La reconnaissance des limites au service de l’interdisciplinarité en matière de transition énergétique

Lettre de l'InSHS Sciences des territoires

#INTERDISCIPLINARITÉS

L’énergie a fait ces dernières années un retour remarqué dans les préoccupations de nos sociétés. Ce retour s’explique principalement du fait de la nécessité de décarboner les mix énergétiques sous la pression du changement climatique, mais aussi du fait des crises géopolitiques (un classique en matière d’énergie), des conflits sociaux et, plus récemment, des craintes de défaillance du système électrique en raison de la baisse de la production d’énergie.

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Détail d'un panneau photovoltaïque en toiture de l’Institut photovoltaïque d’Ile-de-France (IPVF) © Cyril FRESILLON / IPVF / CNRS Images

Ces préoccupations, pas toujours nouvelles donc, se traduisent par un appel très marqué aux sciences humaines et sociales : alors que là encore, c’est une tendance de fond que d’attendre que les SHS prennent leur part de l’interdisciplinarité, l’appel est particulièrement marqué en matière d’énergie. De fait, si l’énergie constitue un champ de recherche d’intérêt majeur pour les sciences humaines et sociales, l’interdisciplinarité dans ce domaine n’est pas aisée, et la rencontre se produit rarement : dans les appels à projets de recherche, nombre de projets restent orphelins de recherches en sciences humaines et sociales, alors que la plus-value de ces approches serait évidente.

Pourquoi cette non-rencontre ? Il est certain que les termes du débat ne sont pas toujours bien posés. L’appel aux sciences sociales n’est pas dénué du « syndrome du WP5 » (ou dernier work package des programmes de recherche, traditionnellement dédié à la communication), quand ce ne sont pas des études d’acceptabilité (de technologies forcément bonnes) qui sont attendues… et encore y a-t-il, dans ces cas-là, des attentes : ceux qui sont habitués à servir de porte d’entrée interdisciplinaire connaissent l’invitation formulée de manière plus ou moins adroite autour du thème « je ne sais pas ce qu’on peut faire ensemble, mais on m’a dit qu’il fallait que je mette des SHS pour être financé ». Dans ces conditions, ce n’est pas l’absence des sciences sociales qu’il faudrait expliquer, mais leur présence…

Or si cette présence est nécessaire, elle reste à la construire. Comment le faire ? La littérature ne manque pas de textes expliquant comment l’interdisciplinarité doit se faire, en énergie ou dans d’autres domaines. En nous appuyant sur des expériences d’interaction interdisciplinaires en matière d’énergie, nous voudrions dans cet article proposer un principe de base pour fonder l’interdisciplinarité : la reconnaissance des limites des systèmes techniques et sociaux, mais aussi du système Terre. Les limites nous obligent à penser différemment et, dans cette pensée différente, les sciences ont beaucoup à apporter. Pour étayer notre argumentation, nous commencerons par rappeler l’intérêt des approches SHS en énergie, avant de montrer comment se fait la non-rencontre avec les autres sciences pour mieux fonder la nécessité d’une rencontre.

SHS et énergie : de l’étude des choix de systèmes énergétiques à l’accompagnement des transitions

Deux références importantes peuvent permettre de souligner la pertinence des sciences humaines et sociales en matière d’étude des énergies.

La première est un livre écrit il y a dix ans déjà sous l’égide de l’alliance Athéna. Olivier Labussière et Alain Nadaï ont, en 2014, coordonné cet ouvrage spécifiquement consacré aux sciences sociales de l’énergie1 . Ils appellent à se saisir de la réouverture des enjeux de l’énergie dans le cadre de la transition énergétique pour, notamment, montrer comment les sciences sociales peuvent aider à rendre visibles les choix socio-techniques qui président aux développements technologiques. Ils ont montré que les sciences sociales, construites en interdisciplinarité, pouvaient se saisir des problématiques soulevées par le retour de l’énergie dans l’agenda politique : elles éclairent la manière dont fonctionnent les exercices de prospective et de modélisation, les renouvellements de la gouvernance de l’énergie, les enjeux de la territorialisation des technologies, du fonctionnement du marché. Leur rapport, essentiel, s’est prolongé dans une enquête sur la transition énergétique sous forme d’un ouvrage collectif qui, lui aussi, a su faire date2  et illustre la bascule des études sur l’énergie vers des études sur la transition bas-carbone : leur proposition consiste à étudier la manière dont se fait la bascule vers la transition énergétique.

