Les enquêtes de la statistique publique au service de l’aide à la décision

Lettre de l'InSHS Autres

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Chargé de recherche CNRS en sociologie et science politique au Centre Maurice Halbwachs (CMH, UMR8097, CNRS / EHESS / ENS-PSL), Pierre Blavier mène des travaux sur les budgets de famille et les inégalités de conditions de vie, ainsi que sur les relations professionnelles et les mouvements sociaux. Sociologue, professeur à l’université Paris 8 et membre du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA, UMR7217, CNRS / Université Paris Nanterre / Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis), Nicolas Duvoux est spécialiste des questions de pauvreté, de précarité et d’inégalités sociales. Chercheur postdoctoral en sociologie au CRESPPA, Maël Ginsburger conduit des recherches sur la thématique « Écologie, Inégalités, Pauvreté » afin d’approfondir l’étude du lien entre inégalités sociales et transition écologique. Tous trois utilisent l’enquête comme support dans leurs recherches pour nourrir le débat public.

En matière de construction d’action publique et notamment de politiques sociales, la mobilisation de grandes enquêtes statistiques s’avère d’un secours précieux et même indispensable. En effet, celles-ci apportent une vision précise, et représentative, de nombreux enjeux et permettent un décentrement du regard par rapport aux catégories par lesquelles le monde social est ordinairement décrit. Ces catégories étant également celles sur lesquelles reposent, au moins de manière implicite, les normes de l’action publique et les dispositifs qui la mettent en œuvre, le recours à l’objectivité de la description permet une action plus adaptée aux réalités et plus juste car à même d’intégrer les disparités de ressources et de capacités à sa conception.

Dans cet article, trois utilisations d’enquêtes de la statistique publique, par quatre chercheurs ayant des statuts différents (CNRS, Université, Ministère), sont évoquées. Elles ont en commun de concerner les questions de pauvreté et d’inégalités sociales et d’avoir été élaborées dans le cadre ou avec le soutien actif du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion (CNLE, services du Premier ministre) et notamment de son comité scientifique1 . La première montre l’intérêt de quantifier la dimension subjective de la pauvreté pour saisir l’extension du phénomène ; la deuxième d’approcher la pauvreté en dynamique en suivant les mêmes individus sur plusieurs années ; la dernière montre comment la statistique publique peut aider à clarifier les enjeux de la conception et de la mise en œuvre d’une transition écologique socialement juste.

La mesure de la pauvreté subjective pour saisir le halo de la pauvreté

Au cours des dernières années et à la suite de mouvements sociaux de grande ampleur comme les « Gilets jaunes », les travaux de Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon sur la pauvreté subjective ont montré la diffusion de l’insécurité sociale durable au-delà des groupes déjà identifiés2 . La mesure monétaire et relative de la pauvreté, établie par l’Insee à partir de l’identification de la partie de la population vivant en ménage ordinaire avec un niveau de vie inférieur à 60 % du niveau de vie médian, a bien circonscrit un groupe où les chômeurs, les jeunes, les familles monoparentales et nombreuses, les moins qualifiés et les étrangers sont surreprésentés. Située à 14,5 % de la population en 2022 (soit 9 millions de personnes), cette mesure de la pauvreté constitue un indicateur d’inégalité, qui gagne à être mis en relation avec d’autres indicateurs. Parmi ceux-ci, la privation matérielle et sociale permet de saisir les formes et degrés de privation auxquelles la population est exposée3 . La prise en compte de ces mesures grâce au dispositif EUSILC (statistiques sur le revenu et les conditions de vie) a pour vocation de permettre la production d’indicateurs structurels sur la répartition des revenus et sur les conditions de vie des ménages, comparables pour les pays de l’Union européenne4 . Le croisement de ces mesures offre la possibilité d’identifier un noyau dur de la pauvreté, comptabilisé à environ 2 millions de personnes. Ce groupe nécessite l’attention prioritaire des pouvoirs publics dans la mesure où il cumule les difficultés sociales et y est exposé sur la durée5 .

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Qui sont les personnes qui se sentent pauvres?
Dans les vagues 2015, 2016 et 2017, un total de 1 153 personnes se disent pauvres (effectif non pondéré). Les catégories figurant dans ce graphique regroupent donc chacune de 181 à 206 individus.
(*) Cette catégorie regroupe les personnes en emploi à temps plein à l'exception des employés et ouvriers en contrat précaire, classés dans la catégorie suivante.
Lecture : 16 % des personnes qui se sentent pauvres sont des ouvriers et des employés disposant d'un emploi précaire ou à temps partiel.
Champ : Personnes d'au moins 18 ans résidant en France métropolitaine se déclarant pauvres. Source : Baromètre d'opinion de la DREES, 2015-2017.

