Partage et partition du sacré en Méditerranée

Lettre de l'InSHS Anthropologie

#ANTHROPOLOGIE EN PARTAGE

Au niveau des dogmes comme dans le sens commun, les trois religions monothéistes sont intrinsèquement antagoniques et concurrentes pour dire l’ordre du monde. En découlent les innombrables conflits qui émaillent l’histoire et notre présent, lequel se voit hanté par la peur de l’autre et par la religion de l’autre.

Sans nier ces inextricables dissensions, un nombre croissant d’études anthropologiques s’attachent à observer les interactions entre fidèles de religions différentes, non pas au niveau théologique mais à travers leurs pratiques religieuses, notamment lors de pèlerinages communs qui sont bien plus nombreux qu’on ne le croit dans le monde méditerranéen. Hier comme aujourd'hui, des croyants se permettent de franchir temporairement la frontière religieuse pour aller prier dans le lieu de l’autre, en quête d’une grâce et sans se convertir pour autant. Les demandes y sont souvent basiques car l’on vient y solliciter une guérison, un soutien, une demande d’enfant, de mariage, de protection, de bonheur, autant de désirs légitimes que partagent les uns et les autres. Peu éclatantes et souvent silencieuses au cours des siècles, ces circulations interreligieuses constituent une sorte de basse continue derrière le tumulte des croisades et des guerres de religion. Et ce phénomène de longue durée se manifeste encore dans les interstices du sacré, souvent à l’écart des grands pôles de sainteté — dont Jérusalem est l’archétype — qui cristallisent des enjeux de pouvoir tels que tout partage pacifique paraît désormais impossible.

Partage et division

La polysémie de la notion de « partage » doit être soulignée, car outre l’acte altruiste de partager quelque chose (un espace, un moment, un repas), cela peut aussi signifier la séparation et la partition. Les sanctuaires peuvent refléter cette distinction en étant soit inclusifs et accessibles à la pluralité religieuse, soit exclusifs et réservés à telle ou telle confession. Cela dépend en général de la volonté du groupe administrant le site ainsi que du contexte géopolitique dans lequel il s’inscrit. L’histoire du Caveau des Patriarches à Hébron est emblématique. Après avoir été sous le contrôle de différents régimes au fil des siècles, le sanctuaire est divisé depuis 1967 en deux parties : une pour les juifs et une pour les musulmans. À l’opposé d’être un lieu fédérateur au nom d’Abraham, le « père des monothéismes », le site est devenu l’un des foyers de tension du conflit israélo-palestinien (figure 1).

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Figure 1 : Chrétienne éthiopienne dans la mosquée du Caveau des Patriarches, Hébron, Cisjordanie © M. Pénicaud

Une terre trois fois trop sainte ?

Ce qu’on appelle la « Terre sainte » est un cas d’étude en soi, marqué par l’exacerbation des frontières, la concurrence des corporations religieuses et l’enchevêtrement des lieux saints. Leur concentration et leur charge symbolique ont généré des processus d’appropriation et de revendication souvent violents. Mais ces conflits sont aussi liés à des enjeux politiques et territoriaux. Pendant des siècles, l’Empire ottoman a été une matrice propice au développement d’interactions, d’échanges et de porosités interconfessionnelles qui se sont manifestés au niveau de la religiosité vécue au quotidien1 . Des relations de « bon voisinage » ont souvent favorisé la fréquentation des mêmes lieux saints dédiés à des figures communes comme Abraham, Elie, Marie, Saint Georges…

Les tragiques événements qui défigurent le Proche Orient ne font que confirmer que la division l’emporte sur la coexistence. L’hostilité tend à se substituer à l’hospitalité pourtant promue par Abraham lors du mythique épisode de Mambré, relaté dans la Bible et dans le Coran. Cette hostilité réciproque est paroxystique à Jérusalem, au point de se demander si cette ville n’est pas trois fois trop sainte. Censée être la ville de la paix, de l’unité et de la réconciliation, elle est pétrie de divisions et de concurrences. Tel est le paradoxe de Jérusalem.

Un partage discret et silencieux du sacré

Plus on s’éloigne des grands pôles magnétiques qui électrisent les passions et les identités, plus on observe des situations où des fidèles de religions différentes fréquentent des sanctuaires communs. C’est par exemple le cas du monastère grec-orthodoxe de Saint Georges sur l’île de Büyükada au large d’Istanbul2 (figure 2). Le 23 octobre, plusieurs dizaines de milliers de musulmans vont visiter et prier dans ce sanctuaire pour y faire des vœux. Le phénomène relève d’une religiosité votive qui est la matrice de ces circulations. C’est en effet l’efficacité rituelle qui prime : les gens y vont « parce que ça marche ». Puis, beaucoup y retournent en remerciement des grâces reçues. Par ailleurs, ces situations de religiosité partagée sont fragiles car elles sont condamnées par les tenants rigoristes des orthodoxies. Plusieurs lieux font l’objet de menaces de destruction, à l’instar de la synagogue de la Ghriba à Djerba en Tunisie, attaquée en mai 2023 (figure 3). Dans d’autres cas, le partage est pratiqué dans une volonté d’échange et de compréhension mutuelle. Il ne s’agit pas nécessairement d’opérations de dialogue théologique mais de rencontres interpersonnelles et d’ouverture revendiquée à l’altérité religieuse.

