Sur la philosophie du chaos ou pourquoi expliquer n’est pas prédire
Avec un siège au laboratoire SPHERE – Sciences, Philosophie, Histoire (UMR7219, CNRS / Université de Paris) et une antenne à l’université CAECE à Buenos Aires (Argentine), le Laboratoire International Associé (LIA) Identities, Forces, Chaos, Quanta a comme objectif de développer un projet de recherche dans le champ de la philosophie de la physique contemporaine.
Ce LIA est composé d’une équipe interdisciplinaire réunissant des philosophes, des physiciens et des mathématiciens et vise à étudier d’un point de vue philosophique trois théories fondamentales de la physique du xxe siècle, à savoir les théories de jauge (théories qui, comme la relativité générale, fournissent une description géométrique des interactions physiques fondamentales), la théorie des systèmes dynamiques non-linéaires (ou théorie du chaos) et la mécanique quantique. Ces trois théories n’ont pas seulement bouleversé notre compréhension de la nature physique à toutes les échelles (microscopique, macroscopique et cosmologique), mais aussi notre façon de comprendre la rationalité scientifique elle-même, c’est-à-dire la nature même de l’acte de comprendre. Nous sommes actuellement en train de commencer à travailler sur le sous-projet du LIA qui porte sur la théorie du chaos et nous voudrions en dire quelques mots ici. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de faire une parenthèse pour expliquer ce que l’on comprend, dans ce projet (et plus généralement dans le cadre du projet ERC Philosophy of Canonical Quantum Gravity dirigé par Gabriel Catren au sein du laboratoire SPHERE entre 2011 et 2017), par l’expression « philosophie de la physique ».
Brièvement, on pourrait dire que la physique a trois composantes interconnectées, à savoir une dimension phénoménologico-expérimentale, une dimension mathématique et une dimension conceptuelle. Un des postulats heuristiques de notre projet de recherche est que la conceptualisation est une dimension essentielle et relativement autonome de l’activité scientifique au même plan que l’expérimentation et la mathématisation. De la même façon que l’on peut être un physicien expérimental (visant à déployer un dialogue expérimental avec la nature physique) ou bien un physicien théoricien (visant à construire des modèles mathématiques de la nature physique), on peut aussi choisir de se focaliser sur l’analyse de la dimension proprement conceptuelle des théories scientifiques particulières. Cette tâche d’analyse et de construction conceptuelles constitue ce qui revient en propre — en sa différence et en sa complémentarité par rapport à la physique expérimentale et à la physique théorique — à ce que l’on comprend ici par « philosophie de la physique ». À strictement parler, la « philosophie de la physique » n’est donc pas comprise ici comme une sorte de méta-discipline qui ferait de la physique son objet d’étude, mais plutôt comme une composante interne à la physique elle-même. Il en résulte que le programme de recherche dont il est question ici pourrait se caractériser plus proprement au moyen de l’expression — proposée par le philosophe Thomas Ryckman — « philosophie dans la physique ».
Du point de vue méthodologique, nous suivons, dans ce projet, une stratégie double qui porte sur les rapports entre les dimensions conceptuelle et mathématique de la physique. Cette double méthode procède tantôt en essayant d’épouser conceptuellement les articulations du formalisme mathématique d’aussi près que possible (et pour cela la collaboration avec des mathématiciens s’avère essentielle), tantôt en réalisant une sorte d’époché méthodique (c’est-à-dire une mise entre parenthèses) de la dimension mathématique de la physique afin d’essayer de dégager (si cela s’avérait effectivement possible, ce qui ne va pas toujours de soi) une structure conceptuelle qui ne tient que par sa seule consistance interne.
En particulier — et afin de mener à bien cette dernière prescription méthodologique —, nous avons eu, en 2018, l’idée de lancer dans le cadre du LIA un projet d’éducation scientifique adressé à des non-scientifiques. Expliquer une théorie physique complexe (comme la mécanique quantique) à des personnes qui ne maîtrisent pas les outils mathématiques requis oblige à trouver des conceptualisations satisfaisantes des théories en question. En ce sens, le projet pédagogique de transmettre des connaissances scientifiques à des non-scientifiques et le projet philosophique d’analyser la structure purement conceptuelle d’une théorie scientifique convergent et s’enrichissent mutuellement. Or, pour que cette convergence soit effective, il faut démarquer clairement le projet d’éducation scientifique en question de ce que l’on comprend habituellement par l’expression « vulgarisation scientifique ». Dans le cadre du projet d’éducation scientifique que nous sommes en train de développer, cette distinction peut se résumer au moyen du mot d’ordre : « Conceptualiser au lieu de simplifier ! » Une présentation purement conceptuelle d’une théorie scientifique (ou bien une présentation qui ne fait appel qu’à des mathématiques élémentaires) reste certainement partielle (car elle fait abstraction, dans une large mesure, de la dimension mathématique), mais elle n’est pour cela moins complexe et rigoureuse. De façon analogue, une présentation mathématique d’une théorie scientifique qui fait l’économie d’une analyse explicite de son architecture conceptuelle ou qui considère qu’un travail de clarification conceptuelle n’est que de la « philosophie » au sens péjoratif du terme est aussi partielle qu’une présentation purement conceptuelle.