En complément de ces mesures, la mobilisation des données du Baromètre d’opinion de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), service statistique ministériel dans les domaines de la santé et du social, permet d’apporter une mesure complémentaire et différente, apte à identifier les contours et formes d’une insécurité sociale durable allant bien au-delà des groupes concernés par les précédentes formes de pauvreté. Le Baromètre d’opinion de la Drees suit chaque année depuis 2000 l’évolution de l’opinion des Français à l’égard de la santé, de la protection sociale et des inégalités sociales. Le caractère annuel et l’ancienneté du Baromètre en font un outil de suivi conjoncturel indispensable pour appréhender l’évolution de l’opinion des Français sur les politiques dont le ministère a la charge, tant en matière de santé que de solidarités6 .

Depuis 2015, le Baromètre contient une question sur le sentiment de pauvreté. Apportant une réponse à la question « Qui se sent pauvre en France ? »7 sans préjuger de la situation des ménages par rapport à la pauvreté monétaire, le Baromètre fait apparaître l’exposition non seulement de groupes salariés, ouvriers et employés, mais aussi d’indépendants et de retraités au sentiment de pauvreté, ce qui permet de montrer l’ancrage d’un fort pessimisme dans des conditions matérielles d’existence dégradées. La mise en lumière de situations sociales problématiques, passant « sous les radars » des mesures conventionnelles et appelant un soutien public est rendu possible par cette mesure alternative : ainsi les retraités locataires de leur logement apparaissent-ils particulièrement exposés au sentiment de pauvreté, qui agrège la difficulté budgétaire, l’isolement relationnel et la crainte vis-à-vis de l’avenir. Même s’ils ne sont pas pauvres monétairement, ils sont fragiles et doivent être pris en compte par des revalorisations des pensions, idée désormais intégrée aux réformes des retraites, quoique sous des modalités perfectibles. Le sentiment de pauvreté suit et épouse la conjoncture, les jeunes y sont très exposés depuis la crise sanitaire, ce qui accrédite l’idée qu’il constitue un révélateur précieux de l’évolution sociale.

Les entrées-sorties de la pauvreté : adapter l’action publique aux trajectoires observées

Ces analyses identifient mais ne rendent pas pleinement compte de la complexité du phénomène. En effet, un même niveau de pauvreté (monétaire ou subjective) d’année en année ne reflète pas l’existence de dynamiques et de mouvements de population. La pauvreté est en général mesurée de manière statique, en ne s’intéressant qu’aux individus pauvres sur une année donnée, sans s’intéresser aux trajectoires des individus qui, eux, entrent et sortent de la pauvreté. La description de ces flux est indispensable pour construire une action publique pertinente.

Pour ce faire, le sociologue Pierre Blavier8 a réalisé une exploitation du volet longitudinal à neuf années de l’enquête de l'Insee Statistiques sur les ressources et les conditions de vie (SRCV, 2004-2019), qui offre différents avantages : effectifs importants (26 484 individus en 2019, dernière vague disponible avant le Covid), représentativité en population générale, suivi longitudinal de neuf années (malgré une attrition sélective importante), et questionnaire portant à la fois sur les conditions de vie et sur d'autres caractéristiques socio-démographiques. Les traitements statistiques réalisés conduisent à au moins deux résultats marquants. Le premier concerne la part d'individus connaissant au moins un épisode de pauvreté monétaire au fil des années. Celle-ci est, par construction, plus élevée que celle en coupe, et l’écart entre les deux est d’autant plus élevé que la période d’observation s’accroît. Mais l'ampleur de l'écart entre la pauvreté en coupe et celle longitudinale n'en reste pas moins marquant : selon l'enquête SRCV en population générale, l'étude conduit à estimer que près de 30 % des individus connaîtraient au moins une année de pauvreté monétaire à 60 % du niveau de vie médian au cours des neuf années de suivi, ce qui semble tout à fait considérable. D'un côté, la pauvreté reste certes une expérience minoritaire, puisqu’elle ne concerne que moins d’un tiers des individus sur une décennie. Mais de l’autre, le taux de pauvreté longitudinale représente, à un horizon d'entre cinq et dix ans, plus du double de celui en coupe (environ 14 %), ce qui pointe la fréquence du phénomène bien au-delà d’un simple « noyau dur » de personnes durablement pauvres.

