L’océan, un enjeu hautement politique
Camille Mazé est chargée de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF, UMR7048, CNRS / Sciences Po, Chaire outre-mer). Elle coordonne le réseau international de recherche (IRN, InSHS) APOLIMER en étroite interaction avec ses partenaires de l’université d’Hawai’i à Manoa et de l’université d’Ottawa. Ce réseau est consacré à l’analyse et à la transformation de la gouvernance des mers et des océans, avec un focus sur les territoires ultramarins en première ligne du changement global. Chercheuse en sciences sociales du politique, elle est engagée dans le champ des sciences de l’environnement, en particulier marin. Elle s’intéresse aux conditions socio-politiques, biophysiques et écologiques qui menacent l’habitabilité planétaire en analysant les réponses que nos sociétés y apportent en termes de gouvernance, de la zone côtière à la haute mer. En mettant la focale sur la notion de pouvoir et en considérant le rôle facilitant ou bloquant des intérêts différenciés dans la transition socio-écologique, elle contribue au renforcement des sciences sociales du politique dans le champ des humanités environnementales.
Gouverner les océans, de la surface des mers aux fonds marins, réguler l’accès et les avantages liés à l’usage des ressources naturelles, décider de l’exploitation ou de la protection des espèces vivantes en assurant une meilleure prise en compte des connectivités, transformer les politiques publiques du global au local, acculturer les entreprises et les comportements individuels et collectifs à la soutenabilité marine, lier le bien-être humain à la santé des écosystèmes, visiter les imaginaires océaniques et collecter les pratiques et savoirs locaux et autochtones, anticiper et s’adapter aux dérèglements climatiques, accompagner la relocalisation des populations côtières et insulaires, aider les écosystèmes à se régénérer en repensant les mesures de « gestion », garantir un usage pérenne des « ressources » naturelles et modifier les pratiques de consommation, penser ensemble l’océan, le climat, la biodiversité mais aussi l’humanité, la guerre et la paix, intégrer les conflits comme une réalité, au-delà des traités… Les sciences humaines et sociales (SHS) ont beaucoup à dire sur ces sujets et sur la manière dont les autres compartiments de la société les appréhendent : décideurs, entreprises, associations, États, collectivités territoriales, communautés autochtones et locales, organisations professionnelles.
Les chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales se mobilisent donc légitimement sur ses questions épineuses, là où l’océan est historiquement le domaine de prédilection des océanographes. En raison de la prise de conscience des enjeux symboliques de l’océan, de l’épaisseur sociale et historique dans laquelle il s’inscrit, des constructions et déconstructions sociales dont il est l’objet et des enjeux politiques, économiques et géopolitiques qui se renforcent dans le climat actuel, au CNRS comme dans tous les centres de recherche dans le monde, de très nombreux chercheurs et chercheuses en SHS sont investis sur le front océanique.
En France, au CNRS, le GDR OMER, groupement de recherche Océan et MERs, a vocation à animer et à fédérer les communautés scientifiques engagés dans l’étude des océans. Il démontre, à travers ses activités et groupes de travail, que les SHS sont déjà très actives sur ces questions qui mobilisent des anthropologues, des historiennes, des géographes, des sociologues, des philosophes pour couvrir toutes les dimensions de l’Océan, en étroite interaction avec des chercheurs et chercheuses en sciences de la vie et de la terre. Dans ce paysage océanique extrêmement dynamique, il nous a semblé dès 20151 qu’il manquait un groupe de recherche structuré autour de ce que l’on appelle régulièrement « la gouvernance des mers et des océans ». Pour pallier ce manque, nous avons fédéré un groupe de chercheurs et chercheuses en sciences sociales du politique désireux de dialoguer avec les sciences de la vie et de la terre. Ce groupe porte le nom d’APOLIMER, initialement pour Anthropologie politique de la mer2 .
