Trois questions à Laurajane Smith, sur le dispositif « fellows-ambassadeurs » mis en place par le CNRS
#TROIS QUESTIONS À...
Directrice du Centre of Heritage and Museum Studies de l’université nationale australienne, Laurajane Smith est spécialisée dans l’étude de la politisation des patrimoines. Membre de l’Académie des sciences sociales d’Australie et membre affiliée du Cambridge Heritage Research Centre, elle fait partie des dix personnalités étrangères à avoir rejoint le CNRS en tant que « fellows-ambassadeurs ». Ce dispositif, inédit pour le CNRS, vise à confirmer l’attractivité du CNRS dans le paysage de la recherche international. Ces chercheurs et chercheuses prestigieux, invités sur proposition des instituts du CNRS, s’engagent ainsi à passer au moins un mois par an, pendant trois ans, dans un ou plusieurs laboratoires en France.
Laurajane Smith, vous êtes la première CNRS Fellow de l’InSHS, pouvez-vous vous présenter et indiquer quels sont vos thématiques de recherche ?
Je suis chercheuse en études critiques du patrimoine, domaine très interdisciplinaire. Je suis actuellement directrice du Centre of Heritage and Museum Studies de l’université nationale australienne de Canberra. J’ai une formation universitaire en archéologie et en anthropologie, et j’ai également enseigné dans le domaine des études sur les populations autochtones australiennes. J’ai, d’ailleurs, développé un intérêt pour les questions patrimoniales en travaillant avec les populations autochtones et avec d’autres communautés autour de la gestion de leurs patrimoines durant les années 1980. J’ai ainsi pu me rendre compte des nombreuses frustrations ressenties face aux interprétations que faisaient les « experts » du sens et de la valeur de ces patrimoines. Désireuse de comprendre les tensions qui en découlaient, mon travail s’est concentré sur la re-théorisation du patrimoine en tant que spectacle public continu ou comme pratique d’élaboration de connaissances qui ramène le passé au présent pour aborder les problèmes sociaux actuels, tout en servant de médiateur et en régulant le changement social. Le patrimoine n’est donc pas une question d’objets ou de lieux, mais plutôt d’outils culturels que les individus, les groupes et les nations utilisent non seulement pour se souvenir et oublier, mais aussi pour légitimer et délégitimer les récits historiques, les revendications identitaires et le sentiment d’appartenance à un lieu. Le patrimoine est une ressource politique qu’un certain nombre d’acