Le travail et son organisation au prisme des écrans
Zoom sur…
Kevin Mellet est assistant professor à Sciences Po. Ses travaux s’appuient principalement sur la sociologie économique et les science and technology studies pour étudier les techniques marchandes à l’ère numérique. Gwenaële Rot, professeure des universités à Sciences Po, s’intéresse à la sociologie du travail, des entreprises et des organisations à travers les formes concrètes de la production ainsi qu’aux modalités et aux effets sur le travail de la rationalisation de l’activité économique. Tous deux sont membres du Centre de sociologie des organisations (CSO).

Dans quelle mesure l’introduction des technologies numériques induit-elle des changements dans le contenu même du travail, et dans la façon dont celui-ci est organisé et valorisé ? Nous avons pris le parti d’interroger la présence et les usages des écrans, et la (les) façon(s) dont ils reconfigurent l’organisation dans des secteurs aussi divers que l’industrie pétrochimique et nucléaire, le cinéma et la restauration. Que se passe-t-il face aux écrans, autour des écrans, derrière les écrans ? Quels types d’activités et d’organisations se déploient ?
Le travail industriel de surveillance-contrôle dans l’industrie de flux
Dans de nombreux secteurs industriels, l’homme producteur n’intervient plus directement sur la matière pour la transformer et « produire ». Comme l’avaient montré depuis longtemps Alain Touraine et Pierre Naville à partir de l’étude de secteurs très automatisés, c’est la machine automatisée qui prend en charge la production et l’opérateur a alors pour mission la surveillance des informations issues de différents capteurs qui apparaissent sur ses écrans de contrôle. Sa responsabilité est d’interpréter les signaux renvoyés par la machine pour corriger ses éventuelles dérives et réagir en cas de panne. Dès lors, les compétences techniques seules ne suffisent pas pour contrôler le process : une « compétence sociale » est nécessaire afin de partager les informations entre les différents membres d’une équipe chargés de surveiller les installations tout au long d’une chaîne de coopération sociotechnique. La production est de plus en plus prise en charge par des systèmes automatisés et le travail s’effectue face aux écrans.
Les recherches récentes menées dans des secteurs très automatisés comme l’industrie pétrochimique et nucléaire1 permettent de mieux prendre en considération les nouvelles attentes à l’égard du travail et leur traduction organisationnelle. L’attention de plus en plus importante portée au suivi de la qualité du produit et à la sécurité industrielle du process de production conduit à une responsabilisation accrue des équipes de production et son corollaire paradoxal, la multiplication des dispositifs de traçabilité (facilitée par les systèmes informatiques de suivi de process) qui peuvent être vécus comme des outils de contrôle porteurs de nouveaux risques professionnels. Cette organisation multidimensionnelle déployée à la fois pour permettre le suivi, sur le temps court, du process, et l’amélioration, dans le temps long, du système technique, suscitant les prises d’initiative, mais cadrant et contrôlant précisément les interventions, se révèle à double tranchant pour des salariés. Face à la bureaucratisation de l’organisation repérable dans ce type d’industrie, le risque est alors que les salariés se protègent derrière les règles (de qualité, de sécurité) en les appliquant mécaniquement sans interroger leur pertinence au regard de leur finalité première ou cherchent à masquer leurs actions pour ne pas être exposés à une mise en jeu d’une responsabilité accusatoire trop coûteuse.
Travailler sur l’écran : les métamorphoses de la conception des décors de cinéma
Le cinéma a été, depuis une vingtaine d’années, profondément transformé par l’introduction des technologies numériques qui a touché toute la chaîne de fabrication des films : préparation, tournage, postproduction, diffusion. Le perfectionnement des technologies numériques, l’abaissement de leurs coûts, conduisent en particulier à repenser le contenu et le déroulement de l’activité de conception et de fabrication des décors2 . Ainsi, le recours à la numérisation des maquettes ouvre un espace de test et d’essai-erreur, et donc de travail, infini. Elle modifie aussi la nature des échanges avec le réalisateur qui, du même coup, est amené à s’impliquer davantage lors de la phase de conception du décor confiée au chef décorateur. Si la souplesse des technologies numériques permet d’élargir la palette des propositions artistiques, elle ouvre aussi plus facilement la possibilité à d’autres parties prenantes du film d’intervenir dans une phase de travail jusqu’alors relativement maîtrisée par le chef décorateur. La multiplication des opportunités d’évaluation de son travail en train de se faire (par le réalisateur, le producteur…) en phase de préparation du film est de nature à limiter son autonomie artistique.
