Traduire les mots de la révolution et de la guerre en Syrie
#OUTILS DE LA RECHERCHE
Coordonné par une équipe de linguistes, anthropologues, historiennes, politistes et spécialistes des humanités numériques (réunie dans le cadre du programme ANR SHAKK), Le lexique vivant de la révolution et de la guerre en Syrie documente les dynamiques linguistiques à l’œuvre dans la société syrienne depuis le soulèvement de mars 2011.
La révolte contre le régime dictatorial des Assad est un moment inédit de libération de la parole. Des femmes et des hommes de toutes les générations descendent massivement dans la rue pour clamer, chanter, hurler et danser des slogans dont les maîtres-mots sont « liberté », « justice » et « dignité ». Ces slogans s’adressent au pouvoir, ils cognent contre les barreaux de la cage qui jusque-là enfermait la parole. Ils sont aussi écrits à profusion sur toutes sortes de supports : d’innombrables bannières, pancartes, ou simples feuilles de papier sont brandies au cours des manifestations. La banderole au sens large du terme participe avec les graffitis à une reconquête graphique de l’espace public jusque-là dominé par des portraits du président Bachar al-Assad. Ces artefacts écrits apparaissent dans les médias et sur les réseaux sociaux comme une légende intégrée dans les images du soulèvement ; ces mots qui cristallisent une souffrance, une espérance, une indignation deviennent une source qui demeure, ils composent une trace privilégiée de l’événement. Ils témoignent également du travail discursif accompli par des acteurs qui se soulèvent d’un seul corps tout en ayant conscience des différences — socioéconomiques, religieuses, culturelles — qui les séparent. Alors qu’aucun projet politique n’est clairement défini, beaucoup tentent de trouver un langage commun. Dans ce moment de grande incertitude, les termes qui émergent pour exprimer les raisons de la révolte constituent des indicateurs infrapolitiques de ce qui se dessine. Ils proviennent de registres politiques et religieux différents, voire contradictoires. De ce fait, ils suscitent des débats passionnés et inquiets.
À la révolte qui de jour en jour gagne du terrain, le pouvoir répond par la menace et par une répression sanglante. Massacre, emprisonnement arbitraire, torture, arme chimique, bombardements : pour assurer sa survie, le régime de Damas n’a rien épargné à « sa » population. Il tente également de réinstaurer son emprise sur le langage et notamment sur le répertoire lexical de la « révolution » dont il avait le monopole depuis près de quarante ans et qui dorénavant lui échappe. Jusqu’au déclenchement du soulèvement, le mot thawra (révolution) était utilisé pour désigner la prise du pouvoir par le parti Baas en 1963, célébrée chaque année sous le titre de « révolution du 8 mars ». En 2011, les manifestants s’approprient le terme pour qualifier leur mouvement et poussent la subversion jusqu’à s’autodésigner comme « révolutionnaires » (thuwwâr). De leur côté, les partisans du régime utilisent les termes de « crise » (azma) ou « crisette » (fawra) pour désigner les manifestations. Pour justifier la violence, ils déploient également un répertoire haineux dont les maître-mots sont « complot » (mu’âmara), « traîtres » (khâ’inîn), « infiltrés » (mundasîn) ou encore « microbes » (jarathîm).
Les mots constituent un champ de bataille d’autant plus violent que l’enjeu n’est rien moins que d’imposer un récit qui fera Histoire. Ils sont les soubassements de narrations qui s’affrontent. Si grâce aux soutiens de la Russie et de l’Iran, le régime est parvenu à vaincre militairement la révolution, en revanche il est encore loin d’avoir gagné la guerre sur ce terrain. La puissance d’agir que les Syriens ont acquise dans et par le langage n’a pas été anéantie. Elle continue de façonner les imaginaires et les réalités sociales. En exil, dans les zones hors du contrôle du régime et sur le net, les discours et les récits contestataires et hétérodoxes se déploient encore. Très tôt, des activistes ont entrepris de documenter cette effervescence langagière. Sur ce point, Mémoire créative de la révolution syrienne (Creative Memory) accomplit un travail exemplaire. Créé en 2013 par un collectif de citoyennes syriennes, ce site est devenu une source incontournable pour les chercheurs et chercheuses en sciences sociales travaillant sur la Syrie.
En collaboration avec Creative Memory, le Lexique a pour objectif d’identifier des mots, de tracer leur évolution sémantique et, in fine, de faire émerger des concepts et/ou des catégories permettant de rendre compte d’une réalité socio-politique éminemment complexe, en étant attentifs aux points de vue et aux usages émiques. Ces termes, souvent chargés de connotations sociales, politiques, religieuses et psychiques, changent parfois de sens non seulement en fonction des locuteurs et de leur positionnement politique, mais aussi en fonction des moments et des lieux. Nous l’avons vu, ils constituent également un terrain de subversion et de récupération. C’est toute cette diversité de formes et d’usages que nous entendons restituer et analyser.
