PANAFEST : un web-documentaire sur les festivals panafricains des années 1960 et 1970

Lettre de l'InSHS Anthropologie

#ANTHROPOLOGIE EN PARTAGE

L’Archive des festivals panafricains est un programme de recherche né, à l’origine, d’un séminaire animé au musée du Quai Branly par l’anthropologue Cédric Vincent et l’historien Éloi Fiquet, puis dirigé pendant près de dix ans par Cédric Vincent et l’historienne d’art et politiste Dominique Malaquais. Il a pour focale quatre festivals panafricains majeurs des années 1960 et 1970 : le premier Festival mondial des arts nègres (Fman) déployé en 1966 à Dakar par Léopold Sedar Senghor ; le premier Festival culturel panafricain (Panaf) qui se tient à Alger en 1969 ; Zaïre74, dont on se souvient surtout pour le Match du siècle qui, à Kinshasa, en 1974, opposa Mohamed Ali à George Foreman sous la houlette du dictateur Mobutu ; Festac77, le Second World Black and African Festival of Arts and Culture, à l’origine pensé comme le deuxième festival mondial des arts nègres et qui eut lieu à Lagos en 1977.

Le projet avait pour double objectif de développer, d’une part, une archive physique composée de pamphlets, revues, programmes et plans, de photos et objets souvenirs ramenés par des participants des festivals1 , et d’autre part une archive virtuelle composée d’entretiens vidéo et audio qui sera la base du web-documentaire. À travers plus de soixante entretiens menés sur trois continents (Afrique, Amérique du Nord, Europe) par une équipe transdisciplinaire de chercheurs et chercheuses, ce projet propose une lecture des quatre festivals comme un seul et même événement où le contenu politique a une place première.

PANAFEST – l’archive virtuelle dont il sera question ici – a pris la forme d’un web-documentaire, qui permet de partager avec un large public, via un site Internet basé en Afrique du Sud, les recherches menées dans le cadre de l’Archive des festivals panafricains. L’idée de donner accès à ces recherches par le biais d’un web-documentaire vient d’Arghyro Paouri, réalisatrice au sein du Laboratoire d’anthropologie politique (LAP, UMR8177, CNRS / EHESS), qui a également assuré la conception et la réalisation de ce web-documentaire2 .

Au cœur du projet scientifique, un impératif : recueillir et enregistrer  les souvenirs des organisateurs des événements, des artistes, des écrivains, des philosophes, des journalistes, des participants et des spectateurs – témoins clés dont le regard rétrospectif est essentiel à une compréhension de ces événements majeurs de la seconde moitié du xxe siècle. PANAFEST rassemble ainsi quelque trente-cinq heures d’entretiens vidéo ou sonores, constellation de témoignages et de souvenirs. Il comprend également une documentation, pour l’essentiel inédite de photographies, notes, albums souvenirs, timbres, ainsi que des liens hypertextes vers des films documentaires, des documents d’archives, des cartographies interactives, et des textes.

Si le projet de départ était de rendre disponibles, par le biais d’une archive en ligne, les fruits d’une recherche, Arghyro Paouri s’est très vite éloignée de cette option jugée trop statique, trop proche de la banque de données, et a voulu rendre la dynamique qui se dégageait de cette recherche. De ce point de vue, les choix éditoriaux et les propriétés du web-documentaire ont permis de donner forme à une version nouvelle des quatre festivals panafricains cités plus haut.

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Les affiches des quatre festivals © DR

Trop longtemps, ces festivals ont été pensés comme des moments indépendants les uns des autres. Lorsque les liens les unissant ont été pris en compte, c’était pour faire place à un regard linéaire et chronologique, peu à même de dire la complexité des entrelacs et de la mise en relation de thèmes et de tropes. Recoupements de rumeurs et d’anecdotes, comparaisons de niveaux d’information, souvenirs tronqués et expériences personnelles : le projet PANAFEST offre, quant à lui, une panoplie de regards sur ces quatre festivals, en complexifie l’approche et fait émerger des narrations multiples – de celles qui se nichent dans le silence des archives institutionnelles. Une tâche importante revient à l’usager qui se doit d’être actif, impliqué et libre de suivre son propre parcours pendant la navigation. L’interactivité permet, en effet, de le laisser jouer de la pluralité des points de vue par le biais de mots clés et de l’éditorialisation.

