Regards croisés sur le Grand Rift Africain

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Christel Tiberi est directrice de recherche CNRS au laboratoire Géosciences Montpellier (UMR5243, CNRS / Université de Montpellier), elle dirige le Groupe Interdisciplinaire Grand Rift Africain (Rift, GDR2094, CNRS). Elle est spécialiste en imagerie géophysique de la croûte et de la lithosphère pour comprendre la dynamique interne du rift, et ses effets en surface. Sandrine Prat est directrice de recherche CNRS au laboratoire Histoire naturelle de l'Homme préhistorique (HNHP, UMR7194, CNRS / MNHN / Université de Perpignan Via Domitia). Ses travaux de recherche portent, entre autres, sur la diversité morphologique des hominines pliocènes et l’émergence de notre genre (le genre Homo) dans une perspective taxinomique et phylogénétique. Virginie Tallio est anthropologue sociale et chargée de projets à l'Institut de l'Energie Soutenable (Université Paris-Saclay). Ses recherches interrogent les liens entre pétrole et développement notamment sous l’angle de la responsabilité sociale des entreprises, et les changements dans les valeurs, méthodes de travail et relations entre acteurs du développement que cela implique. Toutes trois sont membres du GDR Rift.

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Volcan Oldoinyo Lengai – Tanzanie © Monique Gherardi

Depuis le 1er janvier 2021, 44 unités mixtes de recherche (UMR) et plus de 120 chercheuses et chercheurs travaillant autour du rift est-africain se sont réunis dans un groupement de recherche interdisciplinaire, le GDR Rift.

L’objectif de ce groupe scientifique est de structurer les communautés en sciences humaines et sociales, sciences de l’univers et sciences de l’écologie et de l’environnement menant des projets (déjà souvent interdisciplinaires) ayant pour objet ou terrain d’étude le rift est-africain. Les questions abordées par ces équipes sont extrêmement diverses et portent tant sur l’origine de l’Homme, les interactions Homme / environnement à toute période, les processus géodynamiques et l’évolution du relief, que sur les interactions et rétroactions topographie / climat, la linguistique, la politique ou encore l’histoire dans l’Afrique de l’Est.

La cohérence morphostructurale du rift est-africain (4 000 kilomètres de long) contraste avec sa grande diversité climatique, géologique, environnementale, faunique, floristique, socio-culturelle et politique. Cet apparent paradoxe interroge sur les notions même de rift, et pose de nombreuses questions : les hauts topographiques que la dynamique terrestre crée depuis dix millions d’années (Ma) sont-ils une réelle barrière à la mobilité des populations, ou bien d’autres facteurs environnementaux, écologiques, sociétaux ont-ils participé ou contrôlé les migrations, dispersions et installations des populations ? Quelle est la temporalité des évolutions systémiques ? Quels impacts l’environnement physique et les aléas naturels ont-ils sur les socio-écosystèmes présents ? Quels rôles ont eu et ont actuellement la répartition et l’accessibilité des ressources naturelles sur les choix politiques, l’évolution des populations, l’occupation des sols ?

C’est bien parce que le Grand Rift Africain concentre à l’échelle d’un continent des interactions privilégiées entre les enveloppes internes et externes de la Terre et le vivant, incluant les sociétés humaines, qu’il convient de l’étudier de façon intégrative et interactive, en mêlant toutes les disciplines. C’est le défi que s’est lancé le GDR Rift : apporter un éclairage original et complet pour comprendre la dynamique de cet objet en fédérant les chercheurs et chercheuses de l’Institut des sciences humaines et sociales (InSHS), de l’Institut écologie et environnement (INEE) et de l’Institut national des sciences de l'Univers (INSU) en France, de l’Institut français de recherche en Afrique (IFRA)1 , du Centre français d'études éthiopiennes à Addis Abeba (CFEE, UAR3137, CNRS / MEAE) et d’une vingtaine d’instituts de pays africains (Éthiopie, Kenya, Tanzanie, Ouganda, République de Djibouti, Mozambique, Zimbabwe…).

Par ces actions qu’il souhaite les plus collectives et fédératives possible, le GDR Rift se construit autour de quatre grands thèmes de travail.

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Afrique de l’est et système du Grand Rift Africain © Google Earth

Les patrimoines du rift (conservation et enjeux socio-économiques)

Le Grand Rift Africain est porteur d’un riche héritage, commun à l’humanité toute entière. Il présente une remarquable diversité de paysages et de formations géologiques, témoins de la structure et de la dynamique terrestre. Cette géodiversité coexiste avec une remarquable biodiversité, dont la composante passée (parmi laquelle la moitié des espèces de la lignée humaine connues à ce jour) a été largement préservée par ces processus géologiques. Le rift regroupe également les quatre grandes familles linguistiques africaines : langues afro-asiatiques, nilo- sahariennes, Niger-Congo et Khoisan, incluant de nombreuses langues uniques et/ou particulièrement remarquables (par exemple, le hadza, l’iraqw). Les sciences sociales se sont également beaucoup intéressées à la très grande diversité des systèmes culturels et politiques qui caractérisent la région, depuis la construction d’un État éthiopien sur le temps long et échappant à la trajectoire coloniale jusqu’aux formes autres du politique dans certaines sociétés pastorales a priori aux marges des systèmes étatiques.

Comment étudier, aborder et conserver un héritage aussi riche et multiforme que celui du grand rift africain ? Parce qu’il est linguistique, culturel, historique ou géologique, il nécessite une prise de conscience et un positionnement commun. Les approches transdisciplinaires sont les seules capables de faire face aux enjeux socio-économiques et à l’érosion de ces patrimoines. L’identification des acteurs et politiques du patrimoine, de leur structuration est également un enjeu important qui sera abordé dans ce thème.

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Richesse des patrimoines © Jean-Renaud Boisserie

La dynamique des systèmes (changements, risques et réponses)

Parce que le rift est-africain réunit des systèmes très diversifiés (géologiques, climatiques, biologiques, sociétaux), sa dynamique est particulièrement difficile à appréhender. Ce défi ambitieux bute notamment sur l’intégration délicate de données de différentes disciplines, et sur des concepts ou modèles parfois très éloignés les uns des autres. Afin de comprendre la dynamique de ces systèmes complexes de façon intégrée, deux questions transversales sont abordées : 

  • Les mobilités et connectivités dans le rift. Le rift est-africain pose la question de la mobilité et de la connectivité dans les systèmes : qu’est-ce qu’une barrière ? Comment impactent-elles les diversités biologiques, culturelles et sociales, les mobilités dans le rift ? Sur quelle échelle de temps ? Comment évoluent-elles ? Quels sont les déclencheurs de mobilité dans le rift ?
  • La vulnérabilité, le risque et la résilience dans le rift. Cet aspect est étudié dans des contextes de changements environnementaux, que ce soit à de grandes échelles spatio-temporelles (continentales et géologiques), à l’échelle régionale ou sur des changements abrupts (érosion des sols, coulées de laves, pollutions…). Comment les changements climatiques impactent-ils les environnements contrastés du Rift ? Ces impacts fragilisent-ils les environnements ou permettent-ils des réponses particulières ? Comment le rift structure-t-il les cultures, les ressources, et comment les populations se sont-elles adaptées à ces évolutions ?

Un travail de médiation et de concertation auprès des différents acteurs et disciplines du GDR est essentiel pour arriver à construire des référentiels uniques et des questions communes.

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Garde du parc naturel, Éthiopie © Guillaume Blanc

 

Les ressources naturelles (répartitions et impacts)

Qu’elles soient minières, géothermiques, en eau, agricoles ou pastorales, les ressources sont à l’origine de mouvements, de compétitions et d’échanges entre populations. C’est particulièrement le cas dans le rift est-africain, où l’eau, exemple par excellence et dont dépendent toutes les composantes de l’écosystème naturel, est inégalement répartie dans l’espace et dans le temps. C’est également le cas des ressources minérales comme l’obsidienne, le sel, les argiles, ou les métaux dont les disponibilités et répartitions spatio-temporelles ont joué un rôle important non seulement dans les transformations socio-économiques des populations humaines mais aussi dans leurs relations avec le monde animal et végétal. Une modification des apports, de la quantité, de la qualité, ou de la répartition spatio-temporelle de la ressource aura potentiellement un impact sur plusieurs composantes des systèmes du rift. Ce thème aborde les questions suivantes : quel impact la ressource en eau a-t-elle eu sur l’émergence de la lignée humaine, sur l’effondrement de certaines sociétés préhistoriques ? Quel impact l'homme passé et actuel a-t-il eu en modifiant le paysage et les tracés naturels de rivières ancestrales par le pâturage, la déforestation, et plus récemment la construction de barrages et l'irrigation des terres arides ?

