Paroles en partage

Lettre de l'InSHS Anthropologie

#ANTHROPOLOGIE EN PARTAGE

L’anthropologie linguistique française participe activement d’un domaine de recherche aujourd’hui international et le plus souvent anglophone dans son mode d’expression. Elle y contribue avec des accents thématiques qui marquent sa distinction et la spécificité de son parcours dans l’histoire de la discipline.

Étude des textes sacrés ésotériques du monastère de Nechung, dans la communauté tibétaine en exil à Dharamsala © Urmila Nair

Historique

L’ethnolinguistique, en France, a longtemps tenu une place capitale dans les travaux interdisciplinaires qui réunissaient anthropologues et linguistes de terrain au xxe siècle. Discipline frontière pour certains, l’émergence de l’ethnolinguistique française date des années 1960. Elle s’était forgée autour d’une problématique classique, l’étude des relations entre langues et cultures (ou sociétés) et celle des rapports entre le penser-parler et la dénomination des choses du monde. L’ethnolinguistique aura largement contribué aux beaux jours des programmes universitaires et des recherches CNRS pendant les décennies qui suivirent, qu’on pense à la formation en ethnologie de l’université de Nanterre, comme aux recherches linguistiques et ethnologiques d’un laboratoire comme le Laboratoire de langues et civilisations à tradition orale (LACITO, UMR7107, CNRS / Inalco / Université Sorbonne Nouvelle) — pour ce dernier dès le milieu des années 1970.

Incidemment, ces problématiques, autour du rapport entre langue et culture, entre langage, pensée et dénomination des choses du monde ne sont pas orphelines ou sans généalogie historique. Sous diverses formulations, elles sont classiques. Elles font largement écho aux débats et à la circulation des idées qui occupent les Européens depuis le xviiie siècle — pour ne parler que d’eux, de cette partie du monde, parmi d’autres, ailleurs. Ces questions furent vigoureusement reprises dès la formation d’une anthropologie universitaire, « scientifique », dans la seconde moitié du xixe siècle et institutionalisée au tournant du xxe. Parmi les auteurs-témoins clés de ce tournant historique, pour donner quelques repères, il est possible de mentionner, dans une liste courte, John Locke (1632-1704), Wilhem von Humboldt (1767-1835), Franz Boas (1858-1942) et Edward Sapir (1884-1939).

« J'étais là ». Se découvrir frères d'armes dans un bar d'alcool artisanal. Wenda, région d'Iringa en Tanzanie @ Nathaniel Gernez, 2013

Transformations d’un paradigme anthropologique

Les paradigmes des sciences changent au fil du temps ; c’est le cas dans toute science, y compris dans les sciences sociales ou du langage. Depuis le début du xxie siècle, pour signaler un tel changement, l’expression « anthropologie linguistique » s’est substituée, petit à petit, à celle d’ethnolinguistique. Cette appellation nouvelle s’impose irrémédiablement en cette fin du premier quart de ce siècle.

Que s’est-il donc passé ? Que recouvre cette manière d’intituler un domaine d’études dont la nouveauté n’ignore pas pour autant les contributions des travaux anciens ? Pourquoi donc cette expression, anthropologie linguistique, plutôt qu’une autre ?

À vrai dire, l’expression « anthropologie linguistique » est d’un usage assez courant, en particulier dans le monde anglophone. Elle avait même servi d’intitulé à la fin du xixe siècle pour désigner les collectes documentaires des langues amérindiennes. Au tout début des années 1960, elle est reprise par Dell Hymes pour nommer un nouveau programme d’ethnographie linguistique. Linguiste nord-américain, Hymes était spécialisé sur les parlers amérindiens. L’expression « anthropologie linguistique » est ainsi réactivée, sous sa plume et en accord avec tout un ensemble d’anthropologues dont John Gumperz, pour signaler l’ancrage d’une linguistique, désormais sociale et ethnographique, dans le creuset de la recherche en anthropologie sociale-culturelle. Ces chercheurs souhaitaient que cette anthropologie devienne bien plus attentive qu’elle ne l’avait été jusqu’alors aux fonctions du discours dans la vie sociale. Pour ce faire, ce projet d’anthropologie linguistique s’est centré, dans un premier temps, sur l’étude des variations (observables) dans les façons d’agir des humains par la médiation de leurs discours. L’accent fut mis sur des situations sociales, spécifiques et singulières, des « événements de parole » (speech events). L’enjeu n’était plus dès lors de documenter les corrélations entre langue et société, langue et parole, mais était tout autre. Il importait d’analyser et de décrire aussi finement que possible l’imbrication dynamique du parler-penser-agir des humains dans différentes situations sociales. Le projet était comparatif. Il s’agissait de rendre visible les contrastes entre différentes pratiques et habitudes sociolangagières ; non seulement au sein d’une même formation sociale, mais plus globalement entre elles. Un programme qui aura contribué à dépasser le fameux « grand partage », classique, de l’ethnologie — entre un Eux et un Nous. Ce projet comparatif, prenant en compte l’ensemble des différences entre les façons de parler des sociétés humaines, se voulait anthropologique au sens même donné par Claude Lévi-Strauss.

