Quand l’économie comportementale aide à la compréhension et aux changements des comportements alimentaires

La Lettre Economie/gestion

#ZOOM SUR...

Noémi Berlin est chargée de recherche CNRS au sein du laboratoire EconomiX (UMR7235, CNRS / Université Paris Nanterre). Ses recherches portent sur l'étude des comportements de santé. Ses méthodes privilégiées sont les expériences en laboratoire et sur le terrain. Ses travaux contribuent principalement à la littérature en économie comportementale et économie de la santé.

f1
Un exemple d'arbitrage alimentaire © shutterstock.com

L’économie comportementale consiste à affiner la théorie économique standard concernant la prise de décision des individus en étudiant et intégrant les facteurs psychologiques et économiques qui influencent les comportements économiques. Elle permet de mieux appréhender et anticiper les comportements des individus, de mieux concevoir les politiques publiques et d’en mesurer leur efficacité. L’économie comportementale étudie des décisions prises par les individus et qui ne sont pas forcément dans leur intérêt, comme par exemple payer une inscription à une salle de sport, mais ne jamais y aller par la suite, faire les courses en ayant faim et acheter au-delà des besoins1 .

L’économie comportementale s’intéresse depuis plusieurs années aux questions liées à l’alimentation et aux problèmes de santé publique liés à l’obésité. Le sujet est de taille : au cours des trente années à venir, le surpoids devrait être responsable d’environ 92 millions de décès dans les pays de l’OCDE. Il s’agit alors de comprendre et étudier les comportements alimentaires, facteurs de risque de l’obésité (décision d’aller dans les fast food, faible consommation de fruits et légumes, alimentation industrielle et transformée disponible en excès…).

Une des méthodologies privilégiées est celle de l’économie expérimentale qui consiste à observer des comportements ou des phénomènes économiques en reproduisant une situation économique dans des contextes identifiés et contrôlés. Les expérimentations peuvent avoir lieu en laboratoire (une salle disposant de plusieurs postes informatiques) ou sur le terrain (à l’école, dans une entreprise, dans un supermarché…). Cela permet à la fois de mettre en évidence les facteurs psychologiques qui influencent les décisions alimentaires, mais aussi de tester des leviers susceptibles de modifier les prises de décisions et des comportements qui s’en suivent.

Concernant les facteurs psychologiques, il a été établi, par exemple, qu’il existe une relation entre la prise de risque en général et la néophobie alimentaire : les enfants qui ont une aversion pour le risque sont moins enclins à essayer de nouveaux aliments2 . La littérature en économie et en psychologie a également montré une relation négative entre l'aversion au risque, la patience, la probabilité d'être en surpoids ou obèse et la qualité nutritionnelle de régimes alimentaires des individus3 .

Les leviers visant à modifier les comportements alimentaires peuvent jouer sur le système de récompense des individus. C’est le cas des incitations financières qui sont utilisées pour récompenser la consommation d’aliments sains (fruits et légumes), pour en subventionner l’achat, ou pour taxer l’achat d’aliments de mauvaise qualité nutritionnelle. Ainsi, un certain nombre d'études ont montré que les choix alimentaires des adultes et des enfants peuvent être influencés de manière durable grâce à ces outils. Par exemple, plusieurs études ont montré que les enfants augmentent leur consommation de fruits et légumes à la cantine s’ils sont récompensés avec des petits cadeaux et/ou un peu d’argent pour cette consommation4 .

Tout comme les incitations financières, le nudge a pour but d’orienter les individus vers des comportements et décisions considérés comme plus bénéfiques pour eux. Il intervient tout en conservant la liberté personnelle de choisir et il oriente les comportements sans contraindre, du moins financièrement. Un exemple de nudge dans le cadre de l’alimentation est de remplacer les barres chocolatées, souvent présentes près des caisses de supermarché, par des fruits. Les barres chocolatées sont simplement déplacées et restent accessibles, mais il devient coûteux (en temps par exemple) d’aller les atteindre. Un autre exemple de nudge est l’utilisation des labels nutritionnels tels que le Nutriscore. Des chercheurs5 ont testé l’efficacité du Nutriscore sur la qualité nutritionnelle de paniers de biens de consommation. Grâce à une expérience en laboratoire, ils ont étudié l’effet de cinq labels nutritionnels différents sur le comportement d’achat de 691 participants parmi 290 produits d’alimentation, via un supermarché virtuel. Ils ont ainsi montré que tous les labels amélioraient significativement la qualité nutritionnelle des paniers choisis par les individus. Le Nutriscore était le label le plus efficace pour améliorer la qualité nutritionnelle de paniers. Cette étude a également permis de montrer que les participants étaient plus réactifs aux valeurs extrêmes des labels (A : effet motivant ou E : effet désincitatif pour le Nutriscore par exemple). Les résultats de cette étude ont servi pour promouvoir la mise en place du Nutriscore que nous pouvons maintenant voir sur un grand nombre de produits.

