Intimités en migration : de l’enquête à l’exposition

La Lettre Anthropologie

À l’automne 2020, le groupe Intimigr’ se constitue au sein de l’Institut Convergences Migrations : une quinzaine de chercheuses et chercheurs en anthropologie, sociologie, philosophie, géographie, architecture, travaillant sur la condition migrante en France, en Europe et ailleurs. Doctorantes, diplômées, précaires, titulaires, certaines terminent leur première recherche, d’autres sont engagées dans des perspectives comparatives.

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Toutes et tous sont ethnographes : leurs recherches se fondent sur l’enquête de terrain et la relation ethnographique, à partir d’observations, d’échanges, de discussions et de moments partagés, de rencontres souvent répétées, avec des interlocutrices et interlocuteurs étrangers en exil, migrants, demandeurs d’asile, réfugiés, sans papiers, demandeurs d’accès au séjour, en situation administrative régulière, naturalisés français… Les membres d’Intimigr’ sont impliqués, à différents titres, dans l’accompagnement de personnes étrangères sur la route, dans un centre de rétention, dans la rue, dans un lieu d’hébergement collectif, dans un logement occupé à plus ou moins long terme, par exemple, en informant les migrantes des procédures d’accès au séjour, aux démarches administratives, aux dispositifs d’aide, en utilisant somme toute des connaissances acquises pendant les enquêtes. D’observation en discussion, de recueil de données en analyse, en passant par des partages des temps et des expériences au fil des années, la recherche prend souvent, en écho au soutien, une forme collaborative, lorsque les personnes exilées et chercheuses co-produisent une analyse des situations et des pratiques.

Comme la curiosité scientifique, le goût du terrain rassemble les membres du groupe Intimigr’. Pendant près d’une année, le séminaire devient le lieu de la mise en commun d’expériences, de références, de matériaux, de réflexions. La question de l’intimité en migration émerge des ethnographies exposées. Chacune a déjà croisé l’intime sur son (ses) terrain(s), s’en saisissant alors directement ou non, centrant ou non sa recherche sur certains aspects du « chez-soi », de la « vie privée » et de la vie en couple, en famille, du « soi » (et de l’autre) comme limite face au collectif, de la définition précaire de la personne sous la pression de la mobilité et des dispositifs de contrainte des corps sur le chemin de l’exil, des façonnements successifs de l’exclusion, de la reconnaissance et de la citoyenneté par la loi. En réfléchissant collectivement à partir de partages d’expériences relevant de plusieurs disciplines, par la mutualisation de données produites dans des études antérieures, le groupe élabore une approche plurielle de l’intimité. Plusieurs dimensions se croisent, s’imbriquent, subjectives, genrées, collectives, sociales, juridiques, politiques.

Très rapidement, l’approche de l’intimité en migration questionne les chercheuses et les chercheurs sur leur propre conception de l’intimité. Le travail en commun constitue une épreuve de réflexivité qui leur demande de poser des limites à la recherche, ou plus exactement des limites aux rendus de la recherche. Leur première exigence est d’ordre éthique : la nécessité de préserver l’anonymat garanti aux personnes enquêtées, quelles que puissent être les formes et les modalités de la valorisation des enquêtes. Ce qui signifie : aucun son direct enregistré, aucune image directe, aucune dénomination identifiable, aucun lieu repérable (à une exception près).

Tout en opérant des retours sur expériences, les membres d’Intimigr’ envisagent la valorisation de leurs recherches sous forme académique (un carnet de recherche pour donner à suivre le programme en cours, des publications individuelles et collectives) et sous forme moins académique, rejoignant ainsi les courants qui se développent depuis plusieurs années en sciences humaines et sociales dans le champ des nouvelles écritures et des collaborations au croisement de l’art et de la science. Intimigr’ travaille dans ce sens avec une photographe, une scénographe, un compositeur.