- 1Le collectif à l’initiative de ce groupe de recherche rassemblait des chercheurs et chercheuses du Laboratoire des sciences de l'environnement marin (LEMAR, UMR6539, CNRS / IRD / Ifremer / Université de Bretagne Occidentale), de l’université de Bretagne Occidentale et de l’Institut universitaire européen de la mer (IUEM, UAR3113, CNRS / IRD / Université de Bretagne Occidentale).
- 2Voir à ce sujet : Mazé C. 2023, Création de l’IRN CNRS APOLIMER - Politiques de la mer et habitabilité planétaire : gouverner en eaux troubles face aux changements globaux, AdN Bulletin d’information des Bureaux du CNRS et de l’Inrae en Amérique du Nord, p.12.
APOLIMER
APOLIMER a été cofondé à Brest en 2015 par un binôme interdisciplinaire, le biogéochimiste Olivier Ragueneau et l’anthropologue du politique Camille Mazé, tous deux chercheurs au Laboratoire des sciences de l’environnement marin (LEMAR, UMR6539, CNRS / IRD / Ifremer / Université de Bretagne Occidentale). APOLIMER a d’abord été créé comme un pont entre la faculté en SHS Victor Segalen de l’université de Bretagne Occidentale et l’Institut universitaire européen de la mer, sous forme d’une Structure coopérative de recherche. Le projet a ensuite été soutenu par l’Institut écologie et environnement (INEE) du CNRS qui l’a labellisé Réseau thématique pluridisciplinaire international entre 2016 et 2018. Puis, la Fédération de recherche sur les enjeux environnementaux et le développement durable de l’université de La Rochelle a apporté son soutien pour l’implantation du groupe au laboratoire Littoral, environnement et sociétés (LIENSs, UMR7266, CNRS / La Rochelle Université), en lien avec le projet d’établissement consacré au développement d’un Littoral urbain durable et intelligent. APOLIMER est aujourd’hui un International research network (IRN) de l’Institut des sciences humaines et sociales (InSHS) du CNRS, coordonné en France par la politiste Camille Mazé (CEVIPOF) et par l’anthropologue Alexander Mawyer (Université d’Hawai’i à Manoa, Centre d’études du Pacifique) et le juriste Thomas Burelli (Université d’Ottawa, Centre de droit de l’environnement). Des partenaires français et étrangers participent aux activités du réseau.
Utilisée avec de fréquentes imprécisions ou confusions au sujet même des distinctions que fait la science politique entre gouvernement, gouvernance et gouvernabilité, nous étions plusieurs à être convaincus de la nécessité de mener une véritable investigation et interrogation critique sur la notion même de cette catégorie d’intervention publique en plein essor, implicitement liée à la notion de « gestion durable ». Normative, cette notion largement utilisée par nombre de décideurs, professionnels de la mer, gestionnaires et scientifiques impliqués dans la cause environnementale méritait toute l’attention des politistes, en tant que catégorie vivante, en plein développement, de l’échelon global au local, dans différentes sphères sociales et à tous les échelons de la vie publique. Du point de vue des sciences sociales du politique, il fallait clairement interroger cette notion, en reconstituer la sociogenèse, préciser ce dont on parle, identifier les entrepreneurs de cette gouvernance, ses acteurs et leurs référentiels, les institutions et les textes de lois, les groupes d’intérêt et leurs modes de représentation et d’action.
Autrement dit, il convenait d’analyser le cycle de production des savoirs et leurs usages et mobilisation dans la décision publique, la production des politiques publiques et l’action collective, dans ses formes historiques et nouvelles comme les incitations à la « gouvernance des socio-écosystèmes » que nous explorons à l’aide d’outils de modélisation systémique et dynamique (méthode ©Cosmos, Mazé et Ragueneau, 2023).