PANAFEST, et le plus large projet auquel il est arrimé, veut déstabiliser catégories et prédispositions quant à ce que pourrait être une chronologie et la manière dont on pourrait la visualiser. En contrepoint d’une progression ordonnée qui, de 1966 à 1969, 1974 et 1977, mènerait d’un événement à un autre, le web-documentaire offre une lecture des quatre festivals comme un seul et même événement.

Il résulte de cela une approche qui complique passablement ces quatre moments longtemps relégués au placard d’une histoire panafricaine tronquée et qu’on avait jusqu’ici classifiés comme des occurrences distinctes, se faisant écho sans doute, mais guère plus. Moments dont on avait, pour beaucoup, évacué le contenu politique, qui prend au contraire une place première au sein de PANAFEST.

La grammaire non-linéaire offerte par le web-documentaire, ou ce qu’il est convenu d’appeler désormais « nouvelles écritures », a donc semblé la forme la plus adaptée pour rendre compte de la complexité de ce programme de recherche collectif et interdisciplinaire et pour restituer, dans leur diversité et leur richesse, les matériaux provenant de multiples sources et incluant divers types de supports. De plus, il permet l’annotation des vidéos, outil primordial pour la navigation. Pour permettre cela, la documentation au préalable était d’une importance capitale3 .

Arghyro Paouri a choisi de développer ce web-documentaire avec le logiciel Klynt, qui offre non seulement la possibilité de scénariser la lecture – navigation, liens, cartes heuristiques –, mais aussi, ce qui est très important, d’en exporter les données en HTML5 dans le respect des standards du Consortium World Wide Web (W3C). C’est ce qui garantit le mieux l’accessibilité des données dans la durée par un simple navigateur web et l’indépendance vis-à-vis des applications commerciales propriétaires. Le web-documentaire peut ainsi très facilement vivre sur différents sites, au Musée du quai Branly par exemple, ou encore par le biais de l’exposition Africa Fashion4  présentée au Brooklyn Museum en ce moment même.

L’ensemble témoigne ainsi de la dynamique intellectuelle, artistique et politique et souligne l’enchevêtrement des manifestations voulu par l’équipe de recherche.

Mêlant entretiens, images d’archives inédites et enregistrements audio, ce web-documentaire est loin d’être un produit de communication mais développe surtout un propos, représente une autre façon de chercher. Il constitue un objet scientifique nouveau qui offre de multiples entrées et propose autant de prolongements5 . Tel un beau livre, il se démarque grâce à un contenu très riche et un travail éditorial et artistique original de qualité qui fait passer de la contemplation à l’exploration des données de la recherche.

Depuis sa parution en 2021, le web-documentaire PANAFEST vit sur la plateforme éditoriale sud-africaine Chimurenga, un espace panafricain à la croisée des arts, de la littérature et du politique, choix qui semblait préférable à un hébergement sur un portail universitaire. Il en va d’une volonté politique : celui d’une recherche « activiste », co-construite avec des collègues africains, qui a pour objectif de partager – et si possible de participer à construire – au-delà du monde académique. Le web-documentaire, comme le plus large projet avec lequel il s’articule ou encre l’archive papier auquel il fait pendant, ne se veulent de quelque manière que ce soit exhaustifs. Il ne se veut pas non plus complètement lisse. Dans les entretiens, parfois les bruits domestiques font irruption. Privilégiant le contenu sur la forme, le choix a été fait de conserver ces aspérités, qui font ressortir la réalité des conditions d’enregistrement par les chercheurs. Il s’agit d’ébauches, d’un travail de recherche naissant, offert en accès libre aux chercheurs et chercheuses, aux artistes, aux activistes, dans un désir de dialogue autour des événements phares que furent le Fman et le Panaf, Zaïre 74 et Festac.

L’objectif n’est pas de raconter une histoire univoque mais, bien au contraire, de proposer une vision ouverte aux multiples points de vue, voire aux contradictions. C’est ce que suggère la bande-son qui introduit le tout : non pas un jingle mais une superposition de voix, celles de toutes les personnes interviewées.