Le projet d’éducation scientifique consiste en une série de quatre écoles d’été (d’une durée d’une semaine chacune) associées aux sous-projets du LIA (à savoir, la théorie des catégories, les théories de jauge, la théorie du chaos et la mécanique quantique). Pour le moment, les deux premiers volets du projet — portant sur la théorie mathématique des catégories (école d’été intitulée Categories for the Hard-Working Non-Mathematicien) et sur la théorie de la relativité générale (école d’été intitulée Mobilis in Mobili: On Space, Time, Motion, and Forces) — ont eu lieu en juin 2018 et en septembre 2019 sous la direction de Gabriel Catren. La troisième école d’été (intitulée Deeply Organized Chaos. Getting into the Swing of Simplicity and Complexity) portera sur la théorie du chaos et aura lieu au cours de l’année universitaire 2021-2022 sous la direction de Manuel Eguía au Performing Arts Forum (St Erme-Outre-et-Ramecourt, France).
La dynamique non linéaire traite de l'évolution temporelle des systèmes déterministes dans un espace abstrait (dénommé espace des phases) dont chaque point correspond à un état unique du système et dont les coordonnées sont les variables dynamiques qui permettent d’identifier de façon univoque un tel état. Si l’on fixe un certain état (nommé condition initiale), les lois d’évolution déterministes propres du système génèrent son évolution temporelle, laquelle prend la forme d’une trajectoire bien définie dans l'espace des phases. Pour les systèmes dans lesquels le temps évolue de façon continue (tels que les systèmes étudiés en physique), ces lois d’évolution sont données par des équations dites différentielles, lesquelles incluent un certain nombre de paramètres (ou variables de contrôle) qui dépendent du système en question.
Le cas le plus simple et paradigmatique d'un système dynamique est celui de l’oscillateur harmonique (comme une masse suspendue à un ressort et limitée à se déplacer sur l’axe vertical). Dans ce cas, deux variables dynamiques sont suffisantes pour décrire complètement l’état du système : sa position verticale et sa vitesse instantanée, ce qui veut dire que l’espace des phases correspondant est un espace de dimension 2 (Figure 1, à gauche). Pour ce système, les trajectoires sont des orbites concentriques, où chaque orbite décrit une oscillation d’une certaine amplitude. Si maintenant l’on prend en compte le frottement de la masse avec l'air, l’énergie du système se dissipe, les oscillations perdent de l’amplitude à chaque cycle et les orbites dans l’espace des phases deviennent des spirales qui convergent toutes vers le point central, lequel correspond à l'état de repos du système (Figure 1, à droite). Dans ce cas-là, on dit que ce point est un attracteur du système car il « attire » vers lui les différentes trajectoires.
L'oscillateur harmonique est l'archétype d'un système linéaire, c’est-à-dire d’un système dans lequel la réponse à une action extérieure qui le sépare de son état d’équilibre est proportionnelle à l’amplitude de la perturbation. Le systèmes linéaires obéissent à un principe de superposition : un système linéaire de dimension n peut être toujours transformé — au moyen d’un changement de coordonnées — en un ensemble de n systèmes linéaires unidimensionnels découplés dont la dynamique peut être étudiée séparément, ce qui simplifie considérablement la résolution du problème. Une autre caractéristique importante des systèmes linéaires est qu’ils n’ont qu’un seul point fixe, c’est-à-dire (si l’on considère le frottement avec l’air) un seul attracteur. Il n’est pas exagéré d’affirmer qu’une grande partie du succès de la physique au cours des trois derniers siècles repose sur ces deux caractéristiques des systèmes linéaires. Même si le problème en question n’est pas linéaire, il est toujours possible d’étudier analytiquement la dynamique « linéarisée » associée aux petites perturbations autour d’une situation d’équilibre. On peut donc dire que les systèmes dynamiques linéaires ont fourni jusqu’au xxe siècle le modèle par excellence d’intelligibilité en physique.
Cependant, dans le monde naturel, les systèmes linéaires sont l’exception plutôt que la règle. Les systèmes non linéaires abondent et ne partagent aucune des caractéristiques des systèmes linéaires énumérées ci-dessus : il n’est pas possible de les décomposer en des systèmes découplés susceptibles d’être étudiés séparément et ils peuvent avoir plusieurs attracteurs coexistants. De plus, si les variables de contrôle du système sont modifiées, l’organisation globale des trajectoires (le portrait de phase du système) peut subir des changements qualitatifs abrupts appelés bifurcations.
