Linguistique de terrain et sciences ouvertes
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Chercheur CNRS au Laboratoire de langues & civilisations à tradition orale (Lacito, UMR7107, CNRS / Université Sorbonne Nouvelle / Inalco), Alexis Michaud mène des recherches sur les langues du sous-groupe naïque de la famille sino-tibétaine et les langues du groupe viétique de la famille austroasiatique. Il attache une grande importance à l’articulation entre documentation des langues et recherche, problématique d’autant plus essentielle dans un contexte de science ouverte.
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La linguistique dite de terrain a pour objet d’étudier des langues rares, peu documentées, en allant à la rencontre des sociétés où elles sont parlées. L’entreprise est hérissée de difficultés de tous ordres. Il est nécessaire d’acquérir une érudition longue (apprentissage non seulement de la langue étudiée, mais aussi, bien souvent, de langues de contact), et de s’approprier les méthodes d’enquête et d’analyse (y compris l’emploi de technologies informatiques de pointe). Les enquêtes en immersion de longue durée présentent tout un éventail de défis : au plan du financement et de la logistique, de la gestion des risques sanitaires, mais aussi d’éventuels chocs culturels. Établir des partenariats durables, équilibrés et mutuellement satisfaisants avec les personnes qui partagent leur savoir avec nous est aussi délicat qu’essentiel, dans des contextes sociopolitiques mouvants.
Mais « la nécessité est mère de l’invention », et la linguistique de terrain et les disciplines voisines (ethnologie et anthropologie, ethnobotanique…) font preuve d’une créativité d’autant plus foisonnante qu’elles portent en elles-mêmes une dynamique de renouvellement, par le dialogue entre cultures qui se trouve au cœur de l’activité des chercheuses et chercheurs. Le présent texte s’efforce de donner une idée des enjeux contemporains de l’étude des langues rares, des questionnements en cours, et des recherches de nouveaux équilibres, dans le contexte propice d’un soutien institutionnel aux sciences ouvertes et aux sciences avec et pour les sociétés.
Une mission toujours plus urgente, dans un contexte d’érosion rapide des langues et sociétés
L’UNESCO estime que près de la moitié des langues parlées dans le monde sont en danger d’extinction d’ici à la fin de ce siècle. Mais l’extinction est précédée par une rupture de la chaîne de transmission qui peut déjà être constatée pour de nombreuses langues ; et ce ne sont pas seulement les langues qui sont en danger. Les linguistes de terrain sont aux avant-postes pour constater les conséquences déjà bien présentes d’un contexte mondial de montée des périls, où s’entrecroisent destruction des écosystèmes, détérioration des relations sociales induite par la croissance des inégalités, et montée des passions identitaires et nationalistes.
Dans ce contexte, ouverture, innovation et responsabilité apparaissent comme trois mots-clefs.
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L’action du CNRS : ouverture, innovation et responsabilité
L’action du CNRS en matière de linguistique de terrain, mise en œuvre dans des unités mixtes de recherche avec ses partenaires universitaires, s’inscrit d’abord sous le signe de l’ouverture : ouverture des données de la recherche, des outils et des publications, en cohérence avec la politique résolue de science ouverte décidée par l’institution. Les enregistrements collectés depuis plus d’un siècle constituent des ressources précieuses, pour les sociétés en question aussi bien que pour l'étude de la diversité linguistique mondiale. Pour assurer l’archivage pérenne et la diffusion de données de langues rares, les plateformes Cocoon (Collection de corpus oraux numériques) et Ortolang (Outils et ressources pour un traitement optimisé de la langue) s’appuient sur la chaîne de traitement pour archivage pérenne mise en place sous l’égide de l’Infrastructure de recherche étoile Huma-Num, avec pour partenaires les Archives de France et le Centre informatique national de l’enseignement supérieur. Au sein de Cocoon, certaines collections, dont la collection Pangloss, sont plus particulièrement spécialisées dans les données de langues rares.
L’action du CNRS s’étend aussi aux innovations technologiques et méthodologiques qui transforment le domaine. Un Réseau thématique du CNRS, « Linguistique informatique, formelle et de terrain » (LIFT), œuvre spécifiquement à la bonne articulation entre ces trois domaines, afin que la recherche en informatique, la formulation de propositions en linguistique générale (généralisation, modélisation, formalisation) et l’approfondissement de l’étude de langues rares entretiennent un dialogue mutuellement profitable. Le succès d’expériences en documentation linguistique computationnelle recourant à des outils de type « intelligence artificielle » confirme le potentiel de ces innovations afin de faciliter la réalisation de tâches chronophages telles que la transcription de la parole, l’annotation de corpus et la traduction de textes.