Les technologies numériques ont aussi des incidences sur le traitement des images (et donc des décors) en postproduction. La possibilité d’intervenir sur les images après le tournage pour compléter, transformer, voire créer des décors, ouvre, là encore, la possibilité de façonner les images. Le traitement numérique de l’image permet de modifier les couleurs ou l’éclairage d’un décor, de cacher certains éléments de décor, ou d’en compléter. Le territoire de la décoration est de plus en plus partagé. Ce partage n’est pas simplement le résultat d’arbitrages financiers et esthétiques réalisés lors de la phase de préparation du film. Il est aussi produit dans le cours de l’action en fonction de l’évaluation de la situation, lors du tournage lui-même. L’anticipation des possibilités de retouche en phase de postproduction contribue à desserrer les contraintes de prise de vue (« on le fera en postproduction ») et à désacraliser, d’une certaine manière, la phase de tournage. Dans la mesure où la fabrique du décor — mais aussi de la lumière — est prise en charge par d’autres mains en phase de postproduction, une plus grande incertitude pèse sur les possibilités de contrôle des résultats du travail des chefs décorateurs. Le report en phase de postproduction des gestes d’intervention sur le décor peut, s’il n’est pas bien contrôlé, remettre en cause la direction artistique initialement définie. Le processus de fabrication d’un film est de moins en moins séquentiel et de plus en plus intégré, car les outils numériques facilitent les interventions sur le décor tout au long du processus de fabrication, de la préparation du film à sa postproduction.
Par écran interposé
Qu’il s’agisse d’élaborer un plat, ou de le servir à un client, le travail dans les restaurants semble quant à lui peu affecté par la numérisation. Pourtant, les technologies numériques se sont imposées dans ce secteur, depuis les années 1990, sous la forme de sites web et d’applications mobiles qui recueillent et mettent en forme les notes et les avis de consommateurs, contribuant au développement d’une nouvelle forme d’évaluation, très populaire, et désarçonnante pour des restaurateurs peu préparés à y faire face3 . C’est ainsi via le marché, et par écran interposé, que s’impose la transformation numérique du travail dans la restauration, qui affecte tant l’évaluation du travail que son contenu.
Pour les consommateurs, désireux de se rendre au restaurant, Internet est une source d’information sur le marché. Les évaluations rassemblées et mises en forme par les applications spécialisées permettent de naviguer une offre foisonnante en s’appuyant sur les jugements de quidams. L’importance de cette source d’information doit cependant être rapportée aux autres sources d’information à disposition : être référencé dans un guide traditionnel (le Guide Michelin, Gault&Millau), être référencé et recommandé par l’Office de tourisme local, bénéficier d’une situation unique sur le vieux port d’Honfleur, disposer d’une clientèle d’habitués constituée au fil de décennies, permettent d’échapper (partiellement) à l’emprise d’Internet.
L’évaluation produite par les consommateurs n’est pas sans conséquence sur le contenu du travail. D’abord, les notes et avis publiés, au jour le jour, envoient des signaux précis et éphémères sur l’activité. Ces signaux entraînent de la part des restaurateurs des « réactions »4 : sanctionner un serveur directement visé par un avis, corriger un problème d’hygiène dans les toilettes, ou revoir la présentation d’un plat qui a déplu. Il s’agit pour l’essentiel de réactions peu coûteuses et dont l’effet sur le travail est marginal. Ensuite, l’évaluation prend aussi une forme globale et relativement stable : la réputation ou la valeur du restaurant telle qu’elle est objectivée dans une note moyenne et/ou une position dans un classement. Une fois objectivée, la réputation peut faire l’objet d’un « travail marchand » consistant, par exemple, à susciter des avis de la part de clients dont on sent qu’ils ont apprécié leur expérience, à répondre à des avis négatifs en adoptant un ton adéquat, à prendre la main sur la page de profil du restaurant, à réaliser une veille des avis de son restaurant et de la concurrence pour surveiller le marché, identifier des sources d’amélioration ou d’innovation possibles, etc. Ce travail d’apprivoisement, ou de domestication, du marché n’est pas proprement nouveau, mais il est rendu plus visible et plus prégnant dans l’activité des restaurateurs, et d’un ensemble très vaste d’activités, professionnelles ou semi-professionnelles.
L’omniprésence des écrans est assurément la manifestation la plus tangible de la révolution numérique. Loin d’épuiser la variété des configurations organisationnelles en contexte numérique, les trois cas présentés illustrent comment le numérique se déploie de manière diversifiée, soit en transformant le contenu même du travail, soit en transformant son évaluation (et bien souvent en faisant les deux).
- 1Rot G., Vatin F. 2017, Au fil du flux. Le travail de surveillance contrôle dans l’industrie pétrochimique et nucléaire, Presses des mines.
- 2Rot G. 2019, Planter le décor. Une sociologie des tournages, Presses de Sciences Po.
- 3Beuscart J-S., Mellet K., Trespeuch M. 2016, “Reactivity without legitimacy? Online consumer reviews in the restaurant industry”, Journal of Cultural Economy, 9(5) : 458-475.
- 4Espeland W. N., Sauder M. 2016, Engines of anxiety: Academic rankings, reputation, and accountability, Russell Sage Foundation.