Le Lexique propose au lecteur non pas des définitions qui seraient affaires de synonymie ou de reproduction de syntaxe de l’arabe au français, mais des « traductions denses » sur le modèle des thick descriptions prônées par Clifford Geertz. Il s’agit d’ouvrir les mots comme autant de boîtes noires pour en révéler, à partir de situations précises d’énonciation, la complexité interne, en repérer les usages différenciés et en retracer la petite histoire de 2011 à nos jours. Les événements en Syrie constituent un texte ouvert aux multiples dimensions dont les traductions, — au sens large du terme, tant linguistique que culturelle, sociale et politique — doivent pouvoir rendre compte. Prenons l’exemple du takbîr (le fait de prononcer le Allâhu akbar) qui est devenu l’un des principaux slogans de la révolution de mars 2011 repris par les plus religieux, comme par les plus laïcs. En Occident, l’emploi par les insurgés de cette formule associée au terrorisme islamique a entraîné des malentendus sur la nature du mouvement de révolte. Dans le Lexique, nous analysons la plurivocité du takbîr qui, à l’instar de « Dieu merci » et « mon Dieu », fait l’objet d’usages banals et quotidiens tout en étant parfois employé comme un cri de guerre destiné à faire peur. Sur la scène révolutionnaire, la formule transformée en slogan juxtaposé au mot « liberté » (huriyya) s’adresse au dictateur pour nier sa prétention à la toute-puissance. Invoquer Dieu, en appeler à sa transcendance en l’associant au désir de liberté devient une façon d’exprimer son refus de se soumettre. Ailleurs, il est répété tel un mantra par des manifestants terrorisés par la répression qui s’abat sur eux. Autre part, il est brandi comme une menace adressée au pouvoir et, plus largement, aux membres de la communauté alaouite perçus comme d’indéfectibles soutiens au régime.
Pour soutenir et structurer la réflexion, nous organisons, depuis 2018, un séminaire à l’EHESS intitulé Les mots de la révolte et de la guerre en Syrie. Sa visée est double : d’une part, conduire une réflexion collective impliquant chercheurs et chercheuses, étudiantes, activistes et intellectuelles syriennes et, d’autre part, examiner les outils de collecte et d’archivage, d’écriture collaborative, d’analyse et d’exploration des corpus. Ancré dans les principes FAIR et de la science ouverte, le volet numérique du projet s’attache à identifier et explorer les outils opérationnels et dimensionnés à la bonne échelle. Dans un premier temps, des mots et des locutions ont été sélectionnés et regroupés par thématiques dans un wiki, à l’aide du CMS Mediawiki. En parallèle, le travail de rédaction a débuté sur un carnet de recherche de la plateforme Hypothèses. Ces deux outils nous ont donné l’occasion de nous initier aux formes d’écritures collaboratives et cumulatives. À l’issue d’une résidence numérique financée par le consortium Huma-Num Distam (DIgital STudies Africa, Asia, Middle East), nous avons finalement choisi la plateforme PubPub pour publier nos articles. Développée par Knowledge Futures Group et soutenue par le Massachusetts Institute of Technology, PubPub permet à des communautés de recherche de s’engager dans l’écriture collaborative tout en respectant les standards internationaux de l’édition scientifique en ligne (révision par les pairs, bloc de citation normalisée, attribution de DOI aux articles, etc.). En outre, PubPub ouvre la possibilité de participer directement à l’amélioration de l’outil. Dans la perspective de publier des contributions en arabe, l’équipe du Lexique a ainsi directement contribué à l’amélioration de la prise en charge de l’écriture de droite à gauche.
Opter pour un processus éditorial transparent, préserver et rendre accessibles les sources numériques en procédant à un archivage rigoureux constituent des défis importants que l’équipe du Lexique entend d’autant plus relever qu’elle mobilise des données fugaces et fragiles qui font l’objet de controverses et de conflits de mémoire. La traçabilité des sources mobilisées constitue un enjeu central. Elle nécessite l’adoption d’une démarche rigoureuse et structurée d’archivage. Il s’agit de pérenniser l’accessibilité aux sources pour en permettre la relecture et la réinterprétation. Pour toutes ces raisons, nous avons opté pour un archivage systématique dans la Wayback Machine ou bien à l’aide du service en ligne Conifer (basé sur le logiciel Webrecorder) qui permet la création et le partage d’archives Web dans un format international (WARC, Web ARChive file format). Le système de gestion de contenu de PubPub s’intègre à l’utilisation de Zotero pour les bibliographies et de Conifer/Way Back Machine pour l’archivage Web tout en permettant aux ingénieures, éditeurs/éditrices et chercheurs/chercheuses de dialoguer et de collaborer.
Nisrine al-Zahre, directrice du Centre de langue et civilisation arabes de l'Institut du Monde Arabe (IMA) ; Charlotte Al-Khalili, postdoctorante, Université de Sussex ; Emma Aubin-Boltanski, directrice de recherche CNRS, Centre d'études en sciences sociales du religieux (CéSor, UMR8216, CNRS / EHESS) ; Boris James, maître de conférence, Centre d'études médiévales de Montpelier (CEMM, EA4583) ; Jean-Christophe Peyssard, ingénieur de recherche CNRS, Maison Méditerranéenne des Sciences de l'Homme (MMSH, UAR3125, CNRS / AMU)