Que font les images aux études culturelles ?

Lettre de l'InSHS Histoire Arts et littérature

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Spécialiste en histoire de l’art et culturelle visuelle, Antonella Fenech Kroke est chargée de recherche CNRS et directrice adjointe du Centre André-Chastel : Laboratoire de recherche en histoire de l'art (UMR8150, CNRS / Ministère de la Culture / Sorbonne Université). Elle conduit notamment des recherches sur les représentations visuelles des pratiques ludiques ainsi que sur les jeux, les passe-temps et les loisirs, et sur la façon dont ils façonnent les pratiques sociales, les espaces et les corps dans l’Europe de la première modernité.

Que font les images aux études culturelles ? Tenter de répondre à cette question signifie de rendre compte de l’effervescence actuelle que connaît la réflexion sur la nature de l’image pour les sciences humaines, en particulier pour une discipline comme l’histoire de l’art qui s’est réservée, de longue date, l’étude des productions visuelles et a conçu ses propres instruments conceptuels pour y pourvoir. Depuis la fin du siècle dernier, le problème est devenu crucial parce que, d’une part, la notion d’image ne cesse d’être débattue et que, de l’autre, dans les discours comme dans les pratiques, elle a détrôné la référence univoque à l’œuvre d’art. Par la rédéfinition même des objets d'étude, par le refus d'une hiérarchisation des formes d'expression des cultures (donc du high et low), par une transdisciplinarité assumée, l'histoire de l'art et des cultures visuelles participe ainsi à plein titre aux études culturelles dans leur approche transversale et critique.

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Albrecht Dürer, Una Villana Windish, 1505, Londres, British Museum

(Re)penser l’image

« Si l’image est désormais considérée un document fort, c’est qu’elle a fait la preuve de sa faiblesse et que nous avons éprouvé la nôtre à son égard »1 . Sa faiblesse tiendrait à sa résistance à se laisser cerner de manière univoque et valable universellement. La nôtre à réussir à dire sa nature et à définir « ses pouvoirs »2 au regard de l’hétérogénéité de la relation à l’image entretenue dans telle ou telle culture, historique et actuelle.

De ce fait, depuis les années 1980, « l’histoire de l’art [a été autre temps ? est ?] traversée par le doute »3 . Rien de plus salutaire que cette intranquillité pour une discipline qui s’est, du moins en partie, ouverte à la transdisciplinarité avec les autres sciences, humaines et sociales ou encore cognitives4 . Par ailleurs, leur logocentrisme a vu ses murailles se lézarder sous la force des formes visuelles des savoirs. Longtemps l’histoire, la sociologie ou encore l’anthropologie n'ont pas, ou pas assez, saisi la « force » documentaire des images. Les historiens de l’art eux-mêmes ont souvent fait valoir cette primauté du langage – l’image éclipsant devant son histoire, son style, ce qu’elle donnait à dire... Si donc l’image ne se « lit » plus5 , c’est qu’elle sait faire exister le(s) monde(s) de telle manière qu’elle peut se passer du logos et de sa supposée dépendance au discours pour être, fonctionner, agir, faire sens et se métamorphoser à travers le(s) temps de son existence, devenant ainsi un agent à part entière des sociétés. Rompant avec une approche principalement descriptive, esthétique ou symbolique des formes visuelles, des historiens de l’art, des philosophes et des anthropologues (tels que Hans Belting, Horst Bredekamp, Philippe Descola, Georges Didi-Huberman, David Freedberg, Alfred Gells et, plus récemment, Nicola Suthor ou Alessandra Russo) ont enclenché un tournant qui interroge la nature et le fonctionnement spécifique des images dans le présent et le passé, dans la vie individuelle et collective.

Dans toute leur diversité, ces approches ont eu, au moins, deux effets cruciaux. D’une part, la redéfinition et l’élargissement d’un champ disciplinaire et des objets étudiés (à ceux relevant stricto sensu des arts — peinture, sculpture, etc. — s’est ajoutée l’infinie variété d’artefacts et de formes visuelles non-artistiques — imageries populaires, scientifiques ou encore pédagogiques). D’autre part, à partir du concept de survivance (Nachleben) des formes visuelles d’Aby Warburg, Georges Didi-Huberman n’a pas cessé de scruter le fonctionnement rhizomique et les « modèles de temps propres aux images ». Riche de ces expériences fondatrices, la recherche devient une forme d’itinérance6 à l’intérieur des faits visuels et culturels, en vue de leur compréhension complexifiée. Une itinérance à trois niveaux : à l’intérieur de l’image elle-même (qui aimante d’autres images mais aussi des textes, des croyances et des pratiques) et de ses détails formels, (infra)narratifs et (infra)symboliques ; une itinérance disciplinaire mobilisant des savoirs multiples ; enfin, une itinérance prudente mais assumée à travers les temps et les espaces, qu’il est salutaire d’engager dans bien des cas. En faisant sienne cette agilité, l’histoire de l’art associe à ses méthodes d’autres approches telles celles de ce qu’il est convenu d’appeler, en France, « cultures visuelles »7 . Toutes les expressions, les pratiques et les usages des images (tout comme les gestes techniques8 qui président à leur existence) intègrent donc de facto les études culturelles. Faire place à la diversité des expressions visuelles, l’esthétique et/ou le symbolique ne constituant plus une valeur ajoutée (prétendument) distinctive9 , est ainsi un véritable changement de paradigme pour les sciences humaines et, en particulier, pour l’histoire de l’art.

