologistes et un géographe. La recherche de modes de collaboration et d’intégration pour étudier les maladies induites par l’environnement n’a donc pas seulement été l’objet d’une réflexion théorique, mais a été expérimentée directement par l’ensemble des chercheurs et chercheuses qui ont gravité autour du projet.

Last but not least, figure la collaboration art-science soutenue par le CNRS et financée par l’ANR, qui a amené Francesca Merlin et Thomas Bonnin à accompagner la création d’une œuvre d’art sur l’exposome. L’artiste Milkorva a ainsi créé « Exposomes singuliers : révéler l’invisible », montrée au sein de l’exposition « Néo-Matérialités » au Cube Garges, le centre culturel interdisciplinaire et numérique de Garges-lès-Gonesse.

Les perspectives ouvertes par trois ans et demi de recherche dans le cadre du projet EnviroBioSoc sont nombreuses. La plus urgente aux yeux de Francesca Merlin, porteuse du projet, concerne le concept de niche de santé dont il faut penser la mise en œuvre au sein des pratiques de recherche sur les déterminants environnementaux des maladies, notamment en épidémiologie environnementale. Le défi est de taille : il s’agit de comprendre comment ce concept peut aider à délimiter l’environnement à prendre en compte dans les modèles explicatifs et prédictifs de certaines pathologies — notamment les maladies chroniques comme les maladies cardiovasculaires, le diabète, l’asthme, etc. — et à guider le choix des variables pertinentes pour le décrire. C’est un va-et-vient dialectique entre la mise en œuvre du concept en santé publique et son élaboration théorique qui, de par la nature mixte, à savoir biosociale, d’un tel environnement, doit ainsi se fonder sur une recherche transdisciplinaire et collaborative. Francesca Merlin compte poursuivre ce travail avec ses collaborateurs de tous bords, notamment Thomas Bonnin, qui vient d’être recruté sur un postdoctorat en Italie pour étudier la relation entre l’environnement construit, les innovations technologiques et la santé, dans le cadre d’un projet en collaboration avec des ingénieurs et des architectes. Cet élargissement progressif du spectre des considérations vise ainsi à une compréhension de plus en plus fine des dimensions multiples de l’étiologie de notre santé. 

Contact

Francesca Merlin
Directrice de recherche CNRS, Institut d'histoire et de philosophie des sciences et techniques