Le web-documentaire propose une variété d’entrées (Figures 2 et 3), que celles et ceux qui le visionnent peuvent emprunter selon leurs intérêts :

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Figure 2 - Page d’entrée du web-documentaire, hébergé par Chimurenga. Le logotype a été dessiné par Kadiatou Diallo (Sparck)
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Figure 3 - Les six parcours de navigation proposés par le webdocumentaire
  • Festival par festival, mais toujours avec l’option de voyager entre les festivals – pour déjouer la tentation d’une lecture linéaire (Figure 4).
  • Via un prisme politique. On entre ici par une cartographie interactive qui a pour focale la Guerre froide, les mouvements révolutionnaires et les politiques nationales (Figure 5). À Alger ou à Lagos étaient présents les représentants de plusieurs mouvements de libération anticoloniaux et révolutionnaires – le FRELIMO du Mozambique et le MPLA de l’Angola, entre autres. Chaque hyperlien de la cartographie renvoie à une interview et tous les hyperliens se superposent, soulignant l’enchevêtrement des quatre festivals.
  • Via la production artistique. Il y est question de la richesse des productions artistiques dans l’ensemble des festivals. Les ordonnateurs des festivals des années 1960 et 1970 déployèrent des œuvres, historiques et contemporaines, d’une grande qualité et des réalisations scéniques raffinées (musique et danse, pièces de théâtre, performances masquées) afin de célébrer la créativité de l’Afrique, offerte au monde comme source d’inspiration. À Dakar et Alger, de remarquables expositions de masques et de statues provenaient des quatre points du continent. Le dramaturge ivoirien, Bernard Dadié, fut produit à Dakar et à Alger et, dans les deux villes, les spectateurs découvrirent des danseurs des hauts plateaux de l’ouest Cameroun. Archie Shepp, le pionnier du Free Jazz, improvise en direct dans la rue, entouré de centaines de gens à l’écoute de ses rythmes venus comme d’un autre monde. La chanteuse sud-africaine et militante anti-apartheid Miriam Makeba, connue sous le nom de Mama Africa était sur la liste des invités des festivals. Ici encore, la cartographie interactive permet de naviguer entre les médiums, les espaces de monstration et de parole, les philosophies, les objets, les acteurs et actrices de diverses scènes artistiques (Figure 6).
  • Par les lieux physiques des festivals – c’est-à-dire les développements urbanistiques et architecturaux auxquels les quatre événements ont donné lieu (Figure 7). Le centre-ville de Kinshasa fut transformé (construction de routes, réfection de bâtiments), comme l’avaient été ceux de Dakar et d’Alger – et comme le serait celui de Lagos – afin d’installer la capitale à l’épicentre d’une Afrique se voulant éminemment moderne.
  • À travers la question, fondamentale au sein des quatre festivals, des dynamiques afrodescendantes, tant en termes idéologiques que philosophiques (Figure 8). Il s’agit ici d’approches variées, parfois contradictoires, du panafricanisme, des Atlantiques noires et des appartenances – des imaginaires, donc.
  • Via une série de liens menant à des ressources Internet – de nombreux documents filmiques, notamment – auxquelles s’articulent des listings, cartographies et index d’acteurs, de participants, de personnages cités, de productions culturelles, d’institutions et d’organisations qui, tous ensemble, ont fait les quatre festivals (Figure 9).

À l’intérieur de chaque entretien, chaque fois que sont mentionnés une personne, un événement, un lieu clé, un panneau explicatif apparaît (Figure 10).

Sur la ligne de temps de chaque entretien, on peut naviguer, accédant de la sorte aux thématiques principales qui structurent l’entretien. Cela permet un regard pointu sur les sujets abordés et permet également de basculer vers des sujets connexes traités dans d’autres entretiens (Figure 11).

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Figure 4 - Menu du parcours festival par festival. Les entretiens audio et vidéo de tous les participants et participantes aux quatre festivals
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Figure 5 - Menu du parcours « Politique ». Les liens permettent d'accéder aux moments précis où la guerre froide, les mouvements révolutionnaires ou les politiques nationales sont évoqués dans les entretiens
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Figure 6 - Menu du parcours « Production artistique »
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Figure 7 - Menu d'accès du parcours « Urbanisme Architecture ». Les liens permettent d'accéder aux moments précis où les lieux physiques, les grands travaux et les infrastructures touristiques des festivals sont évoqués dans les entretiens
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Figure 8 - Menu d'accès au parcours « Dynamiques afrodescendantes » au sein des quatre festivals
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Figure 9 - Menu d'accès à des ressources sur le web de nombreux documents filmiques ainsi qu'aux listings, cartographies et index d'acteurs, de participants, de personnages cités, de productions culturelles, d'institutions et d'organisations
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Figure 10 - À l'intérieur de chaque entretien, chaque fois que sont mentionnés une personne, un événement, un lieu clé, un panneau apparaît
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Figure 11 - Sur la ligne de temps de chaque entretien, on peut accéder aux thématiques principales qui le structurent

Pour guider celles et ceux qui visionnent le documentaire, figurent enfin, un menu, des instructions détaillées, une liste des participants avec leur biographie, une fonction recherche et une carte mentale qui est l’incarnation même de l’enchevêtrement revendiqué par le projet (Figure 12).