Faire avec les images

Plus largement, que donnent les images à voir et à savoir des cultures passées et contemporaines ? Ou, plus frontalement : quel genre de « documents » sont les images ? Leur puissante influence tant dans la sphère sensible que politique, les modalités relationnelles que différents acteurs entretiennent avec elles (consciemment ou pas), la stratification de sens qui les constitue, leur densité anthropologique et historique, offrent des possibilités pour appréhender les liens des humains au monde visible et invisible, à la figurabilité de ce dernier et aux pratiques qui en découlent. Or, la « visualité » intrinsèque aux images ne les rend pas plus transparentes : elles sont des expressions médiées par un nombre formidable de facteurs. Pour qu’elles déploient leur « force documentaire », le chercheur questionne (et met aussi en question) ces facteurs. Il interroge la relation entre, d’une part, les productions visuelles, leur matérialité et leurs usages et, de l’autre, les acteurs, les espaces, les contextes, les croyances et les expériences collectives et individuelles. En restituant ces relations complexes et signifiantes, il peut ainsi faire apparaître comment les images donnent des formes particulières aux pratiques, (ré)modèlent non seulement les modes de vie et les actes mais aussi la valeur qu’on donne à ces derniers, participant ainsi à façonner à la fois la conception du temps, du monde, du vivant non-humain, de soi-même, des corps, des sociabilités, de tout ce que les individus et les groupes pensent, désirent, déifient, condamnent…

Trois exemples peuvent aider à mieux saisir le rôle des formes visuelles dans les études culturelles et à mieux comprendre la fonction documentaire spécifique de l'image et des paradigmes théoriques des disciplines qui les étudient. Le choix n’est pas dû au peu d’intérêt de maintes autres recherches, mais à ma fréquentation de certaines de ces dernières à la portée historico-artistique, historique, anthropologique et culturelle remarquable. Il y est question, tour à tour, de rire, de nourriture, du passage vie-mort dans l’écosystème du vivant.

« Le rire est le propre de l’homme », tentative rabelaisienne de définition de l’Humain. Pulsion, effet physiologique, expression d’affects hétérogènes, le rire et sa conception prémoderne ont été abordés à partir de sources visuelles dans un livre que l’on doit à Francesca Alberti10 . Au-delà de la diversité des formes de mise en images du rire, les œuvres témoignent aussi de pratiques culturelles aujourd’hui disparues faisant souvent levier sur leur caractère subversif. Dans une dynamique d’entrecroisements non hiérarchisés entre régimes d’expression, se révèle la rencontre entre humour visuel et humour langagier, entre corps physiologique et figuration d’émotions qui rappellent comment images, langages populaires, insultes, pratiques sexuelles et judiciaires se mêlent et se contaminent sous l’égide du rire. Les œuvres et les artefacts ainsi étudiés redéfinissent non seulement les frontières de l’histoire de l’art, mais offrent des documents jusque-là inexplorés et fournissent des données inédites pour l’histoire des émotions, de la littérature, de la médecine ou encore de l’anthropologie historique.

On sourit aussi devant une peinture de Goedfried Schalcken : un garçon espiègle tient une crêpe croquée à dessein pour en faire un masque (Figure 2). S’il est fait pour en rire, ce tableau sert aussi à penser, en Occident et ailleurs, hier comme aujourd’hui, un autre usage des images : leur ingestion11 . Les raisons de l’iconophagie relèvent de pratiques dévotionnelles, apotropaïques et prophylactiques (ces deux derniers usages visant à conjurer ou bien à soigner des maux divers) ; de pratiques rituelles chrétiennes (hosties) ; et enfin, de pratiques laïques « institutionnalisantes ». Conceptualiser et saisir la signification de l’acte d’incorporation d’une image — tel que le fait Jérémie Koering dans son livre — est donc doublement essentiel pour les études culturelles : il s’agit d’un voyage en terre inconnue du point de vue de la littérature critique, voyage qui relance les dés dans le débat sur la nature et les usages de l’image. En traitant de cette histoire de manière poly-sensorielle, se tissent ensemble anthropologie, culture visuelle, histoire de l’art, philosophie, phénoménologie et sémiologie pour suggérer que la potentia de l’image n’est pas seulement une question de visibilité ! La matérialité, les substances qui rendent cette visibilité tangible, donc ingérable, ont un rapport anthropologiquement complexe et atavique au corps. Le rapport à l’art, au visuel s’en trouve alors modifié.

