Taxipp, un outil de micro-simulation des politiques publiques

La Lettre Economie/gestion

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Maître de conférences à l’EHESS, membre de Paris School of Economics au sein du laboratoire Paris Jourdan Sciences Économiques (PjSE, UMR8545, CNRS / EHESS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / ENS-PSL / Inrae / École des Ponts ParisTech), Antoine Bozio est fondateur et directeur de l'Institut des politiques publiques (IPP). Ses travaux de recherche concernent en particulier le système de retraite, la fiscalité et plus généralement l’évaluation des politiques publiques. Économistes à l’IPP, Sylvain Duchesne, Brice Fabre et Lola Josserans’intéressent aux questions relatives à la fiscalité des ménages et aux prestations sociales. Tous quatre participent au développement du modèle de microsimulation TAXIPP. 

Le modèle Taxipp, actuellement développé au sein de l’Institut des politiques publiques (IPP)[1], est un modèle de micro-simulation socio-fiscal, qui vise à simuler les prélèvements obligatoires (cotisations sociales salariales, prélèvements sociaux, impôt sur le revenu, etc.) et les prestations sociales (prestations familiales, aides au logement, minima sociaux) à destination des ménages en France. Il s’agit d’un outil qui, partant de simulation de politiques socio-fiscales à l’échelle individuelle, permet l’évaluation de réformes du point de vue des finances publiques, de la redistribution et du comportement des ménages. Cet article vise à donner un aperçu des objectifs et du fonctionnement du modèle, dont le développement de long terme a vocation à être mobilisé par l’ensemble de la communauté scientifique travaillant sur le système redistributif français.

Qu’est-ce qu’un modèle de micro-simulation socio-fiscal ?

Un modèle de micro-simulation consiste à simuler une politique publique à l’échelle des entités micro-économiques (individu, ménage ou entreprise), par opposition au fait de modéliser directement des valeurs agrégées. Ce type d’outils permet d’appréhender directement des sources de complexité de politiques se matérialisant à l’échelle individuelle. D’une part, les politiques publiques peuvent être complexes dans leur structure et s’appliquer selon des critères individuels. D’autre part, elles s’appliquent généralement à une population hétérogène. Enfin, les individus peuvent réagir à une politique publique sur différentes dimensions (choix éducatifs, recherche d’emploi, épargne, etc.), et ces réactions peuvent être de nature très différente selon les caractéristiques des individus.

Un modèle de micro-simulation socio-fiscal comporte trois ingrédients, à l’image des trois dimensions de complexité susmentionnées. Le premier est un simulateur socio-fiscal permettant de calculer l’ensemble des prélèvements obligatoires et prestations sociales pour un ménage donné compte-tenu de ses caractéristiques, en intégrant l’ensemble des interactions entre les dispositifs sociaux-fiscaux modélisés (par exemple, les prestations sociales sous condition de ressources dépendent généralement des revenus fiscaux et, donc, de l’impôt sur le revenu). Ce simulateur doit pouvoir modéliser la législation existante ainsi que des législations alternatives. Le deuxième ingrédient est une base de données qui contient, pour chaque individu d’une population représentative de la population d’intérêt, le maximum de caractéristiques parmi celles dont dépendent les prélèvements obligatoires et prestations sociales couvertes par le simulateur. Ces deux éléments combinés permettent d’obtenir pour chaque individu d’une population ses prélèvements et prestations sous le système actuel comme sous n’importe quel autre système alternatif, et ainsi d’en déduire deux types d’effets d’une réforme socio-fiscale : ses effets budgétaires (effets sur les dépenses et recettes publiques), et ses effets redistributifs (la manière dont sont affectés les différents types d’individus). Le troisième ingrédient est un module comportemental ou ensemble de modules comportementaux. Un tel module consiste soit à appliquer des réactions comportementales compte tenu de la connaissance existante sur ces réactions (par exemple, les effets d’une réforme de la fiscalité du capital compte tenu de ce que l’on sait sur l’impact de  cette fiscalité sur les revenus du capital, par exemple la mise en place de la flat-tax sur les dividendes[2]), voire également à évaluer de tels effets, en utilisant le modèle pour estimer la manière dont chaque individu était potentiellement affecté par une réforme et en confrontant cette estimation à l’évolution observée des comportements de chacun de ces individus[3].

Modèle Taxipp : spécificités et objectifs

Le modèle Taxipp a la spécificité de reposer quasi-exclusivement sur des données exhaustives de source administrative, ce qui le distingue de la plupart des modèles existants, en France ou à l’étranger, qui s’appuient principalement sur des données d’enquête. Ce modèle consiste à assembler par appariement statistique différentes sources administratives, chacune étant associée à un instrument ou ensemble d’instruments socio-fiscaux : les fichiers de l’impôt sur le revenu, les déclarations sociales des employeurs (pour les cotisations sociales), les fichiers fonciers, etc. L’objectif est notamment de reposer sur une base de données quasi-exhaustive en termes d’individus de la population d’intérêt (ici la population française), afin de pouvoir analyser des dimensions d’hétérogénéité ne pouvant jusque-là être investiguées compte tenu des tailles d’échantillon limitées des données d’enquête[4] : hétérogénéités territoriales, en fonction du secteur d’activité, du régime de sécurité sociale, etc. 