Mais il convenait surtout, au prisme de la sociologie et de l’anthropologie politique, de creuser la question du pouvoir sur les mers, de prendre cette notion comme celle de puissance au sérieux, de comprendre la manière dont il joue comme un facteur bloquant ou facilitant la transformation vers la soutenabilité (Mazé, 2020), pour qui et dans quel sens. Depuis 2015, nous nous sommes fédérés autour de ces questions et avons investi des terrains que nous travaillons sur le long terme à travers plusieurs axes de travail. La production des savoirs et le rôle de la communauté scientifique, organisée comme entrepreneure de la cause océanique, en constituent un exemple, pour la sociologie politique des sciences. Depuis les premières femmes océanographes lanceuses d’alerte comme Anita Conti ou Rachel Carson, jusqu’aux entreprises les plus récentes de développer une sorte de GIEC de l’Océan — IPOS, le panel international pour un océan durable —, la sociologie politique des sciences a beaucoup à nous apprendre du rôle de la science dans l’élaboration de la « gouvernance des mers et des océans ». Le rôle des organisations internationales et le lobbying des entreprises ou des ONG constituent un autre axe prioritaire pour les sciences sociales ainsi que l’investissement effectif dans la gouvernance de leurs territoires et la gestion de leurs ressources naturelles, avec un focus sur la juste et équitable rétribution mais aussi sur les conflits territoriaux, au-delà des traités et des protocoles (comme celui de Nagoya ou BBNJ). L’IRN APOLIMER est ainsi spécialisé dans l’étude des relations de pouvoir autour de la gouvernance et la gestion des océans, précisément là où la soutenabilité pose problème ou fait défaut, là où les conflits et les tensions se multiplient et s’intensifient, dans les sites littoraux notamment, dans les territoires ultra-marins et insulaires, sur les franges continentales et jusqu’aux fonds marins. Ces espaces et territoires sont vulnérables et en première ligne du changement global, ils génèrent des tensions, coalitions et oppositions que la géopolitique et l’écologie politique nous permettent de décrypter. Le rôle critique et fondamental de la recherche en sciences sociales du politique est nécessaire à la transformation de nos sociétés, mais il doit reposer sur un socle disciplinaire solide, des concepts affutés, des méthodes d’observation et d’analyse rigoureuse, une description dense de la réalité, et une autocritique des biais d’interprétation.
C’est dans cet esprit de recherche stratégique que nous portons la dynamique APOLIMER, collectif de chercheurs et chercheuses sans frontières, ni géographiques, ni culturelles, ni disciplinaires, ni générationnelles. APOLIMER a parcouru un long chemin entre les terres, les mers et les airs depuis sa création en 2015 à la pointe de la Bretagne, à Brest, dans un espace hybride entre la biogéochimie, l’anthropologie et la sociologie politique des sciences1 . Le projet est né au croisement de la mer, des terres agricoles, du ciel breton et de la forêt, à la pointe du Finistère… là où tout commence, là où s’ouvre le Monde. Nous avons décidé de croiser nos regards sur la « gouvernance des mers et de l’Océan en vue de sa gestion durable », entre chercheurs et chercheuses d’horizons divers, ingénieures écologues et praticiennes des territoires, pour explorer, ensemble, les pistes possibles d’inversion des trajectoires insoutenables, pour contribuer à insuffler dans l’action publique et collective, la conscience des continuités écologiques si bien identifiée dans la magnifique fable écologique publiée en 2019, La forêt amante de la mer (Hatakeyama Shigeatsu) qui a donné lieu en 1989 à un mouvement de reboisement et a donné naissance à une ONG. En se fondant sur la diversité des savoirs et le rééquilibrage des rapports inégaux de pouvoir, en identifiant les interdépendances nécessaires à la « soutenabilité » de la vie sur Terre, nous contribuons, au-delà de l’injonction, à transférer de la sphère scientifique à la sphère publique, des concepts pour l’heure encore très abstraits pour beaucoup et largement normatifs comme celui de « commun ». À l’heure où se multiplient les appels en « ONE », à créer Un Océan (One Ocean), Une Eau (One Water), Une santé (One Health) et plus rarement Une Humanité (One People) ou Une Paix (One Peace), nous engageons la recherche en sciences humaines et sociales dans le champ des sciences transformatives2 en appelant à objectiver les relations de pouvoir qui entourent la production, ou échec de production, de ces communs. Nous avons pour cela forgé le concept théorique et opérationnel d’asymétrie de pouvoir ou Power gap3 en opposition à ceux très largement mobilisés pour expliquer l’inertie ou l’inaction dans la transformation vers la soutenabilité : le Knowledge gap et l’Implentation gap.
