La « vie avec » les pesticides au Cambodge

La Lettre Anthropologie

Anthropologue, Ève Bureau-Point est chargée de recherche CNRS au Centre Norbert Elias (CNE, UMR8562, CNRS / EHESS / AMU / Avignon Université). Elle coordonne le réseau SHS/pesticides et étudie, depuis 2018, la construction sociale des problèmes de santé engendrés par les pesticides au Cambodge.

Avec les mises au jour de plus en plus fréquentes de scandales sanitaires et environnementaux mettant en cause les pesticides, ces substances sont devenues une question de société qui hante de manière croissante les imaginaires des agriculteurs, des citoyens et des consommateurs à l’échelle du globe. D’abord associés à un outil de la « modernisation agricole », les pesticides s’appréhendent désormais plus souvent comme une menace pour la santé humaine, animale et environnementale. Ce tournant, dans l’imaginaire collectif, se construit progressivement depuis les années 2010. Il s’inscrit dans un contexte de réflexions sociétales plus larges sur l’anthropocène, les conséquences non maîtrisées du développement industriel et de l’hégémonisme occidental.

En 2015, lors de précédentes recherches en anthropologie de la santé au Cambodge, les corrélations entre état de santé et présence de substances chimiques dans l’agriculture et l’alimentation prenaient de plus en plus de place dans les discours. Les pesticides commençaient à faire l’objet d’une préoccupation collective croissante et engendraient des répercussions sur le rapport au travail, à l’environnement, au corps, à l’alimentation, et au monde social et politique, non étudiées à ce jour. Les pesticides émergeaient comme un sujet d’élection pour étudier de nouvelles recompositions sociales liées à l’omniprésence de ces substances dans le quotidien.

Les recherches en SHS sur le sujet étaient essentiellement consacrées à la circulation des pesticides dans les Nords, à l’exception de quelques travaux sur les Suds. Il s’avérait alors opportun de renforcer la recherche en SHS sur la circulation de ces objets industriels dans les pays économiquement moins dominants à l’échelle de la planète où l’agriculture chimique est en croissance constante.

Bien que l’imperceptibilité des impacts demeure dans les Nords, des asymétries Nords/Suds se jouent, encore peu documentées. Le Cambodge est longtemps resté aux marges de la « modernisation agricole » et connaît depuis les années 1990 un recours massif, rapide et non contrôlé aux pesticides de synthèse. Les intoxications collectives, les suicides par ingestion de pesticides, les contrefaçons de produits, la mise sur le marché de pesticides interdits en Europe, l’homologation peu contraignante des produits ou encore l’absence d’encadrement de la vente et des usages, témoignent de la nécessité d’y rendre plus visibles les enjeux de santé liés à ces modes de circulation localisés.

Les problèmes liés aux pesticides y émergent plus clairement à l’échelle microsociale de ceux qui vivent avec ces substances, qu’à l’échelle politique. Les autorités publiques n’ont pas engagé de politiques ambitieuses de réduction et de contrôle des pesticides, la surveillance des effets sur la santé et l’environnement est quasi absente. En partant de l’hypothèse que la mise en visibilité des problèmes de santé commence dans l’ordinaire du quotidien, la chercheuse Ève Bureau-Point ethnographie les enjeux de socialité entre les humains et les pesticides aux différentes étapes de leur circulation (distribution, utilisation, persistance). Elle part du principe que les problèmes en question sont le produit d’un travail de construction mené, à diverses échelles microsociales, par une pluralité d’acteurs (ici agriculteurs et agricultrices, consommateurs et consommatrices, moines bouddhistes, professionnels de santé, vendeurs et vendeuses de pesticides, acteurs et actrices du développement agricole), qui sont en interaction permanente avec les pesticides et un socio-écosystème particulier. Elle analyse au Cambodge la fabrique de l’exposition, les expériences de la toxicité, la gestion quotidienne des risques et de l’incertitude, les tactiques de mise en visibilité des problèmes, tout en étudiant des phénomènes plus globaux propres à la mondialisation des marchés (industrie chimique, alimentation), aux écologies politiques mondiales et à l’émergence de la santé planétaire.

Après sept premiers mois d’enquête sur le terrain permettant d'appronfondir ces questionnements anthropologiques, la chercheuse a intégré des projets interdisciplinaires dans l’optique de lier ces problématiques à d’autres posées par les sciences biomédicales et environnementales. Elle est ainsi partie du principe que les regards disciplinaires sur cet objet d’étude commun s’enrichissent mutuellement pour mieux comprendre les impacts sanitaires et environnementaux des pesticides. En effet, l’action des pesticides dépend autant des lois de la physique que de la contingence du social. Avant de produire des effets sur le monde vivant, les pesticides ont une « vie sociale ». Des enjeux sociaux se manifestent tout au long de leur trajectoire influençant à des degrés divers l’exposition à ces substances chimiques et leurs effets. Quant aux savoirs biologiques qui circulent sur les pesticides dans l’espace social, ils changent l’attention portée à la santé et au monde qui nous entoure dans la vie de tous les jours. Les phénomènes physiques et sociaux s’enchevêtrent. Afin de tenir compte de ce double processus social et biologique, l’anthropologue expérimente l’interdisciplinarité sous différentes formes, via deux projets.

Le projet Pagopi (Approche interdisciplinaire des conséquences de la pollution environnementale par l’agent orange et les pesticides utilisés par les agriculteurs dans la péninsule Indochinoise) a permis d’aborder le sujet, sous un angle historique, en remontant l’histoire des usages de pesticides au Cambodge. Après des premiers épandages de pesticides agricoles dans le cadre de plantations mises en place par le protectorat français, le Cambodge a connu des épandages d’agent orange pendant la guerre du Vietnam dans des villages frontaliers le long de la piste Ho Chi Minh. Cet herbicide, utilisé entre 1961 et 1971 pour détruire la canopée et les cultures des combattants Viet Cong, contient des dioxines responsables de cancers et de malformations congénitales. Persistantes dans l’environnement, elles continuent de faire des victimes aujourd’hui et sont soupçonnées de se transmettre de génération en génération. Les effets de cette guerre chimique ont été peu documentés au Cambodge. La chercheuse a enquêté auprès de ces oubliés de la guerre chimique en 2019 dans un projet qui associe historien, anthropologue, endocrinologue, épidémiologiste, épigénéticien, psychiatre et biologiste. Chacun contribue à l’état des lieux des effets de la dioxine et des autres armes chimiques sur les êtres humains de la péninsule indochinoise (Vietnam, Laos, Cambodge, Thaïlande).

Le projet Wat-Health, qui a démarré en juillet 2021, associe quant à lui hydrochimiste, hydrogéologue, épidémiologiste, entomologiste, anthropologue, géographe, économiste, pour étudier au Cambodge les aléas sanitaires liés à l’eau (contaminants, maladies bactériennes et vectorielles) dans une zone agricole du delta du Mékong caractérisée par des usages excessifs de pesticides. Dans ce projet, Ève Bureau-Point identifie les pesticides en circulation et les logiques d’usage sur un cycle annuel, pendant que des collègues mesurent les résidus et la capacité du milieu à recycler les pesticides selon les conditions hydrologiques. L’équipe s'attèle à mieux comprendre la vulnérabilité des populations rurales à ces aléas sanitaires liés à l’eau.

Les résultats de ces enquêtes sont diffusés à travers des formes classiques d’écritures en sciences sociales et complétés par d’autres matériaux plus accessibles au grand public : montage photo animé, écriture de bande dessinée avec le dessinateur Tian Veasna.

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Ève Bureau-Point
Chargée de recherche CNRS, Centre Norbert Elias