Un modèle ouvert et collaboratif

Taxipp est un modèle à visée ouverte et collaborative. Son code, accompagné d’une documentation détaillée, est en libre accès[5]. Cette documentation décrit la structure générale du modèle, ses méthodes et hypothèses, tout comme le contenu de chaque fichier du code, afin de faciliter le plus possible la prise en main du modèle. Le but est non seulement de nourrir les travaux de l’ensemble des équipes de recherche travaillant sur le système redistributif français, mais aussi d’alimenter plus largement les développements relatifs à la micro-simulation dans d’autres domaines de politiques publiques (politiques environnementales, santé, transports, éducation, etc.). L’ensemble des ressources associées au modèle Taxipp se trouve sur le site de l’IPP.

L’autre aspect caractérisant le volet collaboratif du modèle concerne le simulateur socio-fiscal utilisé. Taxipp se base sur le simulateur socio-fiscal libre et collaboratif Openfisca, développé par toute une communauté dont l’IPP fait partie. Ce simulateur, conçu avec un code orienté objet, est construit de telle sorte à s’adapter à différents usages (travail sur données, API web), afin de mutualiser au maximum le travail de conversion de la législation socio-fiscale en langage de programmation. Nous disposons donc d’un simulateur le plus indépendant possible des données utilisées, ce qui permet, d’une part, d’ouvrir la porte au fait que davantage de modèles socio-fiscaux puissent rejoindre la communauté et, d’autre part, de disposer d’un outil permettant de changer de données au cours du temps à coût modéré, afin de pouvoir profiter de l’importante augmentation du nombre de sources administratives mises à disposition des chercheurs et chercheuses.

Les utilisations et résultats déjà produits par Taxipp

Le modèle Taxipp, développé depuis 2012 au sein de l’IPP, a déjà été mobilisé pour de nombreuses utilisations. L’ensemble des travaux ayant mobilisé le modèle est consultable en ligne.

Le modèle est fréquemment mobilisé à des fins directes de contribution au débat public, pour des évaluations de réformes proposées ou votées lors du débat parlementaire autour du budget de l’État et de la Sécurité sociale. Au début de l’automne de chaque année, le gouvernement dépose au Parlement le projet de loi de finances (PLF) et le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour l’année à venir, qui sont discutés et amendés jusqu’au vote des deux lois les derniers jours de l’année civile, pour une application au premier janvier de la nouvelle année. Le modèle Taxipp est dans ce cadre mobilisé par les chercheurs et chercheuses de l’IPP pour évaluer les effets budgétaires et redistributifs des mesures socio-fiscales de ces projets de loi, et donc pour fournir des éléments éclairants pour le débat public et indépendants de toute instance politique. Ceci prend la forme d’une conférence organisée chaque automne par l’IPP et le Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap) : des travaux d’évaluation des mesures proposées par le gouvernement y sont présentés, et sont suivis d’une publication évaluant les réformes telles que votées à l’issue du débat parlementaire[6] qui fait le bilan des effets redistributifs de l’ensemble des mesures du quinquennat 2017-2022 à destination des ménages (les figures 1 et 2 représentent les principaux résultats de cette évaluation).

Taxipp est également mobilisé pour analyser des caractéristiques plus spécifiques et structurelles du modèle socio-fiscal français. Il a notamment été mobilisé pour évaluer des réformes de refonte de l’architecture des prestations sociales françaises[7], ainsi que des réformes relatives à la mesure des revenus des ménages pour les dispositifs sous condition de ressources[8], ou encore pour analyser l’interaction entre les dispositifs de redistribution à destination des jeunes adultes et les aides financières informelles que ces jeunes peuvent recevoir de leur famille[9].

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Figures 1 et 2 - Effets redistributifs des principales mesures socio-fiscales du quinquennat 2017-2022
à destination de ménages – graphiques principaux
Source : Dutronc-Postel et al. (2022), Voir la publication pour le détail du contenu
© Institut des politiques publiques (IPP)

Développements actuels et perspectives

Le modèle Taxipp est en constant développement. Au-delà des nécessaires opérations de mise à jour (actualisation de la législation socio-fiscale, adaptation du modèle aux millésimes de données les plus récents), les perspectives d’amélioration sont nombreuses, et l’objectif est de créer au cours du temps de nouveaux modules afin d’augmenter de manière graduelle la précision du modèle.