Il faut embrasser leurs conséquences environnementales, sociétales, géopolitiques pour pouvoir protéger à la fois ces ressources naturelles et la biodiversité du rift.

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Mesures archéomagnétiques, Djibouti © Jessie Cauliez

La formation et l’éducation (transmission et développement) 

L’objectif de cet axe est d’engager une réflexion et une action sur deux préoccupations principales portées par l’ensemble du GDR. La première signale la volonté d’une meilleure implication, reconnaissance et un accompagnement des communautés étudiantes dans la production de la recherche (en France et à l’étranger) sur le Rift (fléchage de bourses et de sujets, structuration de formations, aide à la mobilité étudiante, etc.).

La seconde concerne nos collègues (chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs, etc.) des pays du grand Rift africain, avec lesquels il s’agit de penser ensemble les moyens d’une co-production scientifique pluridisciplinaire et partagée, par une meilleure mobilisation des outils de partenariats offerts par diverses institutions françaises (CNRS, MEAE, IRD…), mais également par des formes d’associations scientifiques mieux adaptées aux contextes sociétaux des pays dans lesquels nous travaillons.

À cette fin notamment, dans une perspective collaborative avec les collègues des pays du rift africain, l’axe développe la recherche en éducation et la formation d’étudiants français ou étrangers, de formateurs, d’enseignants, etc. en lien avec les thèmes portés par le GDR. Il s’agit ici de repenser / réinventer par la science et par l’éducation un partenariat trop souvent relégué à̀ sa dimension institutionnelle.

Le GDR Rift s’est donné pour missions de structurer et coordonner la communauté scientifique travaillant en France sur le rift est-africain, en favorisant les échanges et les partenariats avec les instituts scientifiques en Afrique, et d’animer cette même communauté en mettant l’accent sur l’interdisciplinarité, qui est au cœur de la création du GDR.

D’ores et déjà, de nombreuses activités ont déjà été menées dans le cadre du GDR Rift : six étudiants et étudiantes français et est-africains ont reçu une aide à la mobilité leur permettant de mener des études de terrain ou des analyses dans d’autres laboratoires, des projets collaboratifs entre chercheurs et chercheuses de différents instituts ont vu le jour, un séminaire d’introduction aux systèmes complexes a été retransmis, et quatre thèses interdisciplinaires ont été financées dans le cadre des actions 80|PRIME du CNRS.

De plus, des actions pérennes ont permis de structurer la communauté des chercheurs et chercheuses français, notamment grâce au site web du GDR : les actualités de la communauté scientifique du rift est-africain, des comptes rendus de retours de missions et une veille bibliographique bimensuelle y sont régulièrement diffusés. Un podcast présentant les chercheurs et chercheuses du GDR Rift, leurs disciplines et les problématiques qui les préoccupent actuellement, sera mis en ligne dès septembre.

Enfin, un colloque aura lieu du 22 au 24 novembre 2022 à Lyon qui, outre des rencontres scientifiques, permettra d’identifier des chantiers pilotes où les différentes disciplines présentes dans le GDR Rift pourront collaborer.

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Site archéologique et naturel des Gorges d’Olduvai, Tanzanie © Christel Tiberi

Le GDR Rift est piloté par les trois instituts : Jean-Baptiste Eczet et Marie-Laure Derat pour l’InSHS, Sandrine Prat et Jessie Cauliez pour l’INEE, Christel Tiberi et Mathieu Schuster pour l’INSU.

  • 1L’Institut français de recherche en Afrique est une UMIFRE rattachée à l’unité Afrique au Sud du Sahara (UAR3336, CNRS / MEAE).

Contact

Christel Tiberi
Directrice de recherche CNRS, Géosciences Montpellier