L’interdisciplinarité en action : l’exemple des projets 80 Prime de la MITI du CNRS (2)

Lettre de l'InSHS Archéologie Sciences du langage Sociologie

#INTERDISCIPLINARITÉS

Chaque année, la Mission pour les Initiatives Transverses et l’Interdisciplinarité (MITI) du CNRS soutient 80 projets de recherche interdisciplinaires en finançant des allocations doctorales d’une durée de trois ans, qui sont associées à un budget de recherche durant les deux premières années. La condition : que le projet soit proposé par des chercheurs/chercheuses relevant de deux instituts différents du CNRS. CNRS Sciences humaines & sociales bénéficie de ce fait, depuis 2019, d’une douzaine de contrats doctoraux chaque année. Le précédent numéro de la Lettre présentait cinq projets s’intéressant principalement à l’environnement, en lien avec CNRS Écologie & Environnement. Retrouvez dans ce numéro les sept derniers projets sélectionnés en 2023, qui font la part belle aux approches alliant linguistique, neurosciences, psychologie cognitives, sciences informatiques, mais voit également la paléo-anthropologie et la biologie évolutive s’associer à la sociologie ou encore les sciences sociales computationnelles travailler avec la physique statistique.

ALtricialité secondaire et entrAIDE dans les sociétés humaines - ALAIDE

Dans les années 1950, le zoologiste Adolf Portmann a, sur la base d’une comparaison du développement ontogénétique de différentes espèces animales, développé le concept d’altricialité secondaire pour caractériser la situation humaine. Oiseaux et mammifères se différencient selon le degré d’altricialité de leur progéniture, c’est-à-dire selon le degré de dépendance des petits à l’égard de leurs parents à la naissance et selon la durée de cette dépendance. Le bébé humain nait inachevé et très vulnérable, sans tonus musculaire, sans capacité à se nourrir, à se soigner, à se protéger, et reste longtemps dépendant de ses parents (et, au-delà, des adultes de son groupe social) pour survivre. Cette impéritie de nature physiologique se double d’une dépendance culturelle : en tant qu’espèce marquée par des processus d’accumulation culturelle, l’espèce humaine se caractérise par une asymétrie entre le nouveau-né, qui vient au monde sans savoirs ni expériences, et les adultes porteurs de la culture propre à leur société. Les sociétés humaines ont ainsi dû tirer les conséquences sociales de cette longue période d’immaturité biologique et culturelle. Le développement de comportements altruistes, déjà identifiés chez certains mammifères, dont les grands singes, a dû accompagner la mise en place de l’altricialité dans l’espèce humaine.

C’est à préciser et analyser le lien entre altricialité secondaire et entraide que la paléoanthropologue Hélène Coqueugniot1 et le sociologue Bernard Lahire ont décidé de s’atteler. Une telle étude nécessite de conjuguer les apports des sciences naturelles (biologie évolutive, primatologie, paléoanthropologie et anthropologie biologique) et des sciences sociales (sociologie, anthropologie). Pour cela, une rencontre internationale inédite aura lieu en novembre 2024 à Paris ; elle débouchera sur la publication d’un ouvrage collectif, en vue d’élaborer une synthèse scientifique interdisciplinaire.

Cette recherche repose sur une collaboration entre le laboratoire Archéosciences-Bordeaux : matériaux, temps, images et sociétés et le Centre Max Weber2 .

Porteur : Bernard Lahire, directeur de recherche CNRS, Centre Max Weber, bernard.lahire@ens-lyon.fr

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© François VRIGNAUD/CNRS Images

The Laughing Infant - TELIN

Le rire est l'un des premiers moyens dont dispose un enfant pour engager une conversation. Il apparaît vers l'âge de trois mois, bien avant les gestes, le langage ou la marche. Des recherches récentes ont montré que, dès les premiers stades, l’acquisition du rire nécessite des compétences cognitives avancées étroitement liées à la négation. Ainsi, le rire offre une tournure intrigante au problème de l'émergence de la communication.

