Trois questions à Laetitia Zecchini et Alda Mari, sur l’IRL Humanities et le colloque Phronésis organisé en son sein
Créé en janvier 2024, le laboratoire international de recherche (IRL) Humanities entend établir des interactions et opportunités collaboratives entre l’université de Chicago et la communauté scientifique française. Il vise à promouvoir la recherche interdisciplinaire transnationale en philosophie, littérature, linguistique, philologie et arts — avec une ouverture vers les sciences sociales. Dans ce cadre, et pour entériner cette collaboration, a eu lieu en mars dernier la conférence Phronesis: Reflections on rationality and practical wisdom. Pour la Lettre, Laetitia Zecchini, chargée de recherche CNRS et directrice de l’IRL Humanities (IRL2026, CNRS / Université de Chicago), et Alda Mari, directrice de recherche CNRS à l’Institut Jean-Nicod (IJN, UMR8129, CNRS / ENS-PSL), ont accepté de revenir sur ces deux événements conjoints.
Qu'est-ce que la phronesis ? Pourquoi cette thématique fait-elle l'objet du colloque d'ouverture du nouvel International Research Laboratory (IRL) Humanities à Chicago ?
Alda Mari – Le concept aristotélicien de phronesis (son équivalent latin est le terme prudence) fait appel à la fois à la rationalité et à la sagesse pratique et renvoie au type de posture épistémique, et plus largement morale, en vue de la mise en pratique d’un jugement bien fondé et d’une action éthiquement acceptable.
À la différence de la sophia, la phronesis ne procède pas de raisonnements infaillibles, mais de la prise en compte de preuves et d’arguments qui peuvent être partiels, et donner lieu à plusieurs choix. En tant que linguistes, nous avons appréhendé cette notion dans le cadre de ce que nous avons appelé la pragmatique rhétorique, qui vise à comprendre les discours non-coopératifs, par opposition à des discours idéalisés impliquant des locuteurs logiques et toujours véridiques. Ces discours non-coopératifs peuvent viser à déclencher des actions et des jugements qui ne sont pas alignés avec la vérité et qui ne procèdent pas nécessairement de celle-ci. Ils peuvent vouloir convaincre, mais aussi manipuler ou décevoir.
En élargissant le périmètre d’analyse et en convoquant à la fois la philosophie des sciences et de l’action, nous interrogeons les raisons de l’action, et plus largement de l’action publique, en l’absence des lois nécessaires qui guideraient cette action. Nous visons à étudier la contingence des choix, et nous demandons dans quelle mesure ces choix suivent de la prise en considération d’arguments bien fondés.
Laetitia Zecchini – Si cette thématique a fait l’objet du colloque d’ouverture c’est d’abord parce que ce nouvel IRL prend appui sur les nombreuses collaborations entre le CNRS et l’université de Chicago, notamment en linguistique, en philosophie, et en littérature. Or, cela fait longtemps qu’Alda Mari et Anastasia Giannakidou, qui est professeure de linguistique et directrice du Center for Hellenic Studies à l’université de Chicago, et qui co-organisait cette conférence, travaillent ensemble. L’IRL Humanities — et plus largement l’International Research Center (IRC) Discovery créé en 2022 par un accord de coopération entre nos deux institutions — prend donc acte de l’intensité des échanges scientifiques existants, que cette nouvelle structure va renforcer grâce à un soutien institutionnel et des ressources dédiées. Il a vocation à susciter de nouvelles opportunités de collaboration à long terme entre l'université de Chicago et la communauté scientifique en France.
Lors des échanges qui ont préparé la création de l’IRL, et notamment d’un workshop scientifique organisé en juin 2023 à l’université de Chicago, nous avons constaté à quel point l’exploration de la notion de phronesis était fructueuse et stimulante pour des chercheurs et chercheuses venus d’horizons disciplinaires très divers. C’est aussi la raison pour laquelle l’un des axes scientifiques de l’IRL porte sur « Vérité, information, fiction ». Les questionnements sur la notion de véridicalité (jugement porté par un locuteur sur la vérité d’un énoncé) rejoignent celles du partage entre vérité et fiction. C’est donc un axe fédérateur qui se situe à la croisée de la linguistique et de la philosophie, des théories de la connaissance et de l’action, et bien sûr aussi, des études littéraires.