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Figure 12 - Pour guider celles et ceux visionnent le web-documentaire, figurent également, un menu et des instructions détaillées
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Figure 12 - La carte mentale du web-documentaire qui met en évidence l’enchevêtrement des manifestions voulu par l’équipe de recherche

À travers ce texte nous souhaitons rendre hommage à Dominique Malaquais (1964-2021) décédée prématurément le dimanche 17 octobre 2021. Dominique a co-dirigé pendant dix ans le programme de recherche dont est issu ce web-documentaire, qui faisait partie des trois inédits de son HDR. Elle a accueilli avec enthousiasme l’idée de cette forme expérimentale qui rendait la recherche accessible et partageable, elle a été présente à toutes les étapes de son développement et a encouragé sa réalisation à travers des collaborations créatrices. C’est aussi à Dominique que revient l’idée de publier le web-documentaire sur la plateforme Panafricaine Chimurenga dont elle était membre du comité de rédaction.

Direction du projet : Dominique Malaquais (IMAf-CNRS) et Cédric Vincent (ESAD Toulon).
Conception, réalisation et habillage graphique du web-documentaire : Arghyro Paouri (LAP – Laboratoire d’anthropologie politique, CNRS/EHESS).

Contenu, méthodologie et approches théoriques  : Cédric Vincent et Dominique Malaquais, en collaboration avec Eloi Ficquet, Katja Gentric, Fanny Gillet, Seloua Luste Boulbina, David Murphy, Aline Pighin, Malika Rahal, Pascale Ratovonony, Estrella Sendra et Paraska Tolan-Szkilnik.
Financement : Fondation de France, IIAC (CNRS/EHESS), IMAf-CNRS, TGIR Human-Num (CNRS), Université Paris 1.

  • 1L’archive physique constituée grâce au soutien de la Fondation de France, ainsi que les rushs des très nombreux entretiens montés par Arghyro Paouri, ont fait l’objet d’une donation aux archives du Musée du quai Branly – Jacques Chirac sous la responsabilité de Sarah Frioux-Salgas et de sa collègue Élodie Saget.
  • 2L’Archive des festivals panafricains et le web-documentaire PANAFEST sont des initiatives collectives auxquelles ont participé Seloua Luste Boulbina, Aymeric Gentric, Katja Gentric, Éloi Ficquet, David Murphy, Aline Pighin, Malika Rahal, Estrella Sendra.
  • 3Tous les entretiens ont été documentés, indexés par Aline Pighin, doctorante au Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques (Université de Paris).
  • 4Ernestine White-Mifetu, co-curateur de l’exposition, a demandé à inclure PANAFEST à l’exposition.
  • 5Chatelet C. 2016, Webdocumentaire, documentaire interactif, idoc, jeu documentaire… Les enjeux des « nouvelles » formes audiovisuelles documentaires, Entrelacs. http://journals.openedition.org/entrelacs/1704.

Contact

Arghyro PAOURI
Réalisatrice au Laboratoire d'anthropologie politique (LAP)

Cet article est une synthèse réalisée à partir d’une sélection de publications :

  • Malaquais D., Ficquet E., Rahal M., Vincent C. 2015, Panafest : une archive en devenir, Archive (re)mix Vues d’Afrique, Presses Universitaires de Rennes, pp. 209-228, 2015. halshs-01513118
  • Malaquais D., Vincent C., Enchevêtrements : Quatre Festivals et une Archive. Avant-propos du web documentaire PANAFEST. On trouvera une version papier de ce texte sous le titre « Entangled Panafrica : Four Festivals and an Archive » dans la collection « Non-Aligned Modernisms » de la revue Sveska (volume 4), éditée par le Musée d’art contemporain de Belgrade. halshs-01514128
  • Malaquais D., Paouri A., Panafest Archives : un projet de recherche transdisciplinaire, présenté le 23 septembre 2021 au Musée du quai Branly-Jacques Chirac, dans le cadre de la Journée d’études Replay ! Dakar 66. Pour un partage des archives : le festival mondial des arts nègres, Dakar 1966 (FMAN).