Ce tournant en invitera bien d’autres dans le courant des dernières décennies du xxe siècle. Toutefois, il faut insister sur l’une de ses conséquences. Ce tournant marque sans nul doute une rupture avec des pans entiers de la recherche linguistique ; notamment celle des sémantiques lexicales ou celle qui ne proposait l’écriture que de grammaires « hors sol » — quand ces grammaires sont désengagées de leurs usages concrets et désincarnées de leur mise en pratique associée à la mise en forme des constructions discursives intimement solidaires des verbalisations qui imprègnent la fluidité temporelle, dynamique, des rapports sociaux. Autrement dit, pour exemple, s’invectiver ou se lamenter ne sont en rien une affaire de pure grammaire : ces types d’actions relèvent d’un savoir-faire tout à la fois grammatical et communicationnel, façonné par des normes sociales-culturelles, dans des situations sociales intersubjectives.  

Ce tournant de l’anthropologie linguistique marque également une mise à distance de la linguistique générative de Noam Chomsky. Cette dernière était centrée exclusivement sur la compétence d’un locuteur idéal, et pas sur les pratiques de locuteurs enracinés dans l’histoire, celles de situations concrètes faites d’événements en temps et espaces réels. Au contraire, l’anthropologie linguistique privilégie l’attention à l’étude de la parole en acte et du parler et faire politique — toutes sociétés confondues. Elle n’ignore rien des enquêtes classiques sur les sociétés de la tradition orale, enquêtes qui ont longtemps porté sur la constitution de corpus de littératures orales, dont les récits mythiques. Elle les aura réorientés cependant vers la description et l’analyse de leur mise en performance, sociale et spectaculaire. Elle élargissait toutefois ses terrains en les diversifiant, en explorant de nouveaux territoires d’enquêtes, au plus près de la vie sociale contemporaine : les salles de classe, les cours de justice, la vie sociale à l’hôpital, parmi d’autres. Comme elle s’est intéressée, dans les décennies récentes, aux multiples circonstances où opèrent discrètement les formes de socialisation langagière ; ces dernières forgent en continu nos formes contemporaines de vie. Le paradoxe — mais en est-ce un ? —, c’est que ces travaux ne se focalisent pas toujours sur la dimension verbale explicite des faits sociaux. Ils savent porter leur attention aux constructions sociales et culturelle du silence et du non-dit.

André Mêcêrè Mwâtéapöö et Henri Piibè Gönäri en discussion sur l’histoire des clans dans la vallée de Göièta (Ponérihouen, Nouvelle-Calédonie) © I. Leblic, 1996

Une contribution majeure de l’anthropologie linguistique française, ses défis

Au tournant du xxie siècle, l’anthropologie linguistique française s’est distinguée en portant son regard vers les formes dialogiques du langage et leurs fonctions pragmatiques générales. Il s’agissait d’enquêtes sur les « rituels du dialogue » — les rituels cérémoniels et ordinaires — et sur les « rhétoriques du quotidien » en situation d’interlocution : un total de quelques 1 062 pages distribuées en deux volumes1 , conçus indépendamment l’un de l’autre, autour de thématiques communes, inspirées tout autant par les recherches de Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) et Valentin Voloshinov (1895-1936), sur la polyphonie des mots du discours, que par celle de Charles S. Peirce (1839-1914) sur la forme dialogique de la pensée. C’est l’ensemble des terrains de l’ethnologie française qui y figurent — Amérique et Caraïbes, Océanie, Moyen Orient, Afrique, etc. — pour y présenter différentes modalités du couplage entre paroles en acte, dans leurs moments de réalisation, et les diverses échelles des faits sociaux — politique, religieuse, économique, etc. D’où l’invitation, au cours des deux dernières décennies, à une recherche intense autour des modèles qui permettent l’analyse de l’émergence du sens en situation et entre situations sociales : par exemple, autour des médiations du discours indirect ou rapporté, des conditions de performativité de la parole en acte, des idéo-logiques langagières qui opèrent (explicitement et implicitement) dans le discours comme dans la construction des signes de différence identitaire ; sans oublier les défis que soulève la traduction trans-langagière directement impliquée dans la circulation non seulement des textes culturels, mais aussi des littératures : autant d’entrées vers la reconnaissance de l’altérité sociale-culturelle.

Une occasion, incidemment, de rappeler l’importance de la notion de « phénomène social total » (conceptualisée par Marcel Mauss), mais cette fois sans occulter les modalités sociolangagières de ces phénomènes, modalités aux fonctionnements complexes en raison de leur méthode sémiotique de signifiance. Enfin, comme anthropologie et pour relever les défis de l’avenir proche, l’anthropologie linguistique française, dans ses enquêtes, ne manque pas de s’ouvrir aux enjeux des transformations sociales et écologiques d’un monde partagé et planétaire.

  • 1Masquelier B., Siran J-L. (éds) 2000, Pour une Anthropologie de l’Interlocution. Rhétoriques du quotidien, L’Harmattan ; Monod-Becquelin A., Erikson P. (éds) 2000, Les Rituels du Dialogue. Promenades ethnolinguistiques en terre amérindiennes, Société d’Ethnologie.

Références

  • Masquelier B. 2017, Anthropologie réflexive et indexicalités ethnographiques, dans Blondet M., Lantin Mallet M. (dir.), Anthropologies réflexives, modes de connaissance et formes d'expérience, Presses universitaires de Lyon, pp. 243-254.

  • Leblic I., Masquelier B. 2020, Introduction. De l’ethnolinguistique à l’anthropologie linguistique au LACITO, dans Leblic I., Souag L. (dir.), Du terrain à la théorie. Les 40 ans du LACITO. Actes du colloque international, 15-17 novembre 2016, Villejuif (France), Hors série Anthropologie linguistique & linguistique 1, LACITO-Publications, pp. 15-33.

Contact

Bertrand Masquelier
Laboratoire de langues et civilisations à tradition orale (LACITO)