Plusieurs sous-groupes se forment, pour mener cinq projets distincts contribuant à une production commune : l'exposition Intimités en migration. Exposer ce qui relève de l’intime en condition migratoire… peut paraître paradoxal. Mais il ne s’agit pas de montrer ce qui ne peut pas être vu. Il s’agit de visibiliser, donner à voir et à entendre, à ressentir, à imaginer, à interroger, ce que les chercheuses, chercheurs, et leurs interlocuteurs et interlocutrices ont construit ensemble. Des portraits intimes, des itinéraires de soi dans un environnement hostile ou maîtrisé, des interprétations d’un parcours, des émotions… Autant de remémorations d’un chemin, d’un geste, d’une habitude qui a servi aux exilées à s’approprier un lieu, un espace, un objet, un moment… Des intimités comme autant de constructions de soi, faites, défaites, refaites dans la mobilité, dans la violence, dans la recherche de la stabilité, dans la solitude, dans la relation… L’intime n’est jamais seulement le privé. L’intime se déplace, avec soi.

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Expo Intimigr' © Marie Trossat

Le développement de la recherche Intimigr’ se fonde donc sur une méthodologie complexe liant question problématique, données déjà recueillies et revisitées, nouvelles portions d’enquêtes prolongeant les premiers corpus, réalisations sonores reprenant et questionnant à nouveaux les matériaux rassemblés précédemment, tournage et réalisation d’un film, réalisations visuelles par la photographie, le dessin, l’écriture sur l’image…

En février 2023, les membres du groupe Intimigr’ fournissent des éléments sur la problématique et des données issues de leurs enquêtes à des étudiantes de l’Ensa Paris Malaquais, réunies en atelier pendant une semaine sous la direction des architectes anthropologues Stéphanie Dadour et Marie Trossat.  Leurs travaux (maquette du dispositif spatial, projet d’affiche, début de charte graphique…) servent à la scénographe Morgane Trouillet pour le développement du projet, la mise en espace, sous une contrainte forte d’économie budgétaire et de durabilité.

L’exposition Intimités en migration se tient à la Maison de l’Architecture Île-de-France (Paris), du 4 décembre 2023 au 9 janvier 2024. En pénétrant dans l’espace dédié, les visiteurs et visiteuses ont la sensation d’entrer dans un « appartement » en accès direct, sans porte. Des tissus plus ou moins opaques, voiles, rideaux, plastiques, séparent les espaces consacrés aux cinq projets. La circulation entre les espaces reste fluide, entre les panneaux de tissu.

Le parcours d’exposition débute par la représentation d’Un espace à soi, réalisé par Yohann Caradec, Juliette Duclos-Valois et Chloé Ollitrault. D’abord quatre photographies, quatre vues d’un appartement en banlieue parisienne… Un récit visuel et textuel : à partir d’images au téléphone portable, Sadio, jeune malien, partage les contraintes de la cohabitation à six personnes, les difficultés de la promiscuité et de l’organisation de cet intérieur, le peu de tranquillité, d’intimité. Puis, cinq photographies commentées d’un appartement à Bagdad partagé par Younes et Saif, jeunes célibataires irakiens, un arrangement rare et discret dans cette capitale. Ils écrivent leurs difficultés de vivre leurs relations amicales, amoureuses. Ils listent leurs raisons d’émigrer. Enfin, une table recouverte de photographies, du plan commenté d’un appartement, d’images numériques, de dessins et de textes. C’est la proposition d’une jeune française de père chinois et de mère thaïlandaise, qui vit en famille et exprime ses sentiments de promiscuité et de solitude, tout en trouvant dans l’espace virtuel, une intimité numérique, sa « représentation du bonheur ».