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Figure 2 : Visiteurs musulmans à l’entrée du Monastère de Saint-Georges, Istanbul © M. Pénicaud
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Figure 3 :  Femmes juive et musulmane dans la synagogue de la Ghriba, Tunisie © M. Pénicaud

Le cas de Lampedusa

Lampedusa symbolise aujourd'hui la tragédie des milliers de migrants anonymes et particulièrement ceux qui ont disparu en mer, alors qu’ils étaient en quête d’un avenir meilleur. Mais il y a également un autre visage de l’île. Dès le xixe siècle, c’était déjà un lieu de passage pour les navires qui sillonnaient la Méditerranée, ainsi qu’un refuge pour les naufragés. Jadis, une grotte-sanctuaire abritait une statue de la Vierge Marie et la tombe d’un saint musulman, que vénéraient les marins de l’une et l’autre religion3 .

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Figure 4 : Musulmans invités à prier dans une église catholique, Cori, Italie © M. Pénicaud

Un réseau de recherche en plein essor

Depuis le début des années 2000, un champ de recherche sur ces « partages interreligieux » a vu le jour à l’échelle internationale dans une orientation interdisciplinaire (anthropologie, histoire, sciences politiques…). Les travaux menés à l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie sociale (IDEAS, UMR7307, CNRS / Aix Marseille Université)4 ont contribué à nourrir ce courant émergent5 . Dionigi Albera, directeur de recherche CNRS, et Manoël Pénicaud, chargé de recherche CNRS, sont actuellement impliqués dans des programmes qui étudient ce phénomène dans une perspective comparative, notamment le projet Shared Sacred Sites avec l’université de Stanford et Bard College (États-Unis), ainsi que le programme « Interactions, juxtapositions,  imbrications religieuses en Grèce et dans les Balkans » porté par  l’École française d’Athènes. En découlent autant de séminaires, colloques et publications6 .

Une constellation d’expositions pour le grand public

Les deux anthropologues ont travaillé à la conception d’une exposition destinée à faire connaître ce phénomène à un public élargi. C’est ainsi que Lieux saints partagés a été présenté  au Mucem en 20157 , et a rassemblé plus de 120 000 visiteurs. Juste après les attentats dits de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher, dans un contexte hanté par le spectre du choc des civilisations, souvent associé à celui des religions, cette exposition offrait à un vaste public des clés de lecture différentes des interactions religieuses. Aucune itinérance n’était prévue à l'origine, mais le succès de l’exposition a suscité de nouvelles étapes : une première adaptation s’est tenue à Tunis en 2016, pour la réouverture du Musée du Bardo après l’attentat de mars 2015, et une triple version a été présentée à Thessalonique en 2017. La même année, le Musée de l'histoire de l'immigration l'a accueillie à Paris, ainsi que Dar El-Bacha-Musée des Confluences à Marrakech. En 2018, une nouvelle adaptation a été conçue pour la New York Public Library, la Morgan Library and Museum, et à la City University of New York. L’exposition a ensuite été présentée à Depo à Istanbul en 2019 et à CerModern à Ankara en 2021. D’autres projets sont en cours de réécriture, notamment pour les dix ans de l’exposition, à l'occasion de l'Année sainte de 2025 à Rome.

« Ave Maria. Un pèlerinage en Méditerranée »

En 2023, une déclinaison centrée sur les sanctuaires mariaux en Méditerranée a été conçue, à l’occasion des Rencontres Méditerranéennes (16-23 septembre) qui ont été ponctuées par la visite du pape François à Marseille. Le musée de Notre Dame de la Garde propose ainsi jusqu’au 6 janvier 2024 une sorte de pèlerinage autour d’une centaine d’œuvres — d’un sanctuaire marial à l’autre — pour découvrir l’attractivité de la Vierge Marie par-delà les frontières confessionnelles et religieuses (figure 5). En effet, cette figure attire des personnes d’horizons différents, notamment des musulmans qui voient en elle un modèle de perfection maternelle et féminine. Ainsi, de nombreuses églises mariales sont visitées par des musulmanes à Bethléem, Jérusalem, Éphèse, Alger, Oran, Istanbul, au Caire... et Marseille.

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Fig. 5 : Exposition Ave Maria, Musée de Notre-Dame de la Garde, Marseille
  • 1Hasluck F. 2000 (1929), Christianity and Islam Under the Sultans, Isis Press ; Barkey K. 2008, Empire of Difference: the Ottomans in Comparative Perspective, Cambridge University Press.
  • 2Fliche B., Pénicaud M. 2018, « Hétérographies du désir. Pratiques votives au monastère de Saint-Georges (Büyükada, Istanbul) », Techniques et culture 70 : 142-157.
  • 3Albera D. 2023, Lampedusa. Une histoire méditerranéenne, Seuil.
  • 4Nouveau nom à partir de janvier 2024 de l'Institut d’ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative (IDEMEC).
  • 5Par exemple : Albera D., Couroucli M. (éds.) 2009, Religions traversées, Actes Sud.
  • 6Parmi de récentes publications : Albera D.,  Kuehn S., Pénicaud M. (éds.) 2022, Special Issue: Holy Sites in the Mediterranean, Sharing and Division, Religiographies 1, 1 https://www.cini.it/pubblicazioni/religiographies-vol-1-n-1-2022 ; Boivin M., Pénicaud M. (éds.) 2024, Inter-religious Practices and Saint Veneration in the Muslim World. Khidr/Khizr from the Middle East to South Asia, Routledge.
  • 7Albera D., Marquette I., Pénicaud M. (éds) 2015, Lieux saints partagés, Actes Sud-Mucem.

Contact

Manoël Pénicaud
Chargé de recherche CNRS, Institut d’ethnologie et d’anthropologie sociale
Dionigi Albera
Directeur de recherche CNRS, Institut d’ethnologie et d’anthropologie sociale