Le « mille-feuille » organisationnel : un regard sociologique

La Lettre Sociologie

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Directeur de recherche de la Fondation nationale des sciences politiques, Patrick Castel mène des travaux à la croisée de la sociologie des organisations, de la sociologie des professions et de la sociologie des sciences. Trois axes guident ses recherches : la décision dans les organisations ; l’organisation du travail et les conditions de la coopération entre professionnels ; les processus collectifs de formation de l’action publique. Chargée de recherche CNRS, Léonie Hénaut étudie les processus de professionnalisation et de rationalisation du travail, et leur articulation. En particulier, elle s’intéresse aux nouvelles formes de travail pluri-professionnel qui émergent dans les organisations complexes, et à leur impact sur les hiérarchies et les identités professionnelles. Tous deux sont membres du Centre de sociologie des organisations (CSO).

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La création organisationnelle dans le secteur gérontologique, d'après Bloch et Hénaut (2014)

Dans les journaux et à la télévision, il est courant de lire ou d’entendre que l’administration française est un « mille-feuille » — un écheveau de services, d’agences et d’autres organisations, créé au fil des réformes ou à la suite de crises, et devenu illisible pour les usagers. Pour la plupart des commentateurs, il s’agirait d’un trait culturel, d’une passion propre à notre pays. À rebours, certains décideurs défendent la rationalité du phénomène. Dans un livre récent, Aurélien Rousseau, ex-directeur de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France et actuel directeur de cabinet de la Première ministre, Élisabeth Borne, écrit ainsi : « Tous les mille-feuilles sont le fruit d’une histoire rationnelle et non d’une forme d’hybris technocratique »1 . S’appuyant sur les résultats de nombreuses recherches sociologiques françaises et internationales, notre chapitre défend une troisième piste d’explication selon laquelle la prolifération organisationnelle est le résultat de processus collectifs, contingents et évolutifs, et donc éminemment politiques.

Le cas paradigmatique du cancer

Depuis le lancement du premier « Plan cancer » en 2003, de nombreuses organisations ont été créées pour améliorer la prise en charge des malades et la recherche sur le cancer2 . La plus emblématique est l’Institut national du cancer (INCa) dont la mission est de « coordonner les actions de lutte contre le cancer ». La commission de préfiguration du plan recommanda la création de l’INCa, le considérant comme une « proposition structurante »3 . Son positionnement vis-à-vis des établissements de santé a ensuite fluctué au cours du temps et en fonction des sujets, entre tutelle et facilitateur. À son tour, cette agence a créé d’autres organisations, souvent en association avec d’autres administrations. Dans le domaine des soins, les réunions de concertation pluridisciplinaire ont ainsi été généralisées pour examiner les dossiers des nouveaux patients en rassemblant de manière régulière des praticiens de différentes spécialités à l’intérieur d’un même établissement ou, souvent, entre établissements. Leur nombre a « explosé » selon le rapport d’évaluation du premier Plan cancer4 . Ce même rapport dénombrait 27 réseaux régionaux de cancérologie (« ayant un rôle de coordination de l’ensemble des opérateurs »5 ), 136 centres de coordination dans 16 régions (cellules de qualité inter-établissements agissant « en complémentarité » des réseaux) et 19 pôles régionaux de cancérologie (pour renforcer la collaboration entre établissements autour des soins de recours). Du côté de la recherche, d’autres organisations sont peu à peu apparues : les cancéropôles, les Sites de recherche intégrée sur le cancer (SIRIC), les plateformes d’aide à la recherche clinique et les Centres labellisés de phase précoce (CLIP2). Qu’il s’agisse des soins ou de la recherche, ces organisations ont pour point commun d’avoir la mission de coordonner des professionnels de disciplines ou de spécialités différentes à l’intérieur d’un établissement ou entre établissements, sans se substituer à l’autorité de ces mêmes établissements. Leur forme, les pratiques en leur sein et leurs évolutions dépendent des négociations et des relations de pouvoir entre acteurs locaux, et notamment des médecins, qui jouent un rôle-clé aux différents stades de leur développement. Tout en offrant de nouvelles opportunités d’échanges et d’apprentissages entre professionnels, elles densifient l’espace social, en le complexifiant, y compris pour les usagers, parce qu’on observe des formes de redondance et de concurrence entre elles.

