L'économie comportementale à travers trois exemples
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Dimitri Dubois est docteur en économie, ingénieur de recherche CNRS. Brice Magdalou et Marc Willinger sont professeurs d’économie à l’université de Montpellier. Tous trois sont membres du Centre d'économie de l'environnement de Montpellier (CEE-M, UMR5211, CNRS / Institut Agro / Inrae / Université de Montpellier) et mènent des travaux dans le domaine de l’économie expérimentale et comportementale. Leurs recherches s'appuient principalement sur des expériences de laboratoire et de terrain pour étudier la prise de risque et les préférences sociales dans le contexte de dilemmes sociaux et d'asymétrie d'information.
L’économie est « aussi » une science du comportement. Née avec le traité sur La Richesse des Nationsd’Adam Smith (1776), l’économie dite néoclassique part du postulat que l’action de chaque acteur, guidée par son seul intérêt personnel, contribue au bien commun. De là est apparue l’hypothèse de rationalité économique, quintessence de l’Homo Oeconomicus, servant de pierre angulaire aux modèles de nos pères fondateurs. Mais l’économie ne se limite pas à cette vision réductrice du comportement humain. Adam Smith lui-même introduisait son premier ouvrage, La Théorie des Sentiments Moraux (1759), par la phrase suivante : « Quel que soit l’égoïsme de l’homme, il y a dans sa nature, à l’évidence, quelques principes qui le poussent à s’intéresser à la fortune des autres et qui rendent leur bonheur nécessaire pour lui, bien qu’il n’en tire rien d’autre que le plaisir de le voir ».
C’est toute la complexité du comportement humain que l’économie comportementale cherche à analyser. À la différence de l’économie traditionnelle qui postule l’existence d’un individu dit représentatif, ayant des préférences bien définies et prenant des décisions éclairées et optimales (l’Homo Oeconomicus), l’économie comportementale cherche à décrire et comprendre les comportements observés dans le monde réel. Elle s’appuie pour cela sur des méthodologies issues de la psychologie cognitive et sociale, des neurosciences ou encore, plus récemment, de la biologie évolutive humaine. Ses domaines d’investigation sont divers. Les travaux pionniers portent sur la rationalité limitée (heuristiques de jugement, profondeur de raisonnement…), sur les décisions individuelles en situation d’incertitude (aversion au risque, aversion aux pertes, préférences temporelles…) et sur les décisions en situation d’interaction (coopération, coordination, confiance, réciprocité…). L’éventail du champ d’application s’est considérablement élargi au cours du temps, notamment avec les travaux sur les comportements pro- et anti-sociaux, l’altruisme dans ses différentes facettes (générosité, sanction altruiste, altruisme paroissial…) ou encore sur le contrôle de soi, la procrastination, la fraude, la corruption, le mensonge, la compassion…
L’économie comportementale se fixe aussi comme objectif d’apporter des réponses aux grands défis sociétaux et environnementaux contemporains. Dans ce texte, nous illustrons les enseignements de cette discipline, pour trois défis en particulier. Deux défis environnementaux — l’adaptation humaine à un risque de catastrophe naturelle et les conflits d’appropriation d’une ressource commune — puis un défi sociétal — la redistribution des richesses dans un contexte mondial de fortes inégalités.
Adaptation humaine à un risque de catastrophe naturelle
L’exposition à un risque de catastrophe naturelle (inondation, tsunami, tremblement de terre…) affecte-elle les comportements des individus ? Il y a deux niveaux de réponse. L’un, comportemental, s’intéresse à l’adaptation des préférences et décisions des individus confrontés à ce type d’environnement. L’autre, génétique, s’intéresse à la sélection naturelle des variantes de certains gènes en fonction de l’environnement dans lequel l’individu évolue. Faurie et al.1 ont combiné ces deux approches afin d’étudier la tolérance au risque des habitants vivant sur les flancs d’un volcan actif, régulièrement en éruption : le mont Merapi (Java, Indonésie).
En comparant les populations exposées au risque volcanique à des populations non-exposées (vivant à quelques dizaines de kilomètres de la zone à risque), on observe que les individus exposés sont en moyenne moins tolérants au risque (ce qui à première vue peut paraître paradoxal). Ce résultat a été établi sur la base d’une tâche de choix de portefeuille, pour laquelle chaque participant se voit attribuer 20 000 roupies indonésiennes (IDR), qu’il doit répartir entre un actif sans risque (conserver l’argent) et un actif risqué, une loterie qui rapporte trois fois le montant investi ou zéro avec équiprobabilité. Le montant investi dans l’actif risqué est une mesure de la tolérance au risque. Les individus de la zone à risque ont investi 10 723 IDR en moyenne, contre 12 241 IDR pour les autres.