Le parcours d’exposition propose ensuite le film Ustâd Gholâm Hussein. En tous lieux, la musique au cœur (montage : Matthieu Desbordes), que l’anthropologue et réalisatrice Ariane Zevaco présente dans ces termes :
« J’ai rencontré Ustâd Gholâm Hussein en 2006. Musicien très réputé en Afghanistan et en Europe, il m’a initiée au milieu musical de son pays et à sa musique. Menacé par les talibans, il a décidé de venir en Allemagne en 2012 où après une longue attente, il a obtenu le statut de réfugié politique et a pu faire venir une partie de sa famille. Je l’ai accompagné au fil des ans. Ustâd Gholâm Hossein m’a souvent dit que la musique qu’il joue et compose l’a soutenu dans son parcours, qu’elle porte la mémoire de son pays et sa vie en diaspora et le sentiment de la migration partagé par tous les Afghans, où qu’ils soient. Et qu’il la joue pour les femmes et les hommes du monde entier. J’ai cherché à rencontrer cette part intime d’exil qu’il raconte en musique ».

Vient ensuite un espace plus resserré, une sorte de cabine composée de deux chaises installées dos à dos, et de deux casques. Récits intimes, voix en partage, de l’Europe au Maghreb (montage : Éric Maestri) proposent un voyage sonore mis en récit par les chercheuses Naoual Mahroug, Laura Odasso et Betty Rouland, pour (re)penser l’intime à partir de photographies, un téléphone perdu dans un centre d’accueil qui fait disparaître des souvenirs familiaux, une photo de couple pour prouver la véracité de l’union binationale, une photo d’identité pour une demande d’asile, des photos de bilan de santé envoyées à des centres de fertilité à l’étranger. « Comment l’intime surgit-il dans des interstices, là où les frontières entre le public et le privé sont brouillées ? »

Le quatrième projet se déploie en six panneaux présentant des tirages photographiques et des carnets d’images, de dessins, de notes. Trois tabourets et un casque, qui diffuse des sons urbains. Habiter / Traverser pose la double question : « Comment se composer un milieu d’hospitalité lorsque l’on arrive et que l’on a peu de ressources ? Comment les arrivantes investissent au quotidien et s’approprient l’espace urbain pour en devenir des habitantes et des citadines ordinaires ? » Clothilde Arnaud, Audran Aulanier et Marie Trossat ont fait appel à des personnes rencontrées sur leurs terrains respectifs, en France et en Belgique, pour refaire avec elles et en compagnie de la photographe Ninon Lacroix, leurs parcours d’arrivée dans les villes où ils et elles vivent, pour investir ensemble leurs attachements : des lieux extérieurs, des espaces publics, des intérieurs, des objets particuliers.

Enfin, au centre de l’appartement, le reportage Récits intimes, réalisé par Stéphanie Dadour et Alice Latouche (montage : Éric Maestri) diffuse les paroles de personnes hébergées ou hébergeuses, travaillant dans des associations, parties et/ou revenues, rencontrées en Bretagne, en Île-de-France, ou bien sur les îles grecques de Samos et Chios. Ces paroles sont lues par des acteurs et des actrices, à la manière d’une parole rapportée ; d’autres ont été envoyées par des personnes rencontrées sur le terrain, et avec lesquelles des liens d’amitié se sont tissés.

La conclusion des deux chercheuses exprime l’intention du groupe de recherche : « Pour combattre l’insuffisance des mots, obstacle fréquent dans les récits de migrations, ces enregistrements laissent la place à la richesse du non-dit : dans les silences, les rires gênés, la tournure des phrases. Par la narration de bribes, de souvenirs et d’anecdotes, ces récits expriment des désirs, des horizons d’attente, des espoirs, la difficulté d’un quotidien dans un monde perpétuellement incertain, l’intrusion de la violence dans l’ordinaire, mais aussi la persistance de moments absurdes ou joyeux. »

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Expo Intimigr' © Marie Trossat

Intimigr'

Contact

Frédérique Fogel
Directrice de recherche CNRS, Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative (LESC, UMR7186, CNRS / Université Paris Nanterre)