Enfin, la responsabilité des linguistes ne consiste pas seulement à satisfaire aux obligations d’un cadre juridique européen soucieux d’une gestion responsable des données à caractère personnel. Il s’agit également de prêter la plus grande attention aux relations avec les personnes qui partagent leur savoir avec nous. Ces personnes, traditionnellement appelées « informateurs », et désignées actuellement, sur le modèle de l’anglais, sous le terme de « consultants », tiennent une place essentielle dans l’entreprise fondamentalement collective que constitue la documentation linguistique. Trouver en eux des collègues partageant un même goût pour l’exploration scientifique est un objectif majeur. Il s’agit de dépasser la notion de simple collecte de données à sauvegarder et exploiter, et d’intégrer les partenaires dans la démarche de recherche, en veillant à ce que leurs savoirs, leur culture et leur expertise soient reconnus et respectés. L’heure est actuellement à intensifier ces efforts, et à encourager plus généralement l’engagement des linguistes dans un tournant collaboratif facilité par les nouvelles technologies de l’information.
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Des partenariats équilibrés à réinventer
Les enregistrements audio et vidéo issus des travaux de terrain représentent pour les sociétés à tradition orale une mémoire de leurs savoirs et de leurs langues. Au CNRS, le travail de terrain est mené de façon continue sur des perspectives temporelles larges, ce qui permet d’irriguer indirectement les structures de recherche et d’action dans les communautés1 engagées dans une perspective de réappropriation. Dans ce domaine, un défi auquel le CNRS s'attelle est de faciliter l’accès aux archives constituées au fil des décennies, afin de rendre les documents plus faciles à interpréter et à utiliser pour les locuteurs eux-mêmes. Archivistes, chercheurs et informaticiens explorent des moyens d’adapter les interfaces aux besoins des utilisateurs locaux, notamment par un accueil multilingue. Des séminaires et écoles d’été (dont l’école FieldLing, organisée chaque année) permettent de sensibiliser les chercheuses et chercheurs à ces problématiques qui placent la linguistique de terrain au cœur des débats et des expérimentations autour d’un nécessaire travail de décolonisation. L’Institut des langues rares de l’École Pratique des Hautes Études (ILARA, fondé en 2020) est l’un des lieux qui ambitionnent d’exercer une fonction de relais entre le monde de la recherche et la société civile ainsi que les institutions publiques, pour les langues à tradition orale aussi bien que pour les langues anciennes. De nouveaux équilibres y sont recherchés, entre les objectifs de documentation, de recherche et de valorisation mis en avant par des institutions du « Nord global » d’une part et, d’autre part, les souhaits et les centres d’intérêt des locutrices et locuteurs du « Sud global »2, dans des contextes sociopolitiques dont la diversité et la complexité sont souvent sous-estimées.
Conclusion : la linguistique de terrain, science humaine
Pour la linguistique de terrain, l’attachement à des sciences ouvertes, avec et pour les sociétés, ne constitue ni un effet de mode, ni un tournant récent. L’immersion dans des sociétés à tradition orale, dans des groupes humains minoritaires, ou sur des terrains lointains, favorise respect et entente mutuelles. L’exotique est quotidien, selon la formule de Georges Condominas : les comportements les plus surprenants, les structures sociales ou langagières les plus inattendues, n’ont au final rien de mystérieux, et s’inscrivent sur le fond de proximités fondamentales. « Les bonnes raisons d’aimer le français, en tant que création de l’esprit humain, sont les mêmes qui font aimer les autres langues, et surtout peut-être celles auxquelles on prête trop peu d’attention, mal connues parce que parlées par des gens trop peu nombreux, ou trop lointains, ou trop longtemps (voire encore) en butte au mépris colonial. La mise en évidence de leur complexité disqualifie définitivement toute idée de hiérarchie, et toute prétention à la supériorité »3. Une compréhension approfondie nous renvoie constamment à une commune humanité, et fournit une base saine pour des coopérations équitables, équilibrées et fécondes.
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Notes
Le terme de « communauté » est d’emploi très courant dans les publications en langue anglaise. Sa généralisation peut avoir tendance à masquer la diversité des situations d’un contexte sociopolitique à un autre. Il peut s’agir d’un groupe fortement structuré, disposant d’instances de délibération et de décision, et de règles d’appartenance dont les critères ne sont pas nécessairement linguistiques. À l’inverse, le même terme peut être employé pour désigner l’ensemble des locutrices et locuteurs, sans préjuger de leur degré de solidarité mécanique ou organique. Voir notamment Dalles Maréchal A. & al. 2023, Logics, stakes and limits of cultural heritage transmission in China, Russia and Mongolia - Introduction, Études mongoles et sibériennes, centrasiatiques et tibétaines 54. https://doi.org/10.4000/emscat.6074.
Au sujet de cette notion, voir Peritore N. P. 1999, Third World Environmentalism: Case Studies from the Global South, University Press of Florida.
Launey M. 2023, La République et les langues, Raisons d’agir, 781.