Prolifération organisationnelle

Le cas du cancer n’est pas isolé. Le même phénomène de prolifération organisationnelle a lieu dans de nombreux autres secteurs de l’action publique. Dans celui de l’accompagnement des personnes âgées, le développement de dispositifs de coordination remonte aux années 1990, avec la création de réseaux gérontologiques, d’équipes mobiles, de services d’hospitalisation à domicile (HAD), puis de centres locaux d’information et de coordination (CLIC), de la méthode d’action pour l’intégration des services d’aide et de soins dans le champ de l’autonomie (MAIA), de parcours de santé des aînés (PAERPA), de plateformes territoriales d’appui aux professionnels (PTA) ou encore, dernièrement, de dispositifs d’appui à la coordination des parcours de santé complexes (DAC)6 . Ces dispositifs sont la plupart du temps le résultat de la rencontre entre des initiatives locales et des politiques publiques nationales. Ils se développent sous l’effet continu des appels à projet, expérimentations, cahiers des charge, évaluations et réévaluations. Les soins primaires offrent un autre exemple avec de nombreuses réformes visant à mieux coordonner les professionnels libéraux entre eux, et avec les professionnels hospitaliers. Les maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) et, plus récemment, les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), illustrent à nouveau ce phénomène de création organisationnelle. Citons aussi le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche qui a connu depuis les années 2000 une vague de réformes avec la multiplication d’agences et d’« alliances », de réseaux thématiques, de regroupements ou de fusions d’établissements au sein de « pôles », de « communautés », et le lancement d’appels à projets visant à structurer les opérateurs de l’enseignement supérieur et de la recherche (Laboratoires d’excellence, Initiatives d’excellence, Équipements d’excellence)7 . Si la création d’agences et la fusion d’administrations sont des phénomènes fréquemment étudiés, notre étude attire surtout l’attention sur la prolifération d’organisations dont la mission est de coordonner les activités dans différents secteurs d’action publique. Loin de correspondre aux canons de la bureaucratie, ces organisations se caractérisent par une faible formalisation des relations de travail, une autorité hiérarchique peu affirmée, et un recours limité aux règles et au principe d'efficience comme déterminant du comportement en leur sein.

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La galaxie des projets PIA coordonnés en Île-de-France (issus du Diagnostic territorial de l’enseignement  upérieur, de la recherche et de l’innovation, p. 14)

Travail politique et cercle vicieux néo-bureaucratique

De nombreux autres exemples dans d’autres secteurs de l’action publique pourraient être mis en exergue, mais ne nous méprenons pas : malgré cette profusion, la création organisationnelle n’est ni inéluctable ni parfaitement rationnelle ; elle est le résultat d’un travail politique qui engage de nombreux acteurs. D’abord, bien que la solution organisationnelle soit une modalité d’intervention privilégiée par de nombreux acteurs, y compris professionnels, encore faut-il que certains d’entre eux aient réussi en amont à convaincre qu’il y avait un problème à résoudre, et à le mettre sur l’agenda. Ensuite, non seulement l’idée même d’une nouvelle organisation ne s’impose pas nécessairement, mais surtout son périmètre, sa juridiction, ses moyens et ses liens avec les autres organisations du secteur restent à définir. À propos de chacun des cas cités plus hauts, des recherches montrent que les organisations n’ont pas été créées sans mal, leur forme et leur déploiement faisant l’objet de négociations, parfois âpres, entre les professionnels et les responsables administratifs. Enfin, les phases de mise en œuvre et de déploiement de ces nouvelles organisations donnent lieu à des phénomènes de résistance et à des réappropriations non anticipables, qui contribuent encore à redéfinir leur place effective. À la suite de constats d’échecs ou de résultats partiellement atteints par ces organisations, il est rare qu’elles soient complétement supprimées, précisément du fait de la nature politique du travail nécessaire à leur création : les acteurs investis dans le processus, surtout au niveau local, les défendent lorsqu’elles sont menacées de disparition ou de restructuration. Leur cycle de vie se termine alors souvent par une fusion, une absorption ou une intégration dans une entité plus large, ce qui signifie que de nouvelles organisations apparaissent à côté, ou au-dessus, de celles qui existaient déjà. Nous qualifions ce phénomène de cercle vicieux néo-bureaucratique, en référence au célèbre « cercle vicieux bureaucratique » forgé par Michel Crozier8 . Le cercle vicieux néo-bureaucratique se caractérise par la création continue d’organisations destinées à résoudre des problèmes de coordination qui ont été identifiés en leur sein mais surtout entre organisations, sans se donner les moyens de saisir les déterminants fondamentaux de la coopération à l’origine de ce qui est perçu comme des dysfonctionnements ou des « silos ».

  • 1Rousseau A. 2022, La blessure et le rebond. Dans la boîte noire de l’État face à la crise, Odile Jacob, p.109.
  • 2Voir Castel P., Juven P-A, Vézian A. (dir.) 2019, Les politiques de lutte contre le cancer en France, Presses de l’EHESP.
  • 3Abenhaim L. 2003, Rapport de la Commission d'orientation sur le cancer, La Documentation française, p.28.
  • 4Haut Conseil à la Santé Publique, 2009, Évaluation du plan cancer, Ministère de la santé et des sports.
  • 5Circulaire DHOS/SDO n° 2005-101 du 22 février 2005 relative à l’organisation des soins en cancérologie. https://sfap.org/system/files/circulaire-dhos-22fev2005.pdf
  • 6Bloch M-A., Hénaut L. 2014, Coordination et parcours. La dynamique du monde sanitaire, social et médico-social, Dunod. Voir aussi le récent rapport: Bloch M-A. 2022, Dispositifs de coordination : En finir avec le « mille-feuille à la française » pour la santé des personnes, des professionnels et des territoires, disponible sur le site de la CNSA. https://www.cnsa.fr/documentation/bloch-ma_dispositifs_de_coordination_en_finir_avec_le_millefeuille.pdf
  • 7Musselin C. 2017, La grande course des universités, Presses de Sciences Po.
  • 8Crozier M. 1964, Le phénomène bureaucratique, Seuil.

Contact

Patrick Castel
Directeur de recherche de la Fondation nationale des Sciences politiques, Centre de sociologie des organisations (CSO)
Léonie Hénaut
Chargée de recherche CNRS, Centre de sociologie des organisations (CSO)