Sémiotique 2.0
En 1938, au sein de la philosophie d'inspiration logique, le philosophe Charles W. Morris avait conçu le programme, extraordinairement ambitieux, d'une théorie générale des signes, ou 'sémiotique'. Celle-ci devait englober les signes linguistiques et non-linguistiques, humains et animaux. Paru en novembre 2022, le livre What it All Means, écrit par Philippe Schlenker, directeur de recherche CNRS à l'Institut Jean-Nicod (UMR8129, CNRS / ENS-PSL) et Global Distinguished Professor à New York University, montre que la linguistique formelle contemporaine, et tout particulièrement la sémantique (l'étude du sens), est sur le point de réaliser ce programme, mais dans un cadre scientifique qui n'existait pas en 1938.
Si le terme de « sémiotique » a été utilisé par nombre de champs des sciences humaines pour désigner l'étude généralisée du sens, l'approche formelle et expérimentale du sens s'est développée dans une tradition toute différente. En effet, dans les années 1960 et 1970, bien après le programme de Charles W. Morris, deux révolutions "formalistes" eurent successivement lieu en linguistique. La première, associée au nom du linguiste Noam Chomsky, consistait à traiter les langues humaines comme des langages formels au regard de leur forme ou 'syntaxe', avec à la fois des similarités et des différences par rapport aux langages formels des mathématiques et de l'informatique. La seconde révolution, associée au nom du logicien Richard Montague, consistait à étendre ce programme à la sémantique, grâce aux outils de la 'théorie des modèles', une branche de la logique qui a proposé une définition explicite de la vérité. Le slogan-clé de la sémantique était ainsi que « comprendre le sens d'une phrase, c'est savoir sous quelles conditions elle peut être vraie » ; la théorie du sens devenait ainsi une théorie de la vérité. Dans les années 1980 et 1990 eut lieu une unification de ces deux programmes, avec une intégration croissance à la psycholinguistique et aux sciences cognitives. Le résultat en est une théorie systématique du sens dans les langues parlées, fondée sur une théorie de la vérité, et appuyée sur des méthodes formelles et expérimentales.
Ce n'est que plus récemment que l'ambition d'une théorie générale du sens, associée au terme de « sémiotique », a été retrouvée par la linguistique formelle (souvent sous le terme de « Super Sémantique »). Celle-ci a désormais pleinement intégré les langues signées (utilisées par les communautés sourdes de par le monde), qui ont la même armature logico-grammaticale que les langues parlées mais font un usage plus systématique de l'iconicité (le processus par lequel un signe ressemble à la chose qu'il désigne). Plus récemment, le programme de la sémantique formelle a été étendu à des objets non-standards : les gestes qui accompagnent ou parfois remplacent les paroles, les expressions faciales, les emojis ; la communication animale, en particulier chez les primates ; et même la musique, voire la danse. Dans tous ces cas, comprendre le sens d'une représentation, c'est savoir sous quelles conditions elle peut être adéquate ou 'vraie'. Là encore, la théorie de la vérité est au cœur de la théorie du sens.
L’ouvrage What it All Means: Semantics for (Almost) Everything (« Ce que tout cela signifie: sémantique pour (presque) tout ») propose ainsi une introduction aux résultats et aux fondements de la sémantique contemporaine dans le cadre de cette théorie générale du sens. Il a été écrit par Philippe Schlenker, spécialiste de sémantique formelle qui a travaillé sur tous les aspects du sens, de la logique philosophique à la sémantique formelle, des langues parlées aux langues signées, de la communication animale aux gestes et à la musique, et qui a été lauréat de la médaille d’argent du CNRS en 2021.
Le livre introduit aux principales divisions de la linguistique en partant de l'exemple de certains langages singes, beaucoup moins complexes que le langage humain. Il explore ensuite les principales composantes du sens humain dans les langues parlées comme dans les langues signées, en utilisant à plusieurs reprises ces dernières comme un guide particulièrement éclairant. Par exemple, les linguistes ont postulé que des variables logiques non-prononcées sont cruciales pour comprendre la phrase Sarkozy a dit à Obama qu'il gagnerait les élections. Cette phrase est ambigüe : le pronom il peut désigner Sarkozy, ou bien Obama. La linguistique soutient que la phrase peut être mentalement représentée de deux façons différentes : comme Sarkozyx a dit à Obamay qu'ilx gagnerait les élections, avec la même variable x sur il et sur Sarkozy ; ou comme Sarkozyx a dit à Obamay qu'ily gagnerait les élections, avec la même variable y sur il et sur Obama. Ces variables sont postulées sur des bases indirectes dans les langues parlées. Mais de façon remarquable, elles peuvent être réalisées explicitement dans les langues des signes. Ainsi, en langue des signes française (LSF), on peut signer Sarkozy à gauche et Obama à droite, et pointer vers la gauche ou vers la droite selon que l'on veut obtenir la lecture il = Sarkozy ou il = Obama. Dans ce cas précis, les langues signées rendent visible la structure logique des langues en général.
Après avoir brossé un panorama des mécanismes de production du sens dans les langues parlées et dans les langues signées, le livre décrit les extensions récentes de la sémantique aux gestes, aux expressions faciales, et même aux emojis. Il aborde ensuite la question éternelle du sens de la musique, à laquelle il donne une réponse nouvelle: la musique a un sens systématique, produit par des moyens fort différents du sens linguistique, et en partie empruntés à l'audition habituelle. Comme dans celle-ci, un son plus grave est associé à un objet de plus grande taille (raison pour laquelle on évoquera plus facilement un éléphant avec une contrebasse qu'avec une flûte); et un son dont le volume croît évoque un objet qui gagne en énergie, ou bien qui se rapproche. En considérant d'autres règles du même type, on obtient pour la musique un sens systématique mais particulièrement abstrait (sous-spécifié), ce qui lui permet de s'accorder à des scènes extrêmement diverses (par exemple dans des films ou des dessins animés).
Comme la sémantique est fondée sur une théorie logique de la vérité, le livre aborde enfin l'un des défis les plus redoutables pour ce programme : les paradoxes logiques, tels que celui du Menteur, « La présente déclaration est fausse ». Il s'agit d'un paradoxe parce qu'on ne peut, sans incohérence, lui assigner la valeur « vrai », ni la valeur « faux ». Le livre explique à la fois la profondeur du problème, et la réponse très systématique développée par la sémantique, qui consiste à postuler une valeur de vérité en plus (« ni vrai ni faux »).
Le livre se clôt sur des leçons plus générales pour l'approche scientifique des humanités. La grammaire est son inspiration, et la sémantique contemporaine l'un de ses plus fructueux modèles.
Référence
Schlenker P. 2022, What It All Means. Semantics for (Almost) Everything, MIT Press.
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Aller plus loin
van Oostendorp, Marc. 2023. Alles is semantiek. [= recension de What it All Means], Neerlandistiek