Rime, raison et comparaison : traduction et recherche dans les sciences littéraires

Lettre de l'InSHS Philosophie Arts et littérature

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Guillaume Métayer est directeur de recherche CNRS au Centre d'étude de la langue et des littératures françaises (CELLF, UMR8599, CNRS / Sorbonne Université). Ses travaux portent sur l’écriture philosophique des Lumières (en particulier Voltaire) dans sa postérité (Nietzsche, Anatole France…). Il est aussi poète et traducteur littéraire, notamment de poésie allemande et hongroise. 

Loin de nécessairement se regarder en chiens de faïence comme deux activités intellectuelles hétérogènes, traduction et recherche établissent souvent une interaction féconde, en particulier dans le domaine des sciences de la littérature dans leur rapport avec la philosophie. Ainsi, afin de présenter une démonstration sur un auteur, reprendre à neuf sa traduction pourrait, en un sens, être assimilé à une forme d’expérience telle que les développent les sciences dites dures, accompagnant de façon pratique les hypothèses de recherche pour les confirmer ou les infirmer et, au besoin, les enrichir. Prenons, pour exemple, un des 63 poèmes du Gai Savoir (1882) de Friedrich Nietzsche, ou plutôt de son « prélude », intitulé « Plaisanterie, ruse et vengeance » (« Scherz, List und Rache »).

Le poème n°34 de ce recueil-préface porte un titre latin : « Seneca et hoc genus omne » (« Sénèque et toute cette engeance »). Examinons quelques versions françaises existantes de ce court texte.

Le poète surréaliste Georges Ribemont-Dessaigne mit ainsi en voix ces vers en français :

Cela écrit et récrit son insupportable et sage Larifari,
Comme si c’était primum scribere,
Deinde philosophari.

Le grand traducteur et écrivain Pierre Klossowski proposait, pour sa part, la version suivante :

Cette engeance écrit et récrit, d’une détestable sagesse,
Son Larifari

Comme s’il importait de primum scribere,
Deinde philosophari.

Le traducteur historique de Nietzsche, Henri Albert, avait écrit :

Ils écrivent et écrivent toujours leur insupportable
Et sage larifari

Comme s’il s’agissait de primum scribere,
Deinde philosophari.

Un autre écrivain célèbre, Alexandre Vialatte, tentait, de son côté :

Ça écrit, ça écrit sans cesse,
– Ils sont assommants de sagesse –

« Billevesées ! Larifari ! »
Comme s’il s’agissait de primum scribere,
Deinde philosophari.

À noter que le spécialiste contemporain du philosophe Patrick Wotling traduit aussi de semblable manière, évoquant un « insupportable et sage Larifari », tout comme le traducteur anglais du poème, James Luchte.

Il existe d’autres traductions françaises de ce court texte appartenant à un livre crucial d’un auteur important, et pourtant il n’est pas certain qu’avec leur aide un lecteur français puisse pénétrer de manière suffisante ne serait-ce que son sens littéral. En effet, qu’est-ce qu’un « larifari » ? En réalité, le mot n’existe pas en français, comme le signale le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL). Il s’agit d’un mot allemand expressif, qui, selon le dictionnaire Grimm, ressemble au français « charivari » et renvoie à un discours vide. Ce terme n’est donc pas un néologisme nietzschéen ; il n’est pas rare en allemand, où il figure dans les dictionnaires usuels. Il est, si l’on veut, l’équivalent de nos « blabla », « charabia », ou « galimatias ». Nous avons donc affaire ici, avec cet exemple microscopique, à une sorte de démonstration par l’absurde — doublée d’une mise en abyme, puisque ce mot est, transplanté tel quel en français, véritablement vide de sens — d’un philosophe qui, tout en paraissant être traduit, ne l’est pas. Certes, il existe une version où le terme est rendu par « fariboles » (par Yanette Delétang-Tardif et Paul Arnold, 1949) mais dans l’ensemble il n’a pas été « traduit » mais recopié, sans que l’on puisse de bonne foi en inférer, même dans le cas de Klossowski, qu’il s’agisse là d’une pratique du traduire héritière des théories d’Antoine Berman, incitant à accueillir l’étrangéité de la langue de provenance dans la langue d’accueil pour l’enrichir de syntaxes ou de lexiques heureusement perturbateurs. Comment donc expliquer ce qui s’apparente à une bévue à répétition sous des plumes si prestigieuses ? Sans doute l’erreur s’explique-t-elle par un contexte général qui, des décennies durant, a fait de la poésie de Nietzsche, en particulier de ses « petits vers », un no man’s land de la recherche. Les lacunes de l’attention critique et les impasses de la traduction se corroboraient mutuellement. D’autre part, il exista longtemps un biais philosophique dans la traduction de cet auteur : au lieu de traduire ces poèmes comme tels, leur forme propre (et donc jusqu’à leur vocabulaire !) n’était respectée que de manière minimale : par le passage à la ligne censé, à lui seul, faire poème. Encore, ces alinéas sont-ils, eux-mêmes, fort erratiques, comme le montrent les exemples cités. Ce poème, à l’origine un quatrain rimé, est rendu ici tantôt par un tercet (Ribemont-Dessaignes), tantôt par un quintil (Vialatte). Le rythme n’en est pas davantage respecté : à peu près isométrique chez Nietzsche (octosyllabes principalement), il déploie ici ou là en français des vers à rallonge, de 16, voire 18 syllabes (Klossowski, Ribemont-Dessaigne) ! Quant à la forme du poème, et notamment l’usage de rimes, au sein d’un ensemble textuel de poèmes tous rimés et baptisé « prélude en rimes allemandes », elle n’est jamais reproduite, sinon par exception (Vialatte) ou en vertu d’un effet accidentel induit par le maintien du mot allemand dans le français (recopié, « larifari » rime toujours aussi bien avec « philosophari »…). Tout cela témoignait donc, dans le geste de traduire, d’un manque d’attention à la question des rapports entre philosophie et poésie chez Nietzsche. C’est pourquoi l’entreprise de traduction de ses poèmes en français a pu ouvrir ce champ en avance même par rapport à la recherche germanophone1 .

