Repenser la Syrie après 2011
#À L'HORIZON
Coordonné par Anna Poujeau, chargée de recherche CNRS au Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative (LESC, UMR7186, CNRS / Université Paris Nanterre), le programme ANR SHAKK - De la révolte à la guerre en Syrie : conflits, déplacements, incertitudes est hébergé à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo, UAR3135, CNRS / MEAE). Il implique le Centre d’études en sciences sociales du religieux (Cesor, UMR8216, CNRS / EHESS), le département de l’audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France et l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam, UMR7310, CNRS / AMU).
Dans le sillage des Printemps arabes, la Syrie connait, à partir de début 2011, un soulèvement populaire sans précédent contre le régime Al-Assad régnant alors d’une main de fer sur le pays depuis 1970. Sans attendre, s’abat sur toute la société la féroce répression d’un pouvoir incapable de se renouveler, déclenchant un conflit armé particulièrement violent et meurtrier et impliquant de nombreux acteurs locaux, régionaux et internationaux. Provoquant la mort de plus d’un demi-million de personnes, la disparition d’environ 130 000, l’exil de près de 5,5 millions et le déplacement forcé à l’intérieur du pays de 6 millions d’autres, la guerre ne trouve, jusqu’à présent, toujours pas d’issue. Si l’engagement militaire conséquent de ses alliés russe et iranien a permis au régime de reprendre le contrôle d’une partie du pays, rayant de la carte des localités entières et détruisant le tissu urbain et périphérique des grandes villes, de larges pans du territoire lui échappent toujours. Aujourd’hui, la population, déjà rendue exsangue par des années de violence, déplacement et privation, ne cesse de s’enfoncer dans une inexorable crise économique et sociale que le régime, tenu de rétribuer ses différents partenaires — puissances et milices étrangères, hommes d’affaires et nouveaux seigneurs de guerre et de trafics illégaux en tout genre — est incapable d’enrayer.
L’extrême violence du terrain — devenu inaccessible aux chercheurs et chercheuses seulement quelques mois après le début de la révolution — aurait pu faire de la Syrie un point aveugle pour la recherche en sciences sociales sur la région, comme le furent dans d’autres contextes et à d’autres périodes l’Algérie ou l’Irak1 . Mais dès les débuts de la révolution et de la guerre, des milliers puis des millions d’images et de documents ont été rassemblés et mis à disposition du public par un grand nombre de Syriennes et de Syriens qui se sont employés par divers moyens à montrer, témoigner, et établir les faits et les preuves de ce qui était en train de se dérouler. Ce conflit est ainsi l’un des plus documentés de l’histoire par ses acteurs eux-mêmes2 .
Dans ce contexte, une équipe internationale de chercheurs et chercheuses en sciences sociales, qui travaillaient sur la Syrie avant 2011 et avaient pour objectif de continuer malgré l’inaccessibilité du terrain, s’est réunie autour d’un projet de recherche collectif et collaboratif3 . Les défis principaux des membres de SHAKK consistaient non seulement à repenser leurs rapports au terrain et leurs objets d’étude, mais aussi à adopter une réflexivité critique clarifiant rigoureusement l’engagement du chercheur et du rôle de la recherche dans la société. Il s’agissait enfin de former une nouvelle génération de chercheurs et chercheuses sur la Syrie, dont des Syriennes et des Syriens exilés en France et ailleurs en Europe désireux de penser leur propre société et les bouleversements que celle-ci était en train de vivre. Grâce à l’élaboration de nouveaux dispositifs méthodologiques, aux réseaux sociaux et aux applications de messageries en ligne sécurisées, les chercheurs et chercheuses ont pu continuer à garder le contact avec le terrain et à produire des connaissances variées malgré l’impossibilité de s’y rendre. Ce type de recherche a ainsi permis de ne pas cantonner les études sur la Syrie au champ des forced migration and refugee studies et des war studies. Une réserve s’impose toutefois : les objets construits à distance, aussi informés soient-ils, sont différents de ceux dont on peut se saisir à partir d’observations menées directement sur le terrain. Sans accès direct à celui-ci, on peine en effet à pénétrer la dimension quotidienne de l’existence des Syriennes et des Syriens dans les zones non soustraites au contrôle du régime, la banalité et l’ordinaire échappant par nature à la production de documentations davantage centrées sur l’événement, étayées par des faits plus faciles à mettre en récit au travers de témoignages.