Il est intéressant de noter qu’un des modèles mécaniques par excellence, à savoir l'interaction gravitationnelle décrite par la théorie newtonienne, dépend d’une force non linéaire. Néanmoins, pour le cas particulier de l’interaction entre deux corps (par exemple, la terre et le soleil), il est possible, grâce à un changement de coordonnées, de transformer le problème en un système linéaire. Les solutions à ce problème sont les orbites planétaires décrites par Kepler quelques décennies avant Newton. Malheureusement, le problème des deux corps est le seul cas soluble dans cette théorie. Le problème des trois corps (comme l’interaction gravitationnelle entre la terre, le soleil et la lune) n’a toujours pas de solution analytique à ce jour. À la fin du xixe siècle, le mathématicien français Henri Poincaré a étudié une version réduite de ce problème et il a trouvé une solution si complexe et si éloignée de l’intuition que, selon ses propres mots, il « ne cherche même pas à tracer »1 . Ce que Poincaré a entrevu, c’est ce que l’on appelle aujourd'hui le chaos.
Dans la figure 2, nous montrons ce que Poincaré n’a pas osé dessiner, à savoir deux trajectoires dans l’espace des phases d’une version réduite du problème à trois corps pour des états initiaux très similaires. Deux caractéristiques qui définissent les systèmes chaotiques peuvent être dégagées de cette figure. La première est un entrelacement ou un mixage des trajectoires qui donne lieu à ce que Poincaré a décrit comme « […] une sorte de treillis, de tissu, de réseau à mailles infiniment serrées »2 . La seconde est une sensibilité extrême aux conditions initiales. Même si les deux conditions initiales se trouvent dans une très petite région (P) de l’espace des phases, les trajectoires correspondantes se séparent de façon exponentielle au fur et à mesure que le temps passe. Cet exemple montre que les systèmes chaotiques peuvent avoir une dynamique complexe, erratique et imprévisible même s’ils obéissent à des lois strictement déterministes.
L’exemple étudié par Poincaré reste dans une certaine mesure idéal car on a négligé (comme dans l’exemple de l’oscillateur harmonique sans dissipation) les effets du frottement. Si l’on considère maintenant — de façon plus réaliste — des systèmes dynamiques non-linéaires avec une dissipation d’énergie, les trajectoires dans l’espace des phases convergent vers un attracteur (dit étrange) à une structure fractale (c’est-à-dire une structure qui exhibe la même forme à toutes les échelles). La figure 3 montre un de ces attracteurs étranges pour un système dynamique dissipatif à trois variables.
D’un point de vue philosophique, la théorie du chaos fournit un très bon exemple de la façon dont l’évolution des sciences est scandée par ce que l’on pourrait appeler des méta-révolutions scientifiques qui obligent à reconceptualiser ce que l’on entend par compréhension scientifique. On pourrait dire que les sciences n’avancent pas simplement en appliquant un modèle fixe d’intelligibilité à des phénomènes nouveaux, mais aussi qu’elles redéfinissent, si besoin est, ce que l’on comprend par intelligibilité. En particulier, la théorie du chaos montre que les notions de déterminisme et de prédictibilité ne se recoupent pas parfaitement. Or, l’existence d’un horizon de prédiction au-delà duquel l’évolution d’un système ne peut pas être prédite ne doit pas être comprise comme une limitation de la rationalité scientifique : même si l’évolution du système reste imprédictible à long terme, on peut étudier la forme même de cette imprédictibilité, c’est-à-dire la structure géométrique de l’attracteur étrange correspondant. On pourrait dire, en complémentant la formule proposée par René Thom de sa réciproque, qu’expliquer n’est pas forcement prédire3 .
Il vaut aussi la peine de souligner que l’imprédictibilité des systèmes dynamiques non linéaires ne résulte ni de la complexité du système (comme le nombre élevé de composantes) ni de la présence d’éléments aléatoires, mais plutôt de sa non-linéarité. Grâce à la théorie du chaos, de nombreux phénomènes — dont l’imprédictibilité était auparavant considérée comme le résultat de la haute complexité du système (comme des systèmes météorologiques) — ont pu être réinterprétés comme des systèmes chaotiques, même quand on réduit la complexité du système à un nombre réduit de variables dynamiques. Aussi, la théorie des bifurcations a permis de décrire des changements abrupts dans le comportement d’un système (voire des « catastrophes » au sens de René Thom) comme étant la conséquence d’un changement continu des variables de contrôle du système au-delà de certaines valeurs critiques.
La théorie du chaos fournit une boîte à outils mathématiques et conceptuels qui a largement dépassé le domaine restreint de la physique, en ayant trouvé de nombreuses applications transdisciplinaires dans les domaines de la biologie (dynamique des populations en écologie), de la médecine (dynamiques épidémiologiques, fibrillations cardiaques), des systèmes sociaux (dynamique de la coopération et de la formation d’opinion) ou encore de l’économie (dynamique du marché boursier).
Gabriel Catren, chargé de recherche au CNRS, laboratoire SPHERE ; Manuel Eguía, physicien et artiste, fondateur du Laboratoire de perception acoustique et sonore (LAPSo) au Collège des arts de l'Université nationale de Quilmes (Argentine)