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Fragment poétique de Nietzsche et poème de Karl Isidor Beck, Magyarenschenke, recopié par Nietzsche © http://www.nietzschesource.org (Digitale Faksimile-Gesamtausgabe)

Citons à présent le poème en allemand :

Das schreibt und schreibt sein unaussteh-
lich weises Larifari,
Als gält es primum scribere,
Deinde philosophari.

Il apparaît qu’une autre particularité de ce poème n’a pas été rendue par ses interprètes français : Nietzsche, de manière assez moderne, coupe un mot en deux, ce qui lui permet à la fois de trouver une rime et d’éviter les problèmes de rythmes inégaux qui ont piégé ses traducteurs : « unaussteh-/lich », littéralement « insupport-/able » (à noter que, ce faisant, il ne met pas de majuscule au début du vers suivant, détail omis par tous ses traducteurs). Par-là, il déploie un jeu verbal (il s’agit bien d’un pré-lude, d’un Vor-Spiel) qui renvoie à ses positions philosophiques et esthétiques, à son formalisme vitaliste qui veut voir dans la virtuosité rieuse le signe d’une suprême santé intellectuelle et morale. Le respect des choix d’écriture du texte — consistât-il en à peine 15 mots dont 4 latins ! — renvoie à toute une conception nietzschéenne de l’art et de la littérature, où le « style » est indissociable de la pensée, car des valeurs qui la fondent. À cette axiologie esthétique, le traducteur doit être « fidèle », sous peine de passer à côté des formes-sens du penser nietzschéen. Dans le cas d’un philosophe-poète ayant, comme lui, théorisé le caractère métaphorique du langage, la traduction s’avère un exercice efficace pour se défaire de l’illusion lyrique d’une philosophie qui serait « hors langue » comme on est « hors sol ». Traduire engage à lire les pensées au plus près de leur expression pour en mieux discerner les gestes et non seulement en articuler abstraitement les objets. Or, pour bien lire — et traduire — ces poèmes, il est utile de rechercher dans quelle tradition formelle Nietzsche les a inscrits. Dans ses lettres de l’époque, le philosophe parle avec enthousiasme de ses « épigrammes ». Il se place ainsi dans la lignée d’un genre, grec d’abord, puis spécialisé à Rome dans le sarcasme, qu’il connaît bien comme philologue antique, en même temps qu’il en prolonge le renouvellement opéré quelques décennies plus tôt par Lessing, Herder, Goethe et Schiller. L’épigramme devient l’équivalent, en vers, de l’aphorisme où il excelle notoirement : construit sur une pointe finale (ici, l’inversion du proverbe latin), il fait naître le rire philosophique (ici la satire anti-stoïcienne). Nietzsche y recourt avant de découvrir le poème narratif en prose, entrelardé de versets lyriques, d’Ainsi parlait Zarathoustra. Les épigrammes sont l’une des formes d’écriture où s’incarne son « Gai savoir », inspirée des Troubadours certes, mais aussi jeu de mots sur une « science » (« Wissenschaft ») devenue enfin « joyeuse » (« fröhliche »). Ces poèmes faciles, formes mineures mais brillantes de versification développent un double jeu entre ironie philosophique et autodérision poétique. Les dépouiller de leur forme équivaudrait donc à effacer une grande partie de leur sens. Une version de ce texte répondant aux aspects mentionnés pourrait être :

Ça écrit, écrit son intolé-
rablement sage amphigouri,

Comme si c’était primum scribere ,
Deinde philosophari2 .

Certes, il ne s’agit que de micro-déplacements dans un poème sur soixante-trois, mais le modèle s’avère probant sur l’ensemble de l’échantillon3 . Surtout, l’essentiel était de saisir, à travers ce cas-limite d’un mot non traduit dans des versions peu formalistes, que l’attention à la forme-poème peut favoriser, plus qu’entraver, l’exactitude sémantique, littéraire et philosophique de la traduction. Il s’agissait aussi de voir que la traduction étant une lecture à l’œuvre, une interprétation en acte, elle peut mettre en lumière des aspects nouveaux ou négligés des textes, découverts par la recherche, ou, a contrario, par son exigence propre, conduire à les explorer. Il en ressort aussi que la comparaison de traductions, telle que nous venons de la pratiquer brièvement, offre une forme serrée d’analyse des textes, de leurs contextes et de leurs enjeux esthétiques et intellectuels : un autre type d’expérience en somme.

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  • 1L’édition complète critique et suivie des poèmes de Nietzsche a paru en version bilingue allemand-français avant la version allemande. Voir Nietzsche F. 2019, Poèmes complets, édité, traduit et préfacé par Guillaume Métayer, Les Belles Lettres, « Bibliothèque allemande ».
  • 2Nietzsche F., Poèmes complets, op. cit., p. 16.
  • 3Voir à ce sujet : Métayer G. 2012, Nietzsche poète du Gai savoir, ou la folie de l’épigramme. À propos d’une traduction récente, Études Germaniques, n°2 : 333-350.

Contact

Guillaume Métayer
Directeur de recherche CNRS, Centre d'étude de la langue et des littératures françaises (CELLF)