C’est donc dans ce cadre, très contraint, que quatre grands chantiers de recherches ont été ouverts par SHAKK. Le premier, mené en collaboration avec le service de l’audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France, consiste à archiver de façon pérenne les vidéos de la révolution et de la guerre glanées sur le web par les chercheurs et chercheuses, en respectant une éthique de présentation et de consultation. Le matériau numérique unique archivé sous la direction de Cécile Boëx (Ehess, CéSor) est appréhendé selon deux perspectives : non seulement comme source irriguant les différents objets de recherche développés dans le programme, mais aussi comme objet de réflexion sur les usages de la vidéo et des réseaux sociaux dans la mise en récit des événements et dans l’écriture d’une mémoire vernaculaire4 . Un autre grand axe de ces recherches collaboratives porte sur l’étude pluridisciplinaire de l’histoire et de la mémoire, en travaillant à partir des actes de « mise en récit » de soi, de sa famille, de sa localité, de la révolution, de la guerre apparus après 2011. Ce travail sur le temps long permet d’appréhender la révolution comme un moment révélateur de reconfigurations des récits historiques et d’invention de formes de prises de parole venant témoigner par là même d’une réappropriation et réactualisation de l’histoire et de la mémoire par la société5 . Un troisième grand axe des travaux est engagé dans l’élaboration d’un lexique de la révolution et de la guerre en Syrie visant à documenter une certaine dynamique linguistique qui reflète les évolutions historiques, sociales et politiques depuis 2011. Le dernier grand axe, enfin, concerne les transformations religieuses qui traversent la société syrienne en Syrie et en exil6 .
Enfin, SHAKK étant également conçu comme un espace de transmission, ses membres sont engagés dans la formation de jeunes chercheurs et chercheuses sur la Syrie à travers des séminaires et des sessions intensives de formation et réflexion collective. Le premier volet de cette formation a pris la forme d’une école d’été, La Syrie au prisme des sciences sociales après 2011, qui s’est déroulée durant une semaine en juin 2022 et qui a réuni trente-cinq chercheurs et étudiants autour des nouvelles questions, enjeux et méthodes de la recherche en sciences humaines et sociales sur la Syrie et à ses espaces de prolongement dans l’exil. Le deuxième volet prévu en mai 2024 prendra la forme d’une école thématique avec une vingtaine de participants. Il s’agira à la fois de consolider un réseau international et de réfléchir à l’extrême violence sur laquelle certains travaillent en particulier, et qui accompagne plus généralement les recherches, afin de mieux en désamorcer les effets. Rejoignant la question de l’éthique de la recherche en sciences sociales sur un terrain en guerre où les interlocuteurs peuvent être exposés à des risques importants, l’équipe de recherche réfléchira aux aspects méthodologiques et théoriques de la constitution de données à partir des récits des autres et des récits de soi issus des expériences personnelles du chercheur ayant souvent une relation intime avec le terrain — ce dernier point concernant particulièrement les chercheurs syriens. Il s’agira ainsi d’analyser les manières dont l’objectivation scientifique et l’expérience intime se nourrissent et entrent parfois en conflit.
- 1L’Institut français du Proche-Orient à Damas (CNRS / MEAE), alors dirigé par François Burgat, a été fermé en même temps que toutes les autres représentations diplomatiques françaises et les chercheurs et chercheuses français n’ont plus eu l’autorisation de se rendre en Syrie.
- 2La multitude et la diversité d’une documentation fleuve ont fait naître plusieurs entreprises d’archivage de la révolution et de la guerre, tout autant pour en classer et conserver les traces que pour en témoigner, consigner les mémoires, mettre en forme des récits, etc. Dans le cadre de SHAKK, Vanessa Guéno, ingénieure de recherche CNRSS, en analyse des sources historiques et culturelles à l’Iremam, travaille sur les questions méthodologiques relatives à l’archivage d’un terrain en guerre ainsi que sur ses enjeux éthiques. Parmi les très nombreuses initiatives collectives de ce type, on peut citer parmi les plus anciennes et importantes Syrian Archive (https://syrianarchive.org) et Creative Memory (https://creativememory.org).
- 3L’équipe SHAKK s’est élargie et transformée depuis 2018. Les membres de la première heure sont Anna Poujeau, Cécile Boëx, Nisrine Al-Zahre, Vanessa Guéno, Thomas Pierret, Emma Aubin-Boltanski, Boris James, Thierry Boissière, Myriam Catusse, Paulo Pinto et Jean-Christophe Peyssard. https://shakk.hypotheses.org/membres
- 4Dès le démarrage du programme de recherche SHAKK, Cécile Boëx a organisé à la BnF un colloque international visant à faire un état des lieux des pratiques et des trajectoires d’archivage des vidéos afin de mieux en cerner les enjeux épistémologiques et mémoriaux. https://shakk.hypotheses.org/509
- 5Un colloque sur cette thématique s’est tenu à l’Ifpo de Beyrouth du 25 au 27 janvier 2023 et a réuni une vingtaine d’intervenants. https://shakk.hypotheses.org/2790
- 6Cet axe de recherche a fait l’objet d’une première journée d’étude portant sur la problématique du religieux enrôlé dans la révolte et la guerre en décembre 2016 et fera l’objet du colloque final de SHAKK à l’automne 2024.