De quelle manière ce colloque préfigure-t-il les recherches qui vont nourrir les activités de ce nouveau centre ?
Laetitia Zecchini – Il faut souligner que l’IRL répond aussi à de vraies convergences en termes d’orientations scientifiques : une même tradition de recherche ancrée dans les disciplines mais ouverte à l'interdisciplinarité (et à la manière dont cette interdisciplinarité peut recomposer nos disciplines) ; un accent sur les études ancrées dans des espaces et des contextes spécifiques (les études dites aréales, notamment) comme sur les approches comparatives et transnationales ; le même souci d'encourager les projets de recherche qui éclairent et répondent aux grandes questions sociétales et politiques contemporaines. Or il me semble que ce premier colloque qui a rassemblé des linguistes, des philosophes du langage et des philosophes des sciences, des spécialistes de philosophie antique et politique, des chercheuses et chercheurs en littérature, en sciences de la communication et de l’éducation avec l’objectif de réfléchir ensemble aux applications pratiques de notions helléniques fondamentales, en particulier à la manière dont celles-ci peuvent nous aider à analyser le discours public aujourd’hui — y compris les stratégies rhétoriques de la désinformation et de la manipulation — met tout à fait en lumière ces orientations partagées.
Le programme scientifique sur ces questions est amené à se développer au sein de l’IRL. Mais au-delà du succès scientifique de ce colloque inaugural, je voudrais souligner qu’il a été l’illustration éclatante de ce dont nous avons fait l’expérience depuis le début de nos échanges avec l’université de Chicago il y a près de deux ans : à savoir l’enthousiasme à l’idée de collaborer et le plaisir de travailler ensemble, la fécondité des dialogues entre traditions scientifiques, entre frontières disciplinaires et nationales ; la richesse des opportunités qu’offre ce partenariat. D’autres collaborations sont en cours notamment en humanités numériques, environnementales et médicales, ou dans le champ des cultures de l’imprimé postcoloniales, et je ne doute pas que nous aurons d’autres événements scientifiques aussi fructueux dans les années qui viennent.
Le colloque a réuni un éventail large de disciplines : philosophie, linguistique, théorie littéraire, technologies de la communication, sciences politiques et historiques, autour d'un concept qui est né au sein de la philosophie antique (Aristote). En quoi cette interdisciplinarité renouvelle-t-elle le concept ? Pourquoi est-il d'actualité ?
Alda Mari – Le concept de phronesis est plus que jamais d’actualité : il s’agit de comprendre les principes non logiques et non nécessaires qui sous-tendent la décision et l’action humaine. Dans le contexte géopolitique actuel, et au vu des enjeux climatiques, il est plus que jamais nécessaire de savoir décoder les discours, et de pourvoir une réflexion qui permette d’évaluer les décisions et les actions entreprises sur la base d’arguments bien fondés. Au croisement de la philosophie du langage et des sciences, de la littérature et des sciences politiques, la notion de rationalité et de sagesse pratique permet de mobiliser une variété de disciplines autour d’un objet complexe, certes, mais clairement défini. Il s’agit, pour ces différentes disciplines, de nouer un dialogue en menant une réflexion conjointe sur les mécanismes conduisant à l’action, à partir de la formation de jugements prudents obéissant à des lois rationnelles (à défaut d’être logiques) et ce, aussi bien dans une perspective individuelle que collective. Il s’agit de fournir des outils pour évaluer la prise de décision et d’en comprendre le bien fondé, sous l’hypothèse que l’action doit se conformer à des principes éthiques reconnus et partagés. À l’instar des disciplines relevant des SHS, les approches computationnelles d’analyse de textes ont une place de premier plan dans cette nouvelle communauté interdisciplinaire, car elles livrent des données quantitatives, et nous permettant de faire également reposer les analyses sur des considérations statistiques.
Le dialogue initié lors de la première conférence sur la Phronesis est un pas vers un projet plus ambitieux au sein de l’IRL Humanities, qui vise à constituer un forum de chercheurs et chercheuses au caractère fortement international. Celui-ci servira de point de référence pour une réflexion scientifique et publique autour de la rationalité, de la communication et de l’éthique de l’action.