La recherche/création à l’œuvre dans la production et diffusion des savoirs scientifiques. Une prospective en cours.

La Lettre Arts et littérature

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Professeure à Aix Marseille Université, sociologue, Sylvia Girel effectue ses recherches au Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d'histoire (MESOPOLHIS, UMR7064, CNRS / AMU / Sciences Po Aix-en-Provence). Chargée de mission « Arts, cultures & sciences » pour l'université, au sein de la mission Interdisciplinarité(s), elle a par ailleurs créé et coordonne un Observatoire des publics et des pratiques de la culture – Sciences & société.

« L’art peut des choses seulement parce qu’il s’agit de l’art », Thomas Hirschhorn, artiste

 

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To record water during days / Med. Chapelle des Jésuites de St. Omet © Javiera Tejerina-Risso

La journée organisée le 26 septembre 2023, s’appuyant sur le rapport de prospective de son conseil scientifique1 , abordait le thème « recherche et création », posant la question de la place et du rôle du CNRS dans ce domaine. La diversité des projets, des programmes et des réalisations/événements proposés ces dernières années, leur augmentation, l’engagement significatif de certains chercheurs et chercheuses dans ce champ, mais aussi la perplexité d’autres quand l’art s’invite dans la démarche scientifique, engagent en effet à mieux connaitre et valoriser la place de la recherche/création dans la production des connaissances et la transmission des savoirs aujourd’hui.

La recherche/création en SHS

Le texte rédigé par Isabelle Luciani, Nathalie Vienne-Guerrin, Giuliano Volpe2 montre bien le processus qui a vu évoluer la place de la recherche/création dans le monde des sciences humaines et sociales dans un contexte de transformation de l’enseignement supérieur, face à la nécessité pour les écoles d’art d’intégrer la recherche dans leur cursus, avec une pluralité d’initiatives au sein des universités, des laboratoires et des écoles d’art (programmes de recherche, création de mentions de thèses spécifiques, etc.) Du côté des mondes de l’art, ce processus s’inscrit plus largement dans un contexte d’évolution des pratiques des artistes qui ont particulièrement investi ces dernières années des thématiques d’actualité et des sujets de société qui sont au cœur des recherches en SHS, mettant aussi en place des modalités de travail, des expérimentations qui croisent sur bien des points celles mises en œuvre par les chercheurs et chercheuses. Il y a donc un double mouvement de fond qui engage à dépasser des approches où l’art est au service des SHS, où les SHS sont au service de l’art pour viser « une problématisation de la pratique artistique en vue de produire de nouveaux savoirs esthétiques, théoriques, méthodologiques, épistémologiques ou techniques »3 . Cela permet des croisements disciplinaires originaux et parfois inédits (arts plastiques et mécanique des fluides, photographie et neurosciences, théâtre et robotique, cinéma et sciences de la nature, sculpture et physique quantique, etc.), impliquant une dimension réflexive sur les disciplines elles-mêmes, sur l’interdisciplinarité et sur la manière de produire des connaissances scientifiques aujourd’hui. La dimension esthétique des propositions joue sur des effets réceptifs que d’autres formes de communication (plus académiques) ne permettent pas, et ouvrent, notamment pour le grand public, mais tout autant pour la communauté des chercheurs et chercheuses, un espace des possibles et l’opportunité d’une expérience sensible pour comprendre et appréhender autrement les mêmes faits.

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Vue de l'exposition Sculpter le soi, espace agnès b., 2017 © Lila Neutre

 

Un champ, un domaine, une discipline ?

Ainsi, « la figure de l’artiste-chercheur connaît aujourd’hui un engouement autant dans les milieux académique qu’artistique. Elle est largement encouragée et soutenue par les politiques publiques actuelles, qui y voient une réponse aux enjeux liés à l’innovation »4 . Pourtant comme indiqué dans le rapport, cette effervescence n’a pas encore construit un champ disciplinaire clairement délimité, et laisse encore certains dans une certaine perplexité. Les formats et propositions en recherche/création sont en effet parfois bien différents des formats académiques habituels – justement parce qu’ils intègrent la création – et de ce fait perçus comme manquant de rigueur et de scientificité. À cela s’ajoute un certain nombre de confusions, liées à la « multiplication des terminologies […] : "recherche-création", "recherche et création", "recherche en création", "projets-en-sciences" »5 ; il y a aussi une manière de considérer « recherche » dans l’expression « recherche et création » qui tend à confondre les recherches nécessaires, préalables à tout travail (en SHS comme en art) et la recherche/création telle que définie plus haut. Pour bien mesurer les enjeux, et le tournant qui s’opère, c’est aux humanités numériques que la recherche/création peut être comparée. L’un et l’autre sont des domaines transversaux qui ont en commun de ne pas être « une discipline », ni non plus un courant (comme peuvent l’être les cultural studies), ni encore un champ pluri-transdisciplinaire déterminé par une thématique (comme c’est le cas pour les études de genre). Comme en humanités numériques, si pour la reconnaissance scientifique et la structuration du domaine de la recherche/création il convient de définir un périmètre de ce qui en relève, cela ne doit pas se faire par un nivellement ou au détriment des ancrages disciplinaires. De la même façon qu’un étudiant en sociologie qui utilise la photographie pour une approche de type sociologie visuelle ne devient pas « artiste photographe », un étudiant qui sort de l’école nationale de la photographie et fait une thèse en croisant création photographique et approche sociologique ne devient pas pour autant « sociologue ».