Le deuxième résultat principal de l'étude concerne la question de savoir dans quelle mesure ces épisodes de pauvreté sont chroniques ou transitoires. Une analyse de trajectoires appliquée au panel SRCV corrobore cette distinction et confirme qu'il existe deux grands types de trajectoires de pauvreté : d'une part, une pauvreté transitoire marquée par un bref passage dans une situation en dessous du seuil de pauvreté monétaire et, d’autre part, une pauvreté chronique qui prend un caractère plus durable et profond. Le fait marquant est que la première rassemble environ deux-tiers des personnes touchées par au moins un épisode de pauvreté sur la période de suivi de près d'une décennie, tandis que la seconde ne concerne qu'environ un tiers de ces individus. Autrement dit, la pauvreté transitoire est bien la plus fréquente quantitativement, et d'assez loin, même si elle n'est sans doute pas la plus visible, notamment dans le débat public.

L’approche dynamique est donc indispensable pour montrer comment la pauvreté recouvre des trajectoires et des profils très différents, pour en donner des ordres de grandeur quantifiés et pour mieux en comprendre la pluralité des expériences. Les objectifs d’action publique doivent donc être cohérents avec l’ordre de grandeur du phénomène d’une part, sa caractérisation d’autre part. Des mesures pérennes (minima sociaux, accompagnement social) mais aussi des mesures ponctuelles de soutien au revenu (prime d’activité) ou au maintien dans l’activité (aides à la garde d’enfants, soutien à la mobilité, etc.) peuvent être conçues à l’appui de ces données.

Décrire les modes de vie et la consommation pour mieux penser la transition

Les politiques de transition écologique sont susceptibles de générer des problèmes sociaux si elle sont mises en œuvre de manière indifférenciée, sans tenir compte de la variabilité sociale et résidentielle des rapports à la consommation et à l’environnement. L’Insee, à travers la réalisation de l’enquête Budget de Famille (BDF), constitue un acteur incontournable de la production de données à l’échelle des ménages permettant précisément d’aguiller la décision politique en matière de transition écologique. Administrée auprès d’un ensemble de 10 000 à 15 000 ménages répartis sur l’ensemble du territoire français, l’enquête BDF vise, depuis 1979, à « reconstituer toute la comptabilité des ménages  », c’est-à-dire à la fois leurs dépenses, leurs consommations n’occasionnant pas de dépenses, mais aussi leurs ressources monétaires et non-monétaires. Mais par son mode de collecte — qui allie questionnaires et carnets de comptes tenus par les enquêtés durant sept jours —, l’enquête a également permis au sociologue Maël Ginsburger de situer l’analyse en deçà des montants dépensés pour documenter les pratiques et habitudes de consommation qui les sous-tendent, mais aussi les conditions de vie — résidentielles, familiales, professionnelles et budgétaires — qui affectent les ménages9 En s’appuyant sur une analyse des sept vagues d’enquête entre 1985 et 2017, le sociologue montre que, malgré l’essor des injonctions à la transition écologique des modes de vie depuis les années 1990, les clivages sociaux dans la consommation sont restés les mêmes. Les ménages français continuent de se distinguer avant tout selon leur degré d’intégration à la consommation et les familles pavillonnaires continuent d’incarner les consommateurs de l’abondance. Il montre également que ce qui détermine cette intégration, ce sont alors avant tout les conditions matérielles d’existences, et en particulier les contraintes budgétaires et résidentielles : la consommation sobre demeure le plus souvent une consommation empêchée.

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L’espace de possibles de la décarbonation des modes de vie
Champ : Ménages ordinaires résidant en France métro- politaine (N= 12 081)
Note : ICD = Indice de cumul des Contraintes sur la Décarbonation. Empreinte carbone exprimée en Tonnes équivalent CO2.
Estimation de l’empreinte carbone par personne réali- sée à partir des calculs de Pottier, Eguienta et Combet [2024], Uncertainty in allocating carbon footprint: The case of French households, Working Paper). Lecture : Les points représentent la position moyenne des différentes tranches de niveau de vie. Les ellipses représentent la concentration de 80% des ménages de cette tranche. Le triangle bleu, située au sud-est du graphique, représente la part des ménages ayant une empreinte élevée relativement aux contraintes qu’ils subissent. Les ménages situés en deçà du troisième décile de niveau de vie en sont largement exclus. Cette zone pourra constituer la cible première des travaux académiques visant à saisir les ressorts des résistances au verdissement des modes de consommation ainsi que des politiques de transition écologique.
Source : INSEE, BDF 2017, graphique réalisé par Maël Ginsburger
 