Ce virage est évident dans une autre initiative prise à l’échelle européenne par un collectif d’auteurs réunis autour de Seweryn Krupnick3 . Cette fois, le regard porte sur la manière dont les sciences humaines et sociales peuvent accompagner les transitions énergétiques : elles aident à comprendre les transformations profondes des systèmes économiques et politiques rendues possible par le déploiement des énergies renouvelables, à éclairer les contextes socio-politiques et culturels qui influencent l’adhésion des citoyens aux transitions, à appréhender les nouveaux modes de gouvernance de l’énergie et, au final, à déplacer les débats autour des questions d’acceptabilité vers celles d’objectifs fondés sur des valeurs.

D’autres points, moins traités par ces textes, sont repris dans d’autres propositions, dont une que nous avons faite pour la cellule énergie du CNRS4  : les problématiques de justice et de démocratie énergétique, les questions éthiques, les consommations d’énergies, les rapports nord/sud — ces éléments sont essentiels pour se saisir des enjeux des transitions énergétiques.

Une réalité des débats : le besoin des SHS d’une part, les risques d’instrumentalisation de l’autre

Ce n’est pas parce que les SHS refusent de mener des recherches orientées vers les questions de transition que la rencontre avec les sciences « dures » ne se fait pas. Au contraire, le virage vers une science impliquée est évident. Essayons dès lors de caractériser les non-rencontres dans des situations précises pour mieux les comprendre. Le colloque de la cellule énergie du CNRS, qui se tient tous les ans au siège du CNRS, est un bon lieu pour observer des situations concrètes.

À ce titre, les questions posées à la suite d’une session principalement consacrée aux SHS sont éclairantes quant aux limites du dialogue. Alors que la table ronde a essayé d’expliquer les effets de cadrage, de blocage, les difficultés à prédire, dans les rapports entre science, action et expertise, la première question a été simple : « pourquoi met-on autant de temps à agir ? Ne pourrait-on pas actionner des principes simples pour forcer l’action ? ». La deuxième question était du même acabit : « qui faut-il mettre au pouvoir pour que ça change enfin ? » La troisième posait les débats en termes d’équité, pour faire en sorte que la transition ne laisse personne de côté. La dernière était attendue : il s’est agi, avec certaines précautions oratoires, d’inviter les chercheurs et chercheuses à éduquer les populations qui refusent les bonnes technologies parce qu’elles sont mal informées. Les sciences sociales sont, là, renvoyées au rôle de pédagogues en charge d'expliquer pourquoi les populations doivent accepter une technologie.

Il est facile de voir les limites de ces questions, et l’agacement des collègues, renvoyés, après une heure et demie de débats, à des problématiques qui font d’eux des faiseurs de transitions, se comprend. C’est certes un rôle noble qui nous est conféré, et les sciences sociales qui se sont mises à travailler sur la manière dont les transitions peuvent se déployer ont une part de responsabilité dans ces questionnements. Il y a une sorte de pensée magique, selon laquelle les sciences sociales permettraient à des innovations de devenir réelles. Mais la pensée magique vaut dans les deux sens : ceux-là mêmes qui pensent que les sciences sociales peuvent permettre de mettre en œuvre les transitions, pensent aussi que les technologies qu’ils développent sont à même de constituer à elles seules les bases techniques de la transition. Que la science, en interdisciplinarité, peut.

Une pensée des limites pour fonder l’interdisciplinarité

L’idée de la pensée magique est à creuser, pour mieux s’en départir : il importe de mettre au regard de la toute-puissance de la science, ou de celle du politique ou du social ou de l’économique, une compréhension des limites non seulement des sciences des uns et des autres, mais aussi, et surtout des systèmes sociaux et des systèmes techniques qui, pas plus que les scientifiques, peuvent résoudre à eux seuls le problème.

Il est certain que nombre de recherches venues des sciences techniques présentent une posture qui aborde la transition énergétique par les enjeux et les leviers suscités par l’innovation autour des solutions techniques et matérielles ; cette dynamique est largement impulsée par les programmes de type PEPR5 : en bref, une science résolument au service de l’innovation technique et matérielle, fondée sur des promesses que l’on est d’autant plus enclins à faire qu’elles permettent de déclencher des financements.

