Musique et politique en Ukraine (2004-2024) : création sonore, exil et enjeux de genre
#À L'HORIZON
La création musicale n’est pas déconnectée de la notion de diplomatie. Au-delà de sa dimension esthétique, la musique a des fonctions sociales et politiques multiples. En témoignent les nombreuses manifestations musicales après l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, à l’image du piano révolutionnaire bleu et jaune installé sur la place Maïdan en 2013/2014 ou, dans un autre contexte, les victoires de l’Ukraine à l’Eurovision (2004, 2016 et 2022).
Maîtresse de conférences en musicologie à Sorbonne Université, membre de l’Institut de recherche en musicologie (IReMus, UMR8223, CNRS / BnF / Ministère de la Culture / Sorbonne Université), Louisa Martin-Chevalier mène actuellement deux projets de recherche soutenus par le CNRS (2024-2025), UkFeMM/Ukrainian Female Musicians and Migrations et A Subaltern That Sings: From Sound Resistance to Musical Diplomacy in Wartime Ukraine. Ces projets proposent d’interroger la dimension musicale de la résistance ukrainienne et la place de la création musicale sur la scène diplomatique contemporaine depuis les événements de Maïdan. Comme le soulignent régulièrement des rapports de l’ONU, la guerre intensifie les inégalités de genre et provoque une augmentation de la violence fondée sur le genre. Les membres de ces deux projets souhaitent apporter un regard particulier sur les enjeux de genre et les différentes incidences de l’exil sur la création artistique depuis le cas de l'Ukraine. L'objectif premier de ces recherches est de documenter et cartographier les situations de déplacement des musiciennes ukrainiennes à l'aide d'un travail de terrain conséquent mené dans une perspective transdisciplinaire. Il s'agit de mener une réflexion théorique et empirique en témoignant de trajectoires singulières de musiciennes ukrainiennes réfugiées en Europe. Ce travail est construit autour d’entretiens, de récits biographiques, de données issues des différents cadres d’observation et de l’étude de leurs parcours, menés par les membres de chaque équipe.
Dans ces deux projets, les chercheurs souhaitent questionner leur invisibilité en tant qu’artistes, l’évolution de leurs carrières depuis le début de la guerre, leurs reconstructions dans des réseaux professionnels artistiques, leurs évolutions au sein des communautés artistiques européennes ou dans des lieux non-académiques, la place de la notion d’exil et de déplacement dans leurs œuvres et leurs pratiques musicales, la réception de leurs œuvres dans la presse musicale spécialisée. Une collaboration avec la plateforme Géo-récits est d’ores et déjà envisagée afin de reconstituer la mémoire des compositrices dans ce contexte de guerre.
De nombreuses études scientifiques consacrées à d’autres contextes géopolitiques montrent la question de l’invisibilité et de la situation minoritaire des musiciennes dans son sens le plus large, qu’il s’agisse des interprètes, des instrumentistes, des cheffes d’orchestre, des compositrices, des performeuses, des artistes sonores, longtemps occultées dans l’histoire de la musique et dans l’espace artistique. Le cas des musiciennes ukrainiennes, exilées ou restées sur place, est encore peu étudié dans la littérature scientifique et les ouvrages récents en lien avec la musique ukrainienne n’abordent que marginalement les questions de genre et proposent rarement d’envisager ces problématiques de manière intersectionnelle (musicologie-études migratoires-études de genre).
Par ailleurs, ces projets auront pour but d'insuffler une dynamique à travers diverses initiatives artistiques et scientifiques, des collaborations internationales, s’inscrivant dans une perspective émancipatrice de (re)construction. Au-delà d'un soutien à la création contemporaine ukrainienne, les chercheurs espérent que les rencontres — tant scientifiques qu’artistiques — tissées au fil de ces deux projets permettront aux musiciennes de s’inscrire de façon pro-active dans une dynamique de (re)construction et d’émancipation.
Deux programmes scientifiques internationaux menés de 2024 à 2025 et soutenus par le CNRS permettent de concrétiser ces recherches.
