Quelle est la responsabilité des statistiques en temps de crise ?

Résultats scientifiques Sociologie

Dans un contexte d'incertitude, les gouvernements utilisent les modèles statistiques pour prendre en urgence des mesures politiques qui affectent les conditions non seulement de vie mais aussi de mort. Une équipe internationale et interdisciplinaire, représentant les sciences humaines comme les sciences naturelles, vient de publier un article dans la revue Nature intitulé Five ways to ensure that models serve society: a manifesto. Elle y propose cinq principes pour un usage responsable de ces modèles et appelle non pas à mettre fin à la quantification, ni à adopter des modèles prétendument apolitiques, mais à opter pour une divulgation pleine et entière de leurs apports et limites.

Vingt-deux experts pluridisciplinaires et internationaux ont exprimé leurs inquiétudes par rapport à l'usage de modèles statistiques opaques et faussement précis pour guider les politiques publiques dans des matières complexes comme la pandémie de Covid-19.

Dans un commentaire publié dans Nature, les chercheurs insistent sur le fait que les modèles ignorant les incertitudes peuvent miner la confiance sociale dans la science en transmettant un faux sens de prévisibilité. Cela peut mener à des conséquences nocives quand des inférences sont basées sur ces modèles et appliquées à un monde réel, donc incertain.

Selon les sociologues Isabelle Bruno, maître de conférences et membre du Centre d'études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS, UMR8026, CNRS / Université de Lille) et Emmanuel Didier, directeur de recherche CNRS au Centre Maurice Halbwachs (CMH, UMR8097, CNRS / EHESS / ENS Paris), « les hypothèses des modèles ainsi que leurs limitations doivent être discutées ouvertement et honnêtement. Les procédures et l'éthique sont aussi importantes que la prouesse intellectuelle. En fait, une bonne modélisation ne peut être effectuée par un bon modélisateur tout seul : c'est une activité sociale. Et c’est une activité politique, possiblement conflictuelle, comme l’atteste le mouvement français des statactivistes qui combattent certaines données chiffrées en leur opposant d’autres nombres ».

Les auteurs proposent un ensemble de principes pour améliorer la transparence des modèles ainsi que leur capacité à fournir des données utiles à la conception des politiques publiques. Les pratiques qu’ils promeuvent combinent les méthodes statistiques avec les normes sociales qui doivent être observées tout au long du processus, allant de la conception du modèle jusqu'à la mise en œuvre effective des politiques qui s’appuient sur ce dernier.

Le groupe explique que les modélisateurs doivent systématiquement expliciter leurs hypothèses, prendre en compte les incertitudes, se méfier de l'orgueil que peut procurer leur conception et, finalement, admettre leurs limites. Ils doivent par ailleurs toujours intégrer les différents points de vue portés sur le problème traité en impliquant diverses parties prenantes, de sorte à en restituer la complexité.

Il est également nécessaire que les modélisateurs reconnaissent qu’ils ne savent pas tout et qu’ils restent ignorants sur certains points, une vertu essentielle pour empêcher des affirmations trop aventureuses concernant des problèmes qui n’ont, la plupart du temps, pas de solution nette.

D'après le premier auteur, Andrea Saltelli, professeur au Centre pour les Sciences et Humanités de l'Université de Bergen, « les modèles mathématiques créent des résultats beaucoup trop incertains dans plusieurs scénarios. Au lieu d'utiliser ces modèles pour s'informer, les différents bords politiques brandissent souvent ces modèles pour soutenir des agendas prédéterminés. »

Pour en savoir plus, un supplément de 46 pages avec 264 références donne d’excellents exemples de bonnes et de mauvaises pratiques de modélisation, qui peuvent être utiles pour l’enseignement.

Pour retrouver l’étude sur Twitter : #ModelResponsibly

Julien Prévieux, Atelier de dessin - B.A.C. du 14ème arrondissement de Paris, 2011-2015 © Toni Hafkenscheid

Référence

Saltelli A., Bammer G., Bruno I., Charters E., Di Fiore M., Didier E., Nelson Espeland W. et al. 2020, « Five Ways to Ensure That Models Serve Society: A Manifesto », Nature 582, no 7813 : 482‑84.

Contact

Emmanuel Didier
Directeur de recherche au CNRS, Centre Maurice Halbwachs, directeur du programme Médecine-Humanités à l’ENS