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Kosupure n°1, série Manga Mania, impression jet d'encre, 96 x 128 cm, 2014 Lila Neutre

L’art de la thèse en recherche/création

Le développement de la création de mentions de thèses en recherche/création est un bon indicateur de l’évolution du domaine. En effet, comme indiqué dans le rapport de prospective, se « construit assez massivement une première génération de post-doctorant.e.s titulaires de diplômes en recherche-création » et des collectifs se mettent en place parmi lesquels le CIREC, un centre de recherche-création sur les mondes sociaux ; comme pour d’autres secteurs (par exemple la médiation culturelle) c’est bien souvent par l’émergence de formations, de mentions dédiées, que la légitimité s’acquière. Pour illustrer le type de travail produit par les doctorants, on pourra citer celui de Lila Neutre, Javiera Tejerina (toutes deux diplômées du doctorat « Pratique et théorie de la création littéraire et artistique » d’Aix Marseille Université), et celui de Mélanie Joseph, doctorante. Leurs recherches sont exemplaires de ce que la dimension création alliée à une (ou des) discipline(s) des SHS permet de produire en termes d’effet de connaissance.

Lila Neutre dans « Sculpter le soi : le corps social comme dispositif de résistance, l'apparence comme poétique de survie » croise photographies et sociologie pour questionner l’apparence, le corps et l’identité.

Javiera Tejerina, artiste plasticienne pluridisciplinaire, travaille sur les flux et le mouvement de la mer, sur les rivages et l’érosion du littoral ; création plastique, savoirs scientifiques et mécanique des fluides se conjuguent pour produire des œuvres qui documentent, interrogent, donnent à voir les transformations à l’œuvre dans l’environnement maritime.

Mélanie Joseph dans « Les invisibles entre réels et fictions » questionne la condition et la place des sourds dans la société ; elle convoque les arts plastiques, l’esthétique, la sociologie et l’histoire, pour créer des vidéos et performances qui donne à expérimenter et à voir.

Dans les thèses (mais comme pour nombre de projets recherche/création en général), on observe une grande diversité de formes (œuvre, spectacle, exposition, livre, etc.), source de débats, voire de tensions dans le jury. Si, dans les disciplines « classiques » des SHS, on s’accorde globalement sur les attendus académiques, la situation est plus complexe pour les thèses recherche/création. Leur position, à l’interface des thèses dites « pratiques » et des thèses « classiques », rend souvent difficile l’évaluation conjointe de la dimension esthétique/artistique et de la dimension analyse/recherche6 .

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To be called a name. Performance et projection, Médiathèque Chalucet, Toulon, Mai 2022 © lou.karczynski@gmail.com

Pistes, prospectives et mise en perspective

Face à cette réalité, d’un développement visible et valorisé, d’une hétérogénéité manifeste et de contraintes spécifiques, plusieurs pistes d’action peuvent être proposées. En tout premier lieu pour les thèses et réalisations identifiées recherche/création, il y a la nécessité de faire un état des lieux comparatif et analytique de ce qui se pratique en France pour avoir une compréhension fine de l’existant, des acteurs impliqués et des réseaux constitués. Du côté des thèses, la création d’un intitulé de mention spécifique7 permettrait une reconnaissance, une visibilité et une légitimité pour les docteurs en recherche/création, mais plus généralement pour ce domaine.

Un autre point majeur vise à opérer une transition dans les représentations et la perception de la place de la recherche/création au sein même de nos disciplines, la dimension scientifique, la rigueur, la capacité à produire des connaissances n’étant pas acquise pour tous dès que l’art fait son entrée.

Pour compléter l’état des lieux, une prospective au niveau européen, et plus largement au niveau international, permettrait de repérer les bonnes pratiques, mais tout autant ce qui est problématique. Magali Uhl, indique qu’« au Québec la séparation entre les disciplines et le cloisonnement est moins fort qu’en France » et « dans de nombreux pays comme les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne, ou bien encore la Finlande on tend à considérer que l'intérêt d'une telle discipline est précisément de reconnaître de nouvelles formes de langage scientifique : ou plutôt, une pensée et des savoirs qui s'expriment dans la forme. »8 Savoir ce qui se fait ailleurs pour évaluer et apprécier la spécificité de ce qui se construit ici, et pour structurer un domaine dont les atouts pour développer le dialogue sciences et société ne sont plus à démontrer.

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To record water during days / Med. Chapelle des Jésuites de St. Omet © Javiera Tejerina-Risso

Merci à Lila Neutre et Solveig Serre pour les échanges qui ont nourri cette contribution.

  • 1Rapport de prospective 2023, « Recherche et création : place et rôle du CNRS ? ».
  • 2Ibid.
  • 3Pour une définition plus complète, voir Hexagram, le site du réseau de recherche-création en arts, cultures et technologies canadien. https://hexagram.ca/fr/
  • 4« Artistes-chercheurs : de l’atelier au laboratoire », Le Quotidien de l’art, 8 décembre 2023. https://www.lequotidiendelart.com/quotidiens/2023-12-08-Quotidien-du-08-d%C3%A9cembre-2023.html
  • 5Rapport, op. cit.
  • 6Un article co-écrit avec Lila Neutre est en préparation sur ce sujet.
  • 7Le Réseau interuniversitaire d’écoles doctorales Création, Arts et Médias (resCAM) en parlait déjà en 2014. https://www.res-cam.com/
  • 8 Rapport, op. cit.

Contact

Sylvia Girel
Professeure à Aix Marseille Université, Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d'histoire