Enjeu géopolitique majeur, l’océan est pris dans des jeux institutionnels et des relations de pouvoir autour desquels la contribution des sciences humaines et sociales (SHS) est de plus en plus importante. En développant une posture critique et constructive, essentielle pour décrypter les manières dont les océans, les mers et les littoraux sont aujourd’hui gouvernés et en proposant des pistes pour une meilleure régulation incluant la redéfinition des relations Humains/Non-Humains, les chercheurs et chercheuses en SHS peuvent encourager la transition socio-écologique des milieux côtiers et marins. En atteste l’implication des sciences humaines et sociales aux côtés des biologistes, des biogéochimistes et écologues, des halieutes ou encore des experts en biotechnologie, autour de sujets comme les captures accidentelles de mammifères et d’oiseaux marins dues à la pêche4 ou la perspective de « tragédie des communs » qui pèsent sur certaines ressources marines5 , l’implication des communautés autochtones et locales dans la création d’aires marines protégées. Là où les chercheurs et chercheuses sont de plus en plus sollicités pour apporter des solutions et où les sciences de la nature peinent à se faire entendre par les décideurs, il convient de mieux considérer l’océan comme une construction sociale et de faire des processus de décision et d’action publique eux-mêmes un objet sérieux de recherche. Si les océanographes rappellent que l’océan est unique, les chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales insistent sur la nécessité de considérer les découpages administratifs, les frontières et les conflits, les asymétries de pouvoir et les instruments de contrôle et de régulation, les rapports culturels diversifiés et les savoirs locaux, pour penser un régime de gouvernance adapté ancré dans les réalités écologiques et sociales, économiques et (géo)politiques.
Aller plus loin
Mazé C. 2020, Le concept de transformation vers la soutenabilité : de la science à l’(in)action publique. Le cas brûlant de la gouvernance des socio-écosystèmes marins et côtiers dans le climat du xxie siècle, Sciences de l'environnement, La Rochelle Université.
- 1Mazé C., Ragueneau O., Weisbein J., Mariat-Roy E. 2015, Pour une Anthropologie politique de la Mer, Revue internationale d’ethnographie, n°5 : 189-202.
- 2Mazé C. 2020, Le concept de transformation vers la soutenabilité : de la science à l’(in)action publique. Le cas brûlant de la gouvernance des socio-écosystèmes marins et côtiers dans le climat du XXI e siècle, HDR en science de l’environnement, Université de La Rochelle.
- 3Mazé C., Ragueneau O. 2022, La solidarité écologique de la science à l’(in)action publique. Les asymétries de pouvoir (power gap) : un facteur bloquant dans la transformation vers la soutenabilité, VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Hors-série 37. https://journals.openedition.org/vertigo/38499
- 4Tixier P., Guinet C., Faure C., Danto A., Mazé C. 2022, Les terres australes françaises, terrain d’expérimentation de la solidarité écologique. Approche intégrée pour la résolution des conflits pêcheries – mégafaune marine, VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Hors-série 37. https://journals.openedition.org/vertigo/35944
- 5Dahou T., Mazé C (dir.) 2021, La privatisation des territoires et ressources maritimes en acte, VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement, Hors-série 33. https://journals.openedition.org/vertigo/29581?lang=en