Pour une histoire sociale des femmes de professions populaires en Afrique sub-saharienne (Soudan, Tanzanie, Ghana, Éthiopie)

La Lettre International Histoire

#À L'HORIZON

Chargée de recherche CNRS, directrice de l’Institut des mondes africains (IMAf, UMR8171, CNRS / AMU / EHESS / IRD / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Elena Vezzadini s’intéresse notamment à l’histoire sociale et à l’histoire des femmes en Afrique. En 2021, elle a obtenu un financement ERC Consolidator Grant pour son projet WomatWork — Les femmes au travail : pour une histoire comparative des professions urbaines féminines en Afrique (Soudan, Tanzanie et Ghana), 1919-1970. La position des femmes sur le marché du travail reste peu étudiée dans l’histoire de l’Afrique. Le projet WomatWork cherche à surmonter l’invisibilité des femmes dans les archives officielles et à mettre en lumière les particularités des modèles de travail féminines et leurs transformations historiques résultant des changements politiques, des nouvelles technologies et des marchandises. Il se penche également sur l’éthique, les normes et les valeurs des femmes au travail.  

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E.G. Sarsfield Hall collection, Female traders at suq, Omdurman market, 1927-29 © Université de Durham, UK

Pourquoi avez-vous postulé à l’ERC ?

Dans la littérature existante sur l’histoire du travail au Soudan, on parle uniquement du travail masculin et on invisibilise les activités des femmes. S’il y a néanmoins une reconnaissance progressive du rôle fondamental du travail domestique dans l’économie familiale, la question du travail féminin rémunéré est encore dans un angle mort.

En me plongeant dans les très rares travaux sur les travailleuses du milieu urbain et populaire au Soudan, j’ai constaté à quel point leurs modèles de travail étaient différents de tout ce que je connaissais sur le travail, par définition masculin. Toute une série de notions qui fonctionnaient pour les salariés n’était ni opérationnelle ni utile quand on analysait les occupations féminines. Par exemple, l’idée d’un prix fixe pour un certain service ou prestation ne fonctionnait pas. Les sages-femmes, les coiffeuses, les musiciennes et chanteuses qui accompagnaient certains rituels étaient toujours payées selon le niveau social de la famille qui les employait. Dans le cas d’autres catégories professionnelles, notamment les petites marchandes, on observe à quel point leur travail était imbriqué dans des relations sociales. Elles arrivaient à constituer un réseau de clientes fixes en tissant des liens qui allaient bien au-delà de la simple vente, basé sur des compétences de care.

Cette littérature m’a poussée à me plonger dans une série de travaux sur l’histoire du travail de femmes de milieux populaires dans d’autres pays d’Afrique — comme le Ghana, le Kenya, la Tanzanie, le Nigéria — et d’Asie, notamment l’Inde et le Pakistan. Ici, la riche littérature est fortement empreinte de féminisme marxiste, sur le sillage des travaux d’une grande économiste, Esther Boserup (1910-1999). Ces ouvrages décrivaient les femmes au travail issues des milieux populaires comme victimes de discriminations multiples de classe et de genre (et souvent aussi de race). Cependant, ils ne considéraient pas la question du travail comme expérience, et donc s’intéressaient peu à l’identité professionnelle, l’éthique de travail et les compétences spécifiques liées à une certaine occupation, ou encore à l’impact de celui-ci dans la vie politique et intime des femmes. Or ce type d’approche a été développé en France par des historiennes de l’Afrique comme Anne Hugon et Pascale Barthélémy, qui se sont intéressées à des femmes diplômées comme les institutrices ou les sages-femmes. Mon idée était de transposer leur approche — très fine et surtout très proche du point de vue des actrices — à des femmes des milieux populaires. C’est la force de cette thématique, les « mains invisibles » des femmes au travail, qui m’a conduite à postuler à l’ERC.

Il y a également une autre raison plus personnelle, mais je tiens à en parler, car le personnel est politique. Malgré tous les efforts de nos institutions, les échelons supérieurs dans la recherche restent essentiellement masculins. C’est très difficile pour les femmes de dépasser ce plafond de verre, d’autant plus pour les femmes ayant des enfants. J’ai commencé à travailler sur le genre après la naissance de ma première fille, exactement quand j’ai constaté à quel point les inégalités de genre institutionnelles et sociales affectaient mes modalités de recherches. J’ai postulé pour l’ERC lorsque mes filles avaient 1 et 3 ans, étant depuis trois ans en temps partiel, un choix dicté par la difficulté de gérer la charge familiale en travaillant à temps complet sans pouvoir être aidée. Ainsi, postuler à l’ERC a signifié ne pas tarir mes ambitions malgré la double charge travail/famille qui peut être vécue comme un handicap par rapport à de nombreux collègues hommes. Ce poids sur nos corps et esprits doit nous pousser à imposer des modèles de recherche différents, plus humains, démocratiques et inclusifs. 

Votre projet ERC porte sur le travail des femmes, largement invisibilisé, dans trois pays d’Afrique subsaharienne depuis 50 ans. Pouvez-vous nous indiquer quelles archives sont sollicitées pour surmonter cette invisibilité ? En outre, que pouvez-vous dire des modèles de travail féminins, africains, générationnels, sociaux ?

À côté de la littérature sur les travailleuses soudanaises que j’ai citée, j’ai découvert des photos extraordinaires qui représentaient des femmes soudanaises au travail, conservées aux archives de l’université de Durham (Royaume-Uni). Ces photos montrent des rues arpentées par des femmes dans une pléthore d’occupations. Elles ne sont pas uniques, et de nombreuses archives coloniales gardent des matériaux semblables. Les documents photographiques constituent le point de départ de cette recherche, car ils contrent de manière flagrante l’invisibilité des femmes dans les sources directes sur le travail.

Néanmoins, ces photos n’incluent souvent que très peu de détails sur les personnes photographiées ; elles doivent être mêlées à ne variété d’autres sources susceptibles d’apporter des détails contextuels, comme les sources missionnaires, judiciaires, les données démographiques et urbanistiques. Enfin, ces matériaux doivent être complétés par des sources orales, qui seront collectées à la faveur de longues périodes de terrain dans les pays concernés par notre recherche. En l’absence virtuelle de sources directes, cette recherche demandera un travail complexe, lent et minutieux avec des fragments d’informations.

Quels conseils donneriez-vous aux chercheurs et chercheuses qui souhaitent se lancer dans la préparation d’un ERC Consolidator Grants ?

Pour moi, il faut d’abord ressentir qu’on a une idée forte et avoir confiance en soi. Ensuite, se former et unir les forces. Le CNRS et beaucoup d’autres institutions organisent des formations, qui sont très utiles pour comprendre les quelques fondamentaux d’un ERC (par exemple le rôle capital d’un Principal Investigator). Encore plus crucial a été d’échanger avec d’autres qui avaient postulé avant, y compris sans parvenir à l’obtenir — on apprend toujours beaucoup des erreurs. Enfin, l’ERC cherche à promouvoir fortement une science inclusive et démocratique, par exemple avec l’obligation de publier en science ouverte. Par conséquent, je pense que le partage et la générosité d’un projet sont récompensés. Par exemple, si l’on travaille avec des pays présentant une forte inégalité par rapport à l’Europe, il est capital de veiller à ce que le projet soit inclusif et bénéfique à la recherche locale.

Contact

Elena Vezzadini
Chargée de recherche CNRS, Institut des mondes africains (IMAf)