Actuellement, deux développements sont amorcés. Le premier, également soutenu par le Conseil d’analyse économique (CAE), est relatif à l’actualisation des bases de données, au-delà de la mobilisation des derniers millésimes. La mise à disposition d’une base relative à l’année N a lieu généralement en N+2, de sorte que les informations disponibles à un moment donné ne sont pas relatives à la situation présente. Ainsi, des processus de « vieillissement » des données existantes sont effectués pour obtenir une estimation de la situation de l’année courante. Ce processus se base soit sur des prévisions, soit sur des remontées administratives agrégées produites plus rapidement que les données individuelles. Nous comptons développer significativement ce module de vieillissement, dont l’importance devient cruciale pour pouvoir mobiliser le modèle dans des contextes de chocs socio-économiques majeurs (crise inflationniste, crise sanitaire, etc.), où les deux ans de décalage susmentionnés constituent une vraie limite. L’objectif à terme est de pouvoir mobiliser Taxipp pour évaluer l’évolution de la distribution des revenus « en temps réels », ainsi que l’impact de réformes visant à répondre aux proches évolutions socio-économiques.

Un deuxième développement est l’incorporation des trajectoires infra-annuelles (mensuelles plus spécifiquement) de revenus dans le modèle. Les modèles existants se basent sur les revenus fiscaux, qui sont des revenus annuels. Notre objectif est de mobiliser au maximum les fichiers de déclaration sociale des employeurs pour disposer, pour chaque individu de notre base, de sa trajectoire d’emploi et de revenus du travail. Cette amélioration sera ensuite mobilisée pour développer un module incorporant des réponses comportementales à la taxation en termes d’emploi.

Le modèle présente de nombreuses autres perspectives de développement, qui pourront être initiées dans le futur, comme l’intégration d’un module relatif à la fiscalité environnementale, le rapprochement entre la fiscalité des ménages et celle des entreprises, ou encore l’intégration des patrimoines, en plus des revenus. Chacune de ces perspectives renvoie à des questions de politique publique encore peu documentées, et ce SOSI permet d’avoir un modèle de plus en plus complet et mobilisable par la communauté scientifique pouvant s’emparer de ces enjeux.

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Conférence IPP-Cepremap sur l’évaluation du budget 2024 © Institut des politiques publiques (IPP)

Aller plus loin

  • Retrouver cet article dans la Lettre de l'institut n° 90

Contact

Antoine Bozio
Maître de conférences à l’EHESS, Paris School of Economics, Paris Jourdan Sciences Économiques

[1] L’IPP est un partenariat scientifique entre PSE-École d’économie de Paris et le Groupe des écoles d’économie et de statistique (GENES) impliquant ainsi deux unités mixtes de recherche : Paris Jourdan Sciences Économiques (PjSE, UMR8545, CNRS / EHESS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / ENS-PSL / Inrae / École des Ponts ParisTech) et le Centre de recherche en économie et statistique (Crest, UMR9194, CNRS / École polytechnique / Groupe des écoles nationales d'économie et statistique).

[2] Bach L., Bozio A., Fabre B., Guillouzouic A., Leroy C. 2019, Quelles leçons tirer des réformes de la fiscalité des revenus du capital ?, Note IPP, (46) : 1-8.

[3] Voir par exemple : Kleven H. J., Schultz E. A. 2014, Estimating taxable income responses using Danish tax reforms, American Economic Journal: Economic Policy, 6(4) : 271-301.

[4] À titre d’exemple, le millésime 2021 de l’Enquête revenus fiscaux et sociaux (ERFS) de l’Insee, qui est l’enquête de référence en France pour les modèles de micro-simulation socio-fiscaux, comprend 43 995 ménages et 93 160 individus.

[5] Les données utilisées pour le modèle ne sont en revanche pas mises à disposition, dans la mesure où leur accès est régi par le secret statistique, et se fait seulement par le biais du Centre d’accès sécurisé aux données (CASD). Pour utiliser Taxipp, il est donc nécessaire d’obtenir les habilitations du Comité du secret statistique.

[6] Voir par exemple : Dutronc-Postel P., Fabre B., Lallemand C., Loisel N., Puschnig L. 2022, Effets redistributifs des mesures socio-fiscales du quinquennat 2017-2022 à destination des ménages, Note IPP, (81) : 1-17.

[7] Ben Jelloul,M., Bozio A., Cottet S., Fabre B., Leroy C. 2018, Revenu de base : Simulations en vue d’une expérimentation. Rapport IPP, (18).

[8] Dutronc-Postel, P., Fabre, B., & Lallemand, C. (2021). Les aides au logement en temps réel : évaluation d'impact, Rapport IPP (35).

[9] Duchesne S., Dutronc-Postel P., Fabre B., Jacquetin F., Loisel N., Puschnig L. 2023, Transferts parentaux vers les jeunes adultes : impacts et implications en termes de politiques redistributives, Rapport IPP (44).