Pourtant, la mise en débat dans certaines sessions du colloque énergie entre SHS et sciences techniques a été l’occasion d’incarner la nécessité d’accompagner cette innovation technologique par une recherche orientée « société » ; cette recherche postule que les leviers techniques et matériels ont pu connaître, et vont connaître, des limites, impliquant de légitimer aussi une posture et une dynamique de recherche dans laquelle la technique ne soit plus perçue comme le vecteur incantatoire des solutions de la transition énergétique, et dans laquelle le social ne serait en charge que de la mise en œuvre des solutions pensée uniquement par la technique.

Apparaît la nécessité d’une posture de recherche qui, tout en reconnaissant le caractère intrinsèquement technique et matériel des activités énergétiques, veut se situer dans un cadre définissant et pensant, ab initio, les limites techniques et matérielles de ce système énergétique dans des dimensions que sont les potentiels de déploiement, d’utilisation, de mobilisation de ressources, et d’impact. Car c’est là que les limites sont les plus évidentes : la technique ne peut pas tout, et quand bien même elle le pourrait, elle est confrontée aux limites en matériaux, en énergies, en capitaux… S’il y a bien une leçon que nous apprend le changement climatique, c’est celle des limites.

Les limites techniques, énergétiques, le manque de disponibilité en matériaux, se doivent d’être pensés et compensés, consubstantiellement avec la mobilisation d’autres leviers que sont les modes de vie, les pratiques, les comportements, les valeurs éthiques, les normes et les politiques publiques. Ceci appelle une approche, sans hiérarchie entre science des systèmes et sciences humaines et sociales, pour un cadre d’analyse sociotechnique global et soutenable. Car penser les limites revient finalement à se demander à quoi servent les technologies, et quel modèle de société elles doivent accompagner.

Il est dans nos possibilités et dans nos ambitions que ces approches différentes entre recherche au service de l’innovation technique et matérielle et recherche au service de la société, ne se limitent pas à des oppositions stériles, mais offrent, au travers de la reconnaissance de ses limites et de celles des autres, un moyen de penser les complémentarités.

Frédéric Wurtz, directeur de recherche CNRS, Laboratoire de Génie Electrique de Grenoble (G2Elab, UMR5269, CNRS, Université Grenoble Alpes ; Xavier Arnauld de Sartre, directeur de recherche CNRS, Transitions énergétiques et environnementales (TREE, UMR6031, CNRS / Université de Pau et des pays de l’Adour)

  • 1Labussière O., Nadaï A. 2014, L’énergie des sciences sociales, Éditions A. Athéna.
  • 2Labussière O., Nadaï A. (Dir.) 2018, Energy Transitions: A Socio-Technical Inquiry, Springer.
  • 3Krupnik S., Wagner A., Vincent O., Rudek T.J., Wade R., Mišík M., Akerboom S., Foulds C., Smith Stegen K., Adem Ç., Batel S., Rabitz F., Certomà C., Chodkowska-Miszczuk J., Denac M., Dokupilová D., Leiren M.D., Ignatieva M.F., Gabaldón-Estevan D., Horta A., Karnøe P., Lilliestam J., Loorbach D., Mühlemeier S., Nemoz S., Nilsson M., Osička J., Papamikrouli L., Pellizioni L., Sareen S., Sarrica M., Seyfang G., Sovacool B., Telešienė A., Zapletalová V., von Wirth T. 2022. Beyond technology: A research agenda for social sciences and humanities research on renewable energy in Europe, Energy Research & Social Science, 89, 102536. https://doi.org/10.1016/j.erss.2022.102536
  • 4Arnauld de Sartre X., Wurtz F. (Dir.) 2023, Pour une science de la transition énergétique au service de la société, Rapport du groupe interdisciplinaire ARPEGES CNRS pour la Transition énergétique, Centre national de la recherche scientifique.
  • 5Programmes et équipements prioritaires de recherche.

Contact

Xavier Arnauld de Sartre
Directeur de recherche CNRS, Transitions énergétiques et environnementales (TREE)
Frédéric Wurtz
Directeur de recherche CNRS, Laboratoire de Génie Electrique de Grenoble (G2Elab)