Cette étude a également mis en évidence une différenciation génétique entre les deux populations. Les gènes impliqués dans la régulation du système dopaminergique sont une cible intéressante pour l’étude, car la dopamine est un neurotransmetteur lié au système de la récompense dans le cerveau. Le gène du récepteur de la dopamine D4 (DRD4) est hautement polymorphe, ce qui le rend apte à une adaptation locale au risque. L’allèle 4R, la plus commune dans toutes les populations humaines (variante ancestrale), est très fréquente dans les populations locales, tout comme l’allèle 2R. Leur combinaison donne deux génotypes homozygotes (2R-2R et 4R-4R) et un génotype hétérozygote (4R-2R). Le résultat principal de cette étude est que les individus hétérozygotes sont plus fréquents dans les villages exposés au risque volcanique que dans les villages non-exposés (47 % contre 37 %). À l’inverse, les homozygotes y sont moins nombreux (47 % contre 54 %). Le fait majeur est que les hétérozygotes sont moins tolérants au risque (Figure 1) quelle que soit leur zone de résidence : ils investissent 11 150 IDR en moyenne contre 12 561 pour les homozygotes.
La différence de tolérance au risque entre les deux zones pourrait donc s'expliquer par un effet du génotype sur le comportement, combiné à une répartition différenciée des génotypes, engendré par la pression sélective favorisant les hétérozygotes dans la zone à risque.
Conflits d’appropriation de ressources communes
L’intérêt individuel rentre parfois en conflit avec l’intérêt collectif. La « tragédie des communs », expression popularisée par Hardin en 19682 , illustre le drame des ressources communes qui finissent par disparaître en raison de leur surexploitation. Un bien commun3 se caractérise par deux propriétés :
- il est non-exclusif, c’est-à-dire qu’il est difficile d’empêcher un individu d’en faire usage,
- il est rival, c’est-à-dire que son usage par un individu évince son usage par d’autres.
De nombreuses ressources naturelles entrent dans ce cadre : les ressources épuisables (minerais, pétrole, gaz…), les ressources renouvelables (espèces halieutiques, forestières…), les aménités (paysages naturels) ou, plus largement, l’environnement et le climat.
La surexploitation n’est cependant pas une fatalité. Elinor Ostrom (Nobel d’économie 2009)4 a démontré qu’une gestion décentralisée par des acteurs locaux est possible, moyennant la mise en place de normes et de règles, afin de favoriser la coopération et l’instauration de relations de confiance et de réciprocité entre les acteurs. Dans cette perspective, Dubois et al.5 proposent aux usagers de la ressource de mutualiser l’information sur leurs décisions d’extraction. Ce procédé aide à établir une norme au sein du groupe des usagers et à repérer et dissuader les « passagers clandestins » (individus profitant des actions raisonnables des autres sans se restreindre eux-mêmes). Yao et al. proposent la mise en place d’une étape d’approbation collective des décisions individuelles d’exploitation de la ressource, préalablement à l’exploitation elle-même. En cas d’approbation, les extractions proposées sont mises en œuvre, sinon une extraction uniforme est imposée à tous. Les résultats de laboratoire montrent que ce mécanisme facilite la coopération des usagers de la ressource en réduisant leurs niveaux d’extraction.
L’évolution continue de la ressource au cours du temps, avec de potentiels chocs (sécheresse, pollution, guerre…) ou seuils d’irréversibilité, a fait également l’objet de travaux récents. Comment les individus se comportent-ils dans ce cadre dynamique ? Sont-ils capables de déterminer les trajectoires optimales et de prendre en compte les conséquences de leurs actions sur le long terme ? Comment les aider à prendre des décisions qui préservent la ressource pour les générations futures ? Djiguemde et al.7 montrent que la possibilité d’ajuster fréquemment, ou en temps réel, ses choix en fonction de ceux des autres usagers favorise la coopération. Cependant, tous les individus ne tiennent pas compte des effets de long terme, ce qui peut avoir des conséquences négatives sur la gestion collective de la ressource.
En intégrant les biais cognitifs des individus (myopie, biais pour le présent…) dans les modèles et en s’appuyant sur les résultats expérimentaux, l’économie comportementale permet une meilleure compréhension du processus de décision, la finalité étant de proposer des solutions susceptibles d’améliorer la gestion des ressources et le bien-être collectif.