De telles enquêtes sont cruciales lorsqu’il s’agit de produire des indicateurs chiffrés au regard desquels les politiques publiques peuvent être évaluées. Dans le champ scientifique et de la décision publique, la mesure de l’empreinte carbone est mobilisée afin d’apprécier l’inégale responsabilité des différents groupes sociaux dans les dégradations environnementales et climatiques, et mieux comprendre les ressorts sociaux et résidentiels du maintien de modes de vie non-durables. L’enquête BDF constitue, en France, une ressource centrale afin d’analyser les écarts entre ménages en termes d’empreinte carbone. Son exploitation permet ainsi de conclure au lien positif entre volume de l’empreinte carbone et niveau de vie — les 10 % des ménages les plus aisés émettant en moyenne deux à quatre fois plus que les 10 % les plus pauvres —, mais aussi à l’importance cruciale de la taille de la commune de résidence. L’objectif à atteindre en termes de décarbonation diffère ainsi fondamentalement selon les catégories de ménages considérées.

L’action publique ne peut également ignorer les contraintes inégales auxquelles les ménages sont exposés lorsqu’il s’agit d’amender leur mode de vie et leurs pratiques de consommation afin d’en limiter l’empreinte. La distance à son lieu de travail, la dépendance à l’égard des aides en nature, le fait d’être locataire de son logement ou d’avoir des problèmes de santé durables contraint à maintenir un mode de vie particulièrement impactant sur l’environnement. À l’aide de l’enquête BDF, Maël Ginsburger a construit un Indice de cumul des Contraintes sur la Décarbonation (ICD) afin de proposer une première quantification de ces contraintes et de montrer, par exemple, la faiblesse des marges de manœuvre des ménages les moins aisés pour diminuer leur empreinte carbone10 . L’enquête BDF fournit des données et permet de construire des indicateurs cruciaux pour mieux organiser et articuler l’action publique en matière de transition écologique et de lutte contre les inégalités.

  • 1Le Comité scientifique du CNLE, dirigé par Michèle Lelièvre, a pris la suite de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale à la suite de la fusion des deux instances.
  • 2Duvoux N., Papuchon A. 2018, Qui se sent pauvre en France ? Pauvreté subjective et insécurité sociale, Revue française de sociologie, 2018/4 : 607-647.
  • 3L’évaluation de l’Insee porte sur 13 besoins de la vie courante qui vont des besoins essentiels (logement, nourriture, chauffage, vêtements…) aux activités telles que le fait de se réunir régulièrement avec des amis ou de la famille autour d'un verre ou d'un repas.
  • 4Blasco J., Gleizes F. 2019, Qui est pauvre en Europe ? Deux figures différentes de la pauvreté, Insee Références.
  • 5Blasco J., Picard S. 2021, Environ 2 millions de personnes en situation de grande pauvreté en France en 2018, Insee Références.
  • 6Depuis sa mise en place en 2000, l’enquête se déroule en face à face auprès d’un échantillon d’environ 4 000 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans ou plus. Cet échantillon a été construit selon la méthode des quotas prenant en compte différents critères qui sont le sexe, l’âge, la profession de la personne de référence, après stratification par catégorie d’agglomération et de région.
  • 7Duvoux N., Papuchon A. 2018, Qui se sent pauvre en France ? Pauvreté subjective et insécurité sociale, Revue française de sociologie, 2018/4 : 607-647.
  • 8Blavier P. 2023, Les enseignements d'une approche longitudinale de la pauvreté, Revue française de sociologie, 2023/3 : 325-355.
  • 9Ginsburger M. 2022, The more it changes the more it stays the same: The French social space of material consumption between 1985 and 2017, The British Journal of Sociology, 73.4 : 706-753.
  • 10Ginsburger M. 2024, Chapitre 5 :  La contrainte écologique paradoxale des ménages pauvres et modestes et ses déclinaisons, in Duvoux N., Lelièvre M., Ginsburger M., Auzuret C. et al., Faire de la transition un levier de l’inclusion sociale, CNLE.

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