Le projet TELIN vise à développer un agent robotique socialement interactif (SIA) qui émulera un nourrisson pendant son acquisition du rire. Les principaux défis de TELIN sont de modéliser les rires du robot, de décider en temps réel quand le robot doit rire tout en prenant en compte l'état cognitif des nourrissons qui leur permet de s'engager dans cette activité complexe, qui va au-delà des capacités cognitives actuellement supposées en ce qui concerne la théorie de l'esprit et la complexité logique. Pour relever ces défis, TELIN rassemble un vaste corpus d'enfants riant avec leurs soignants dans divers contextes et développe des méthodes d'annotation manuelle et automatique. Le projet effectue une analyse de la production de rires chez les nourrissons et développe un modèle formel de leurs rires. À partir de ce modèle, TELIN construit et évalue un modèle computationnel qui décide et génère des rires pour un robot en temps réel au cours d'une interaction.

TELIN implique une collaboration essentielle entre les disciplines de la linguistique formelle (analyse du dialogue multimodal et acquisition du langage), de l'intelligence artificielle (développement d'agents socialement interactifs et apprentissage automatique) et du traitement du signal audio.

Cette recherche repose sur une collaboration entre le Laboratoire de linguistique formelle3 , l’Institut des systèmes intelligents et de robotique4 et le laboratoire Sciences et Technologies de la Musique et du Son5 .

Porteurs : Jonathan Ginzburg, professeur à l’université Paris Cité, Laboratoire de Linguistique Formelle, yonatan.ginzburg@u-paris.fr ; Catherine Pelachaud, directrice de recherche CNRS, Institut des systèmes intelligents et de robotique, catherine.pelachaud@sorbonne-universite.fr ; Nicolas Obin, maître de conférences à Sorbonne Université, Sciences et Technologies de la Musique et du Son

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Free vector cartoon toddler wearing pink clothes © Image by brgfx on Freepik

 

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Furhatmask, www.furhatrobotics.com

Modélisation neuro-computationnelle de la production typique et atypique de la parole - COMODOR

La communication parlée joue un rôle essentiel dans les interactions sociales. Avec l’âge, la prévalence de nombreuses maladies neurologiques associées à des troubles de la communication, telles que la maladie de Parkinson, augmente. Ces troubles sont des prédicteurs d’aspects clés des interactions sociales, comme le nombre d’amis et la fréquence de la participation sociale, et il est donc essentiel de bien les prendre en charge. Cependant, il reste beaucoup à comprendre concernant les mécanismes qui contribuent au succès des interventions pour améliorer la communication parlée dans les pathologies neurologiques. Dans ce contexte, l’objectif du projet COMODOR est de proposer un formalisme intégratif, avec un modèle computationnel, qui contribuera à simuler et expliquer ces mécanismes. Pour atteindre cet objectif, l’équipe adoptera une approche interdisciplinaire combinant la psycholinguistique, les sciences du langage, les neurosciences et l’informatique pour développer un modèle neuro-computationnel de la production de la parole. Le projet se focalise sur les phénomènes entraînant des modifications dans le système de la production par les indices extérieurs tels que la parole de l’interlocuteur ou la musique. L’enjeu est d’expliquer la flexibilité du système de la planification et de la production ainsi que l’interaction entre le système perceptif et le système de production de parole, sur lesquelles des interventions orthophoniques pourraient s’appuyer en présence des troubles.

La recherche comprend trois axes :

  • développement d’un modèle computationnel décrivant le comportement langagier typique,
  • étude de la capacité du modèle à simuler et décrire le comportement langagier des individus atteints de la maladie de Parkinson,
  • exploration des propriétés du modèle pour tester des hypothèses spécifiques en lien avec les lésions cérébrales engendrées par la maladie de Parkinson.

Cette recherche repose sur une collaboration entre le laboratoire Sciences cognitives et sciences affectives6 , le Laboratoire Parole et Langage7 et le Laboratoire de psychologie et de neurocognition8 .

Porteurs : Anahita Basīrhāt, maîtresse de conférences à l’université de Lille, Sciences cognitives et sciences affectives, anahita.basirat@univ-lille.fr ; Julien Diard, chargé de recherche CNRS, Laboratoire de psychologie et de neurocognition ; Mélen Guillaume, doctorant, Sciences cognitives et sciences affectives ; Serge Pinto, directeur de recherche CNRS, Laboratoire Parole et Langage

Approche multimodale de la dynamique conversationnelle et ses bases cérébrales - MANDELA

De nombreux travaux ont montré que le succès d’une interaction conversationnelle repose sur la convergence entre interlocuteurs. Celle-ci se manifeste par un rapprochement de ce que nous appelons les « représentations linguistiques » : peu à peu, les productions des participants deviennent sinon similaires, du moins comparables. Et cela concerne tous les niveaux : non seulement la prononciation, le rythme, la mélodie, mais également le lexique, les structures syntaxiques ou les gestes.

