Prouver les manquements à l’intégrité scientifique, une démarche ardue ?
Pour pouvoir sanctionner les manquements à l'intégrité scientifique, encore faut-il les prouver ! Cette preuve se heurte à de nombreuses difficultés. Celles-ci tiennent d’abord à la variété des acteurs impliqués. Les règles de preuve ne sont pas les mêmes selon que la preuve est apportée devant un référent à l’intégrité scientifique, une instance disciplinaire, un juge civil, un juge pénal. Elles tiennent aussi aux moyens de preuve employés. Dans un article publié dans la revue Research Evaluation, Olivier Leclerc, directeur de recherche CNRS et directeur du Centre de théorie et analyse du droit (CTAD, UMR7074, CNRS / Université Paris Nanterre / ENS-PSL) analyse les difficultés juridiques que soulève la preuve des manquements à l’intégrité scientifique.
Sanctionner les manquements à l’intégrité scientifique
En France, depuis quelques années, l'intégrité scientifique fait l'objet d'une véritable politique publique. Dans les universités et les organismes de recherche, celle-ci se traduit non seulement par la promotion d'une culture de l'intégrité scientifique mais aussi par la mise en place de procédures destinées à recueillir des signalements et à sanctionner les manquements à l'intégrité scientifique1 . Les sanctions envisageables sont de nature très différente. Certaines sont internes aux communautés scientifiques comme les rétractations d’articles, le retrait de subventions, le changement de la liste des auteurs. D’autres sont prises par l’établissement ou l’entreprise qui emploie la personne concernée — on parle de sanctions disciplinaires. D’autres, enfin, sont prises par des tribunaux : civils lorsqu’il s’agit d’indemniser un préjudice, pénaux lorsqu’il faut sanctionner une infraction pénale, ou administratifs pour statuer en appel sur une décision disciplinaire. Dans chacun de ces cas, avant de sanctionner un manquement à l’intégrité, il faut parvenir à l’établir.
Imaginons qu’un manquement à l’intégrité scientifique prétendument commis par un chercheur ou une chercheuse soit signalé au sein d’une université ou d’un organisme de recherche. Plagiat, fabrication et embellissement des données, exclusion injustifiée de la liste des auteurs d'une publication, la liste des manquements à l'intégrité scientifique est longue, et ne fait pas l'objet d'un consensus stabilisé. Au sein de ces établissements, un référent à l’intégrité scientifique est maintenant chargé d’instruire le cas, de procéder aux investigations nécessaires et, finalement, de conclure si oui ou non le manquement allégué est prouvé. Sur la base de ce rapport, le directeur ou la directrice de l’établissement peut engager une procédure de sanction devant les instances disciplinaires compétentes, qui prendront connaissance de témoignages et de documents, entendront la personne mise en cause. La décision disciplinaire pourra à son tour être contestée devant les tribunaux.
Des règles de preuve différentes
Dans tout ce processus, les questions de preuve sont omniprésentes. Mais les règles de preuve ne sont pas identiques et ne sont pas également formalisées. Les tribunaux sont tenus de respecter les règles de preuve propres au procès civil, pénal ou administratif, selon les cas2 . Il en va différemment pour les référents à l’intégrité scientifique, à qui le code de la recherche impose seulement de « [procéder] contradictoirement aux investigations nécessaires » et qui « [peuvent] demander communication des pièces et documents susceptibles d'en établir la réalité » (Code de la recherche, article D. 211-3). Les procédures suivies par les référents peuvent ainsi varier d’un établissement à l’autre, même si le manuel de procédures proposé par le Réseau des référents à l’intégrité scientifique (RESINT) assure une certaine convergence entre elles.
Les différences du cadre juridique qui s’impose aux référents à l’intégrité scientifique, aux instances disciplinaires et aux juges ont des traductions très concrètes en ce qui concerne la preuve des faits contestés. Ainsi, par exemple, seuls les juges sont soumis au droit de la Convention européenne des droits de l’homme et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette dernière exige des tribunaux qu’ils veillent à ce que le procès soit équitable. Elle a aussi admis que les justiciables bénéficient d’un « droit à la preuve », qui justifie, à des conditions bien précises, que des éléments de preuve obtenus en violation d’autres droits (comme le droit à la vie privée) ou de manière déloyale soient quand même soumis à l’appréciation des tribunaux. Cette souplesse ne bénéficie pas aux référents à l’intégrité scientifique. Par conséquent, ces derniers ne peuvent utiliser comme preuve des correspondances privées entre des scientifiques, celles-ci étant couvertes par le secret des correspondances. Les juges, eux, peuvent recevoir une correspondance privée à titre de preuve, si les conditions d’application du droit à la preuve sont remplies, c’est-à-dire si cet élément de preuve est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et si son usage est proportionné.
Un continuum de la preuve
Ainsi, alors que les communautés scientifiques font des efforts pour clarifier en quoi consistent les exigences de l’intégrité scientifique, dans un contexte aussi bien national3 , qu’européen4 ou international5 , les règles de preuve applicables restent nationales lorsqu’il s’agit des tribunaux, voire locales lorsqu’il s’agit des procédures suivies par les référents à l’intégrité scientifique. Pourtant, les référents à l’intégrité scientifique ne peuvent pas se désintéresser complètement des règles de preuve applicables devant les tribunaux ! Car la preuve établie par les référents doit pouvoir ensuite fonder utilement une sanction disciplinaire ou judiciaire. Par exemple, si un référent admettait sans précaution une preuve obtenue de manière déloyale, il y aurait un risque que celle-ci ne puisse pas ensuite être recevable en justice (si elle ne satisfait pas les conditions d’application du droit à la preuve). Prouver une méconduite scientifique suppose donc un continuum de preuves allant des référents à l’intégrité scientifique aux juges : bien qu'ils ne soient pas soumis au droit de la preuve applicable devant les tribunaux, les référents doivent anticiper les exigences probatoires qui s’imposent aux instances disciplinaires et aux tribunaux.
La tentation est grande, dans ce contexte, de penser les référents à l’intégrité scientifique comme des juges de la science et de leur appliquer les mêmes règles de preuve que celles qui s’imposent aux tribunaux. Mais ce serait oublier que les référents évaluent les conduites sur la base des seules exigences de l’intégrité scientifique quand les tribunaux évaluent une situation d’ensemble, qui peut par exemple les conduire à reconnaitre des circonstances atténuantes ou des fautes multiples qui justifient qu’un manquement ne soit pas sanctionné. Si la preuve joue un rôle central dans la détermination des manquements à l’intégrité scientifique et des fautes disciplinaires, civiles ou pénales, c’est selon des modalités bien différentes, qui reflètent les différences de fonction entre les juges et les référents à l’intégrité scientifique.
- 1Leclerc O. 2024, Déontologie de la recherche et intégrité scientifique, PUF.
- 2Vergès E., Vial G., Leclerc O. 2022, Droit de la preuve, 2e ed., PUF.
- 3En France, la Charte française de déontologie des métiers de la recherche (2015).
- 4Voir, par exemple, le Code de conduite européen pour l’intégrité en recherche (ed. rév. 2023).
- 5Voir, par exemple, le Singapore Statement on Research Integrity (2010).
Référence
Leclerc O. 2025, Proving research misconduct, Research Evaluation, Volume 34, rvaf004. https://doi.org/10.1093/reseval/rvaf004