Une autre étude6 s’est intéressée à des interventions qui combinent les nudges et les incitations financières. Elle cherchait à évaluer, d’une part, l’efficacité de chaque levier et, d’autre part, si leur combinaison permet d’avoir un impact plus important sur les décisions alimentaires des individus. Cette étude se basait sur une expérience de terrain dans des épiceries aux États-Unis où 200 participants ont été aléatoirement répartis dans trois groupes. Le premier groupe recevait seulement des incitations financières : versement d’une subvention pour l’achat de fruits et légumes. Dans le deuxième groupe, les participants recevaient des conseils sur la façon dont on prépare les fruits et légumes. Enfin, dans le troisième groupe, les deux leviers étaient combinés. Les auteurs ont ensuite suivi les comportements d’achat des participants pendant six mois et ont observé que les conseils sur la façon de préparer les légumes semblent avoir eu un faible effet sur l’achat de produits frais. Cependant, ils ont constaté qu’introduire une incitation financière, même faible (les participants recevaient un dollar s’ils achetaient cinq portions de fruits et légumes), doublait l’achat du nombre de portions de fruits et légumes par rapport au groupe de contrôle (dans lequel il n’y a aucune intervention). La combinaison des deux interventions ne renforçait pas l’effet de l’incitation seul suggérant que l’information a eu un effet limité.  

Un autre enjeu consiste à comprendre ce qui est le plus susceptible de modifier durablement les préférences et habitudes alimentaires. Bien que les incitations financières semblent avoir un effet sur les choix alimentaires, une fois l’incitation retirée, les effets à long terme restent incertains. Quant aux nudges, on observe souvent un effet d’habituation qui diminue son efficacité au cours du temps. L’étude de Belot et al.7 propose deux interventions plus globales, au niveau de la famille, dont le but était de modifier les habitudes et préférences alimentaires sur le long terme. 285 familles ont été impliquées dans cette étude de terrain et randomisées (réparties de manière aléatoire) dans trois groupes. Les familles ont été suivies pendant trois ans. Les familles randomisées dans le premier groupe ont été invitées à préparer pendant douze semaines des repas sains avec des ingrédients frais et non transformés (intervention 1).  Celles du deuxième groupe devaient éviter le grignotage et manger à des heures régulières pendant douze semaines (intervention 2). Enfin, le troisième groupe (groupe contrôle) ne recevait aucune recommandation particulière. Les auteurs montrent que les deux interventions ont réduit l'indice de masse corporelle (IMC) des enfants par rapport au groupe de contrôle. L'effet a persisté pendant trois ans pour le premier groupe, mais s'est estompé après deux ans pour le deuxième. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans cette étude, les interventions n’ont eu aucun effet sur l’IMC des parents ni sur les préférences alimentaires des enfants et des parents. Les auteurs suggèrent que c’est le comportement d’achat des parents qui a évolué, impliquant un changement dans les consommations alimentaires de leurs enfants et donc une baisse de l’IMC.

Les conséquences économiques et sociales du surpoids et de l’obésité ne sont pas négligeables. Les maladies dites non transmissibles liées à l’obésité vont entraîner un recul de l’espérance de vie de près de trois ans, d’ici 20508 . L’Assurance Maladie dépense en moyenne cinq milliards d’euros pour ces maladies. Le bien-être des individus est directement touché, car les personnes souffrant de surcharge pondérale ont une probabilité plus élevée de souffrir de dépression, de discrimination et d’exclusion.

L’économie comportementale offre des outils efficaces pour étudier les mécanismes de prise de décisions alimentaires, permettant de mieux les comprendre et de proposer des politiques publiques plus adaptées.

  • 1Ces décisions ont lieu en partie à cause de mécanismes cognitifs souvent appelés biais cognitifs car pouvant être considérés comme des mécanismes « non-rationnels » de traitement de l’information.
  • 2Moding K. J., Stifter C. A. 2016, Temperamental approach/withdrawal and food neophobia in early childhood: Concurrent and longitudinal associations, Appetite, 107 : 654-662.
  • 3Nebout A., Berlin N., Vieux F., Péneau S., Darmon N., Kemel E., Paroissien E., What You Eat is What You Are:  Risk Attitudes, Time Preferences, and Diet Quality, mimeo.
  • 4Belot M., James J. 2022, Incentivizing dietary choices among children: Review of experimental evidence, Food Policy, 111, 102319.
  • 5Crosetto P., Lacroix A., Muller L., Ruffieux B. 2020, Nutritional and economic impact of five alternative front-of-pack nutritional labels: experimental evidence, European Review of Agricultural Economics, 47(2) : 785-818.
  • 6List J. A., Samek A., Zhu T. 2022, Incentives to Eat Healthily: Evidence from a Grocery Store Field Experiment, Economica, 89(354) : 489-509.
  • 7Belot M., Berlin N., James J., Skafida V. 2023, Changing Dietary Habits Early in Life: A Field Experiment with Low-Income Families, mimeo.
  • 8Voir le rapport de l’OCDE Heavy Burden of Obesity: The Economics of Prevention, pour un aperçu de l’ensemble des conséquences économiques et sociales de l’obésité. https://www.oecd.org/health/health-systems/Heavy-burden-of-obesity-Policy-Brief-2019.pdf

Contact

Noémi Berlin
EconomiX