Le projet MANDELA se propose de modéliser les mécanismes de ce rapprochement en réunissant un ensemble de mesures de convergence pour chacun des niveaux linguistiques afin d’en analyser la dynamique au cours de la conversation. Cette modélisation multimodale originale est complétée par l’étude des informations neuro-physiologiques. L’équipe a pour cela constitué un corpus de soixante heures de conversations qu’elle a filmées et pendant lesquelles le signal cérébral et les constantes physiologiques (température, rythme cardiaque, etc.) de chaque participant ont été recueillies. Il s’agit du premier corpus de ce type, réunissant l’ensemble des modalités (qui ont été annotées) et se proposant d’étudier ce phénomène en conditions naturelles. L’objectif, au-delà de la modélisation, est de rechercher les traces de la convergence dans le signal cérébral. Il s’agit d’un défi méthodologique : il est extrêmement compliqué de traiter les données EEG recueillies alors que le participant est libre de ses mouvements. Les premiers résultats obtenus permettent cependant de valider cet objectif. L’équipe observe en effet (cela doit encore être confirmé par des analyses complémentaires) que le rythme des oscillations cérébrales de l’auditeur est corrélé avec l’enveloppe spectrale du locuteur. À partir de ces résultats, elle étudie désormais un phénomène discursif lié à la convergence : le changement de tour de parole.

Il s’agit d’un projet très interdisciplinaire alliant linguistique, neurosciences et informatique.

Cette recherche repose sur une collaboration entre le Laboratoire Parole et Langage, l’Institut de neurosciences des systèmes (INS, UMRAA06, Inserm / AMU) et le Laboratoire d'informatique et systèmes9 .

Porteurs : Philippe Blache, Laboratoire Parole et Langage ; Daniele Schön, Institut de Neurosciences des Systèmes ; Leonor Becerra, Laboratoire d'informatique et systèmes

Modélisation multi-niveaux des processus de différentiation et des dynamiques sociales : opinions, normes et valeurs - DYNSOC

Le projet DYNSOC s'attaque à la question cruciale de la relation entre individus et collectif en combinant une approche de physique statistique et une approche de sciences sociales computationnelles des dynamiques d’opinion et de préférences. Jusqu'à présent, la modélisation de  l’évolution des opinions, préférences ou valeurs était surtout abordée de manière théorique, faute de données quantitatives sur l’évolution des groupes sociaux.
L'émergence des réseaux sociaux en ligne change la donne en offrant un accès massif à ce type de données. Malgré des préoccupations sur la segmentation sociale des utilisateurs, ces plateformes permettent d'étudier diverses dynamiques sociales, comme la formation de consensus, la polarisation autour de sujets sociaux, ou la diffusion de rumeurs.

Le projet vise à créer des modèles intégrés, reliant différentes approches de la modélisation sociale (théorie des jeux, physique statistique, systèmes dynamiques, réseaux complexes) en prenant en compte la formation d'opinions, de valeurs et de normes, liées à la personnalité des acteurs sociaux et aux structures sociales modélisées comme des réseaux complexes. La dynamique de couplage entre les processus intrinsèques aux acteurs sociaux et les réseaux d'interactions qu'ils forment sera explorée à travers des approches théoriques et empiriques.

DYNSOC ambitionne de développer des approches novatrices pour étudier la dynamique d'opinion, en faisant dialoguer des disciplines telles que la physique statistique, la théorie des jeux, les modèles d'agents, la modélisation de réseaux complexes et la science des données. Ces modèles seront validés à partir de données issues des macroscopes sociaux développés à l'Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France10 qui permettent de reconstruire les dynamiques sociales sur des sujets tels que la politique, le climat et la pandémie de COVID-19.

In fine, ce projet ambitionne de mieux comprendre les impacts sur le long terme de crises telles que les pandémies ou le réchauffement climatique sur nos sociétés.

Cette recherche repose sur une collaboration entre l'Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France et le Laboratoire de physique théorique et modélisation11 .