La redistribution des richesses dans un contexte mondial de fortes inégalités
De trop fortes inégalités socio-économiques peuvent être à l’origine de conflits sociaux. Les théories traditionnelles prévoient que dans un régime démocratique, un accroissement des inégalités implique une demande plus forte pour la redistribution (via le vote pour des partis politiques favorables à une fiscalité plus progressive, par exemple). Or, la réalité est plus complexe, voire parfois déroutante8 . Par exemple, les inégalités sont fortes aux États-Unis et continuent d’augmenter, alors qu’elles sont plus faibles et relativement stables en Europe. Aussi la redistribution (mesurée par les dépenses gouvernementales relativement au PIB) est plus faible aux États-Unis. Pourtant, la proportion d’Américains souhaitant une réduction des différences de revenus dans leur pays tend plutôt à décroitre, alors que les Européens considèrent que les inégalités sont un problème social de plus en plus important. Paradoxal ?
Ces différences d’attitude entre Américains et Européens face aux inégalités ne peuvent s’expliquer seulement sur la base de différences culturelles, économiques ou historiques, ou de fonctionnement distinct des institutions de gouvernance. Les préférences individuelles jouent nécessairement un rôle. Une idée largement répandue est que les Américains sont plus « méritocrates » que les Européens, c'est-à-dire qu’ils adhèrent plus facilement à l’idée que des inégalités de richesse issues du travail et de l’effort sont justes et ne doivent pas être compensées. L’économie comportementale a battu en brèche ce préjugé.
Une première série de résultats a mis en évidence des « biais de perception ». Les Américains sous-estiment considérablement les inégalités et, au contraire, surestiment la mobilité sociale en vigueur dans leur pays (une croyance excessive dans le « rêve américain »). Une fois ce biais pris en considération, les préférences intrinsèques des Américains et des Européens concernant le caractère juste ou injuste des inégalités n’est pas très différent. Par exemple, Almas et al.9 ont étudié les préférences des Américains et des Norvégiens, ce dernier pays étant caractérisé par de très faibles inégalités. Ils ont comparé la proportion d’individus :
- égalitaristes (toute inégalité doit être compensée),
- méritocrates (seules les inégalités issues de l’effort individuel sont justes,
- libertariens (les inégalités doivent être respectées).
Ils montrent que si, comme attendu, il y a plus d’individus égalitaristes et moins de libertariens en Norvège, la proportion de méritocrates y est aussi légèrement plus forte (Figure 2).
Les enseignements de l’économie comportementale sont ici multiples. Tout d’abord, une majorité d’individus, dans la plupart des pays occidentaux, ne considèrent pas les inégalités résultant de l’effort individuel comme fondamentalement injustes. D’autre part, les individus ont une vision des inégalités peu fidèle à la réalité (sous-estimées aux États-Unis, surestimées en France), ce qui biaise leurs jugements. Enfin, et plus inquiétant, beaucoup ne croient plus en la capacité de leurs gouvernants à améliorer leur propre situation.
- 1Faurie C., Mettling C., Ali Bchir M., Hadmoko D. S., Heitz C., Lestari E. D., Raymond M., Willinger M. 2016, Evidence of genotypic adaptation to the exposure to volcanic risk at the dopamine receptor DRD4 locus, Scientific Reports 6, 37745.
- 2Hardin G. 1968, The Tragedy of the Commons, Science, Vol 162, Issue 385 : 1243-1248.
- 3Samuelson P. 1954, The Pure Theory of Public Expenditure, The Review of Economics and Statistics 36 : 387-389.
- 4Ostrom E. 1990, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action (Political Economy of Institutions and Decisions), Cambridge University Press.
- 5Dubois D., Farolfi S., Rouchier J., Nguyen Van P. 2020, Contrasting effects of information sharing on CPR extraction behaviour: experimental findings, Plos One 15 (10): e0241212.
- 7Djiguemde M., Dubois D., Sauquet A., Tidball M. 2022, Continuous Versus Discrete Time in Dynamic Common Pool Resource Game Experiments, Environmental and Resource Economics.
- 8Pour une discussion détaillée du thème, voir Magdalou B. 2020, Quels déterminants aux préférences pour la redistribution ?, Revue Française d'Économie 35 : 51-97.
- 9Almas I., Cappelen A.W., Tungodden B. 2020, Cutthroat Capitalism versus Cuddly Socialism: Are Americans More Meritocratic and Efficiency-Seeking than Scandinavians?, Journal of Political Economy, 128(5) : 1753-1788.