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Goedfrid Schalcken, Garçon avec un masque en pâte à crêpe, 1670/1680, Kunsthalle, Hamburg 

En effet, on l’oublie trop souvent, les formes visuelles en appellent à l’intellect mais elles touchent aussi au corps, lieu où s’expriment des états affectifs et psychiques nous reliant au monde et à l’histoire. L’image travaille tout cela à la fois. Le corps sans vie, « qui grouille, fourmille, se désagrège » est l’objet d’une histoire de la charogne comme part d’un écosystème et comme agent de répulsion et fascination à la fois, indique Hicham-Stéphane Afeissa12 . L’insoutenable devient une forme de beauté qui oblige à la révision de certaines catégories esthétiques telles que, par exemple, le beau, le laid, le sublime, le grotesque. Des cires anatomiques du xviiie siècle aux sculptures de Jean-Michel Blazy, les figurations de l’état indéfini et indicible du corps au seuil d’un état « autre » révèlent  les conditions de possibilité d’une esthétisation de la décomposition. Celles-ci peuvent être  observées à l’aide, entre autres, de l’arsenal conceptuel et théorique des disciplines du visuel : dans cette perspective, la laideur et sa mise en image deviennent pour l’esprit et pour le regard le spectacle envoûtant de la métamorphose du monde (Figure 3).

Si les formes visuelles et les processus de figuration acquièrent le statut de 'document'  à usage des études culturelles, et si l’élargissement de l’outillage pour la compréhension des images est désormais une réalité effective de la recherche en histoire de l’art, demeure un problème de taille. Dans un monde globalisé et marqué par une perspective longtemps occidentale persistent, heureusement, d'autres réalités et modes d'être au monde. De ce fait, il ne faut pas oublier que maints concepts des sciences humaines et sociales sont très souvent inappropriés à décrire des réalités différentes de celles occidentales (et même de celles européennes avant la Modernité). C’est la raison pour laquelle, des notions telles qu’art, société, culture, nature…, comme celle d’image ou encore d’objet esthétique ne peuvent se penser comme des schémas universels permettant de structurer et dire le monde comme un ensemble homogène. À nous alors de prendre les précautions indispensables pour ne pas tenter de capturer un papillon avec une canne à pêche.

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Cire anatomique, Florence, Museo della Specola (photo de l’auteur)

 

  • 1Bartholeyns G. 2013, Voir le passé : histoire et cultures visuelles / Seeing the Past: History and visual cultures, in Granger C. (dir.), À quoi pensent les historiens ? Faire de l'histoire au xxie siècle, Autrement, pp 118-134.
  • 2Freedberg D. 1989, The Power of Images: Studies in the History and Theory of Response, University of Chicago Press ; Mitchell W. J. T. 2005, What do Pictures Want?, Chicago, University of Chicago Press.
  • 3Bertrand Dorléac L. 1995, L’histoire de l’art et les cannibales, Vingtième siècle. Revue d’histoire, 45 : 99.
  • 4Pour ces approches, voir : Alloa E. (éd.), Penser l’image, Les presses du réel (vol. I 2010, vol. II 2015, vol. III 2017).
  • 5Alloa E. (éd.) 2017, Penser l’image III. Comment lire les images, Les presses du réel.
  • 6Itinérance comme chemin de ‘traverse’, idée que Louis Marin utilise pour dire sa manière d’être dans, au texte en le traversant : Marin L. 1992, Lectures traversières, Albin Michel.
  • 7Face, et parfois, contre les visual studies d’outre-Atlantique. Sur ces débats, voir : Bartholeyns G. 2016, « Un bien étrange cousin, les visual studies », dans Bartholeyns G. (éd.), Politiques visuelles, Les Presses du réel, pp 4-28.
  • 8Je pense aux approches de la technical art history qui doivent beaucoup à l’apport d’André Leroi-Gourhan : voir André Leroi-Gourhan et l’esthétique. Art et anthropologie, dossier, La Part de l’œil, 35-36, 2021-2022.
  • 9Schaeffer J-M. 2004, « Objets esthétiques ? », L’Homme, 179 : 25-46.
  • 10Alberti F. 2015, La Peinture facétieuse. Du rire sacré de Corrège aux fables burlesques de Tintoret, Actes Sud.
  • 11Koering J. 2021, Les Iconophages. Une histoire de l’ingestion des images, Actes Sud.
  • 12Afeissa H.S. 2018, Esthétique de la charogne, Édition dehors.

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Antonella Fenech Kroke
Chargée de recherche CNRS, Centre André-Chastel : Laboratoire de recherche en histoire de l'art