Citons tout d’abord le programme TANDEM A Subaltern That Sings : De la résistance sonore à la diplomatie musicale dans l'Ukraine en temps de guerre, mené par Valeriya Korablyova, sociologue spécialiste de théorie politique, directrice du centre Ukraine in a Changing Europe à l'Institut d'études internationales de la faculté des sciences sociales de l'université Charles de Prague) et développé par l’université Charles, le CNRS et le Centre français de recherche en sciences sociales à Prague (CEFRES, UAR3138, CNRS / MEAE). À l’intersection de la musicologie, de la théorie politique et de l’anthropologie culturelle, ce projet transdisciplinaire propose d'interroger les liens entre la création musicale ukrainienne et la diplomatie depuis les événements de Maïdan, tout en mettant un accent particulier sur les études postcoloniales. Le rôle de la musique dans la transformation de ces conflits est au cœur des discussions. Les chercheurs proposent une analyse des discours revendiqués par les différents acteurs de la scène musicale ukrainienne — à l’étranger comme dans le pays : musiciennes et musiciens au sens large, musicologues, cheffes et chefs d’orchestre, responsables d’institution musicale (Kyiv Symphony Orchestra, Ukrainian National Academy of Music notamment) ou d’instituts culturels (Ukrainien Institute). Comment analyser le pouvoir de la musique sur la mobilisation ou la justification de la guerre ? Comment cet art peut-il être utilisé comme une ressource dans les processus de construction de la paix ? Quelles sont les créations musicales ayant contribué aux différentes représentations de la guerre ?
Vient ensuite le projet international UkFeMM/Ukrainian Female Musicians and Migrations, qui repose sur une collaboration de l’équipe « locale » de l’Institut de recherche en musicologie (IReMus, UMR8223, CNRS / BnF / Ministère de la Culture / Sorbonne Université), — composée de Mateusz Chmurski, Denis Laborde, Louisa Martin-Chevalier, Hyacinthe Ravet, Théodora Psychoyou — avec une équipe grecque composée d'Anna Papaeti et Nelly Kambouri de l’ERC MUTE-Soundscapes of Trauma. Ce programme apporte un regard particulier sur les trajectoires des musiciennes ukrainiennes déplacées et tentera de cartographier — dans les différents lieux où elles sont présentes (Allemagne, Autriche, France, Pologne notamment) — ces exils à travers des enquêtes, entretiens et échanges avec les collègues scientifiques, ainsi que des conférences. L‘équipe de recherche travaille à l'élargissement de ces problématiques et à l’établissement d’un consortium international dédié aux enjeux étudiés, en vue d’une demande de financement d’envergure à l’horizon 2025/2026.
Quelques derniers mots sur la tenue d'un événement scientifique du 27 au 29 novembre prochains au CEFRES (Prague) : celui-ci comprend le colloque international Ukrainian cultural diplomacy and musical creation 2014-2024 et un workshop ; cinq compositrices ukrainiennes exilées, aux parcours migratoires et profils différents, seront invitées pour clôturer ce colloque, avec des moments d’échanges et de présentation d’œuvres inédites.
Les premiers résultats de ces projets montrent déjà comment les musiciennes ukrainiennes de plusieurs zones (frontalières ou non du conflit) se sont emparées de la musique comme forme d’expression universelle, pour faire entendre leurs voix, pour créer et trouver leur place dans une Europe en constante mutation, pour porter des combats politiques, écologiques, sociaux, pour revendiquer leur identité et pour se (re)construire.
Le CEFRES est un partenaire privilégié pour accueillir, développer ces projets et mener ces recherches. Situé au cœur de l’Europe centrale ayant accueilli plusieurs millions de refugiées ukrainiennes dès le début du conflit, Prague demeure en effet un lieu privilégié pour la mise en relation entre collègues français et ukrainiens. Ayant initié dès 2023 le programme d’accueil non résidentiel des chercheuses ukrainiennes en sciences humaines et sociales, en étroite collaboration avec CNRS Sciences humaines & sociales, le MEAE, l’université Charles et l’Académie tchèque des sciences, le CEFRES accueille à présent de manière non-résidentielle de nombreux collègues ukrainiens, en leur offrant une association de longue durée.
Rendez-vous donc dans quelques mois pour la suite de ces aventures !