Références : Politoscope, Climatoscope

Porteurs : David Chavalarias, directeur de recherche CNRS, Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France, david@chavalarias.org ; Laura Hernandez, maîtresse de conférences, Laboratoire de physique théorique et modélisation

Domestication de virus à usages thérapeutiques : étude des savoirs, savoir-faire et enjeux au prisme de la biologie évolutive et de l’anthropologie

Les bactériophages, ou phages, sont des virus composés principalement d’acides nucléiques (ADN ou ARN) et de protéines, qui forment une capside, une sorte de coque autour de leurs acides nucléiques, qui ont pour hôtes des bactéries. Partout où l’on peut trouver des bactéries, on trouve également des phages, et ce en quantité. On estime que pour chaque bactérie sur terre, on peut compter une dizaine de phages. Ces derniers sont pour cette raison considérés comme l’entité biologique la plus représentée sur la planète, avec un nombre de l’ordre de 1 031 représentants. En raison de leurs compétences biocides, c’est-à-dire de leur capacité à provoquer la mort de bactéries, ils peuvent être utilisés dans de nombreux projets de bioremédiation (thérapie humaine et/ou animale, biocontrôle), autant de possibilités qui suscitent un intérêt grandissant en raison notamment de la perte d’efficacité des antibiotiques. Le projet développé par l’équipe s’inscrit dans la lignée d’une réflexion interdisciplinaire soutenue sur la production, la circulation et l’utilisation des savoirs et des applications à base de phages. Ici, l’équipe s’intéresse plus volontiers aux techniques d’évolution expérimentale de phages et bactéries dans le but d’augmenter les performances sanitaires des phages, qui constituent un angle prometteur. L’histoire de l’utilisation des antibiotiques conduit cependant à envisager les médiations microbiennes avec beaucoup de prudence : les microbes agissent et réagissent, comme le montre le développement généralisé de l’antibiorésistance bactérienne. Il s’agit donc grâce, entre autres, à des ethnographies de laboratoire, non seulement de développer une réflexion interdisciplinaire autour de la domestication des phages, d’être attentifs à la façon dont ces savoirs sont produits, aux enjeux de cette production, mais également de réfléchir aux conditions et conséquences possibles de l’utilisation de ces savoirs une fois produits.

Cette recherche repose sur une collaboration entre le Centre Émile Durkheim12 et le laboratoire Maladies infectieuses et vecteurs : écologie, génétique, évolution et contrôle13 .

Porteurs : Charlotte Brives, chargée de recherche CNRS, Centre Émile Durkheim, charlottebrives@gmail.com ; Rémy Froissart, chargé de recherche CNRS, Maladies infectieuses et vecteurs : écologie, génétique, évolution et contrôle

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Participants au recueil de données neuro-physiologiques dans le cadre d’une interaction orientée tâche © LPL
  • 1Hélène Coqueugniot est directrice de recherche CNRS, directrice d’étude cumulante à l’EPHE, membre du laboratoire Archéosciences-Bordeaux : matériaux, temps, images et sociétés (UMR6034, CNRS / Université Bordeaux Montaigne).
  • 2Centre Max Weber (CMW, UMR5283, CNRS / ENS Lyon / Université Jean Monnet / Université Lumière Lyon 2).
  • 3Laboratoire de linguistique formelle (LLF, UMR7110, CNRS / Université Paris Cité).
  • 4Institut des systèmes intelligents et de robotique (ISIR, UMR7222, CNRS / Sorbonne Université).
  • 5Sciences et technologies de la musique et du son (STMS, UMR9912, CNRS / Ircam / Ministère de la Culture / Sorbonne Université).
  • 6Sciences cognitives et sciences affectives (SCALab, UMR9193, CNRS / Université de Lille).
  • 7Laboratoire Parole et Langage (LPL, UMR7309, CNRS / AMU).
  • 8Laboratoire de psychologie et de neurocognition (LPNC, UMR5105, CNRS / Université Grenoble Alpes / Université Savoie-Mont-Blanc).
  • 9Laboratoire d'informatique et systèmes (LIS, UMR7020, CNRS / AMU).
  • 10Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France (ISC-PIF, UAR3611, CNRS).
  • 11Laboratoire de physique théorique et modélisation (LPTM, UMR8089, CNRS / CY Cergy Paris Université).
  • 12Centre Émile Durkheim (CED, UMR5116, CNRS / Sciences Po Bordeaux / Université de Bordeaux).
  • 13Maladies infectieuses et vecteurs : écologie, génétique, évolution et contrôle (MIVEGEC, UMR5290, CNRS / IRD / Université de Montpellier).