Les sociétés face aux défis climatiques*

Les sciences humaines et sociales sont aujourd’hui une source d’apports majeurs à la compréhension des enjeux posés par le changement climatique. À des rythmes différents, qui s’expliquent par des considérations épistémologiques propres aux différentes sciences, toutes les disciplines se sont emparées progressivement de la question. Elles sont de plus en plus largement et fortement interpelées au fur et à mesure que le changement climatique se donne à voir comme ce qu’il est : un fait inextricablement environnemental et social. De fait, les activités humaines modifient le climat, qui lui-même fait peser des contraintes de divers ordres sur les individus dont il modifie les existences, tandis qu’il traverse et impacte de manière croissante les dynamiques sociales. Les interactions permanentes entre dynamiques climatiques, ou naturelles, et dynamiques sociales, viennent d’ailleurs démontrer le caractère caduc de cette distinction. L’océan en offre une bonne illustration. Il est perçu comme un système « naturel » alors même que changement climatique, pollutions diverses (plastique, métaux lourds, pollution sonore…), activités industrielles extractives, pêche, pipelines et autoroutes du numérique, activités récréatives… en font un milieu très anthropisé. L’empreinte humaine est présente jusque dans les grands fonds marins.

C’est fort de ce constat que CNRS Sciences humaines & sociales a lancé la préparation d’un position paper présentant un état de l’art des recherches en sciences humaines et sociales sur le changement climatique. Un projet ambitieux, au regard de la grande richesse et diversité des travaux en la matière. Ayant bénéficié des contributions d’une cinquantaine de collègues venant des différentes disciplines des sciences humaines et sociales, l’ouvrage Les sociétés face aux défis climatiques, paru en mai dernier chez CNRS Éditions, en est le résultat1 Il a fait l’objet d’une première présentation et discussion collective lors d’une journée de réflexion qui a eu lieu à l’Institut d’études avancées de Paris le 15 mai 2024. CNRS Sciences humaines & sociales réfléchit actuellement à d’autres temps de mise en débat et aux différents prolongements que pourrait prendre cette initiative clé pour l’opérationnalisation de cette priorité scientifique consacrée à l’habitabilité de la planète.

Les sociétés face aux défis climatiques donne à voir à la fois l’ampleur des champs thématiques couverts par les sciences humaines et sociales, la profondeur d’analyse qu’elles offrent et dès lors leur rôle dans la construction de notre futur. Il montre que les sciences humaines et sociales trouvent dans le changement climatique un terrain particulièrement fertile pour examiner les résistances sociales et les contradictions de nos sociétés, les systèmes économiques, politiques et les scènes diplomatiques, à différentes échelles et sur l’ensemble des territoires2 . Les travaux des chercheurs et chercheuses éclairent, en leur donnant une profondeur de champ historique, les multiples manières dont individus et sociétés admettent, avec de plus ou moins grandes difficultés, le nouveau régime climatique qui se met en place, la façon dont ils agissent, réagissent, s’adaptent, se mobilisent, s’affrontent, explorent et expérimentent cette vie avec le changement climatique.

Laboratoire pour l’exploration de nouveaux objets, pour l’interdisciplinarité ou encore le renforcement des liens sciences-société, le climat renouvelle en profondeur le champ, les méthodes, les objectifs et la portée de beaucoup de disciplines des sciences humaines et sociales. Si le chemin parcouru par ces dernières est important, de nombreux verrous scientifiques demeurent, notamment dans des domaines où le climat est encore peu présent comme objet de recherche alors que ses conséquences sont, elles, déjà bien réelles : santé, éducation, alimentation, tourisme, patrimoine culturel et historique, mobilités et migrations, habitat, fragmentations et fractures, pollutions, etc. Les transitions attendues dans tous les secteurs, énergie, agriculture, industrie, bâtiment, transports, et qui peuvent s’appréhender en termes de dynamiques des systèmes socio-spatiaux, demandent également à être mieux étudiées, y compris pour anticiper des effets sociaux et économiques rétroactifs possiblement régressifs, autrement dit de fausses bonnes idées parfois productrices de fortes iniquités sociales. Les enjeux de gouvernance et de politiques publiques d’atténuation, comme d’adaptation, et ceux de redistribution ont également besoin d’être encore étoffés3 . De façon transversale, les sciences humaines et sociales doivent aussi réfléchir avec les acteurs professionnels et les citoyens sur les effets du changement climatique, sur la façon dont il percute et amplifie les grandes fractures sociales, sur les représentations qui sont véhiculées. Ici, l’approche des sciences participatives est désormais incontournable.

Ainsi, la portée des recherches dépasse le cadre scientifique en ce qu’elle est proprement politique : elles participent du renforcement de la capacité de nos sociétés à s’emparer du « problème »4 et à se mettre en mouvement, attitude indispensable si nous ne voulons pas juste attendre l’arrivée de la catastrophe… comme dans le film Don’t look up.

Sandrine Maljean-Dubois et Stéphanie Vermeersch, directrices de recherche CNRS et directrices adjointes scientifiques de CNRS Sciences humaines & sociales

*Cette contribution s’appuie partiellement sur l’article suivant : Maljean-Dubois S., Vermeersch S. 2024, Les sciences humaines et sociales au défi du changement climatique, « Urgence écologique : la recherche à l’épreuve », Culture et Recherche.

• 1Maljean-Dubois S., Vermeersch S., Deboulet A. (dir.) 2024, Les sociétés face aux défis climatiques : que sait-on ?, CNRS éditions.
• 2Euzen A., Laville B., Thiébaut S. 2017, L’adaptation au changement climatique. Une question de sociétés, CNRS éditions.
• 3Fleurbaey M., Lecocq F. (dir.) 2022, Les sciences humaines et sociales et le climat en France : état des lieux et perspectives, Rapport de mission au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.
• 4Chateauraynaud F., Dubois C. 2019, Et si la climatologie devenait une science sociale comme les autres ? À propos du colloque « Entre connaissance et action : regards croisés sur les enjeux climatiques et environnementaux », Natures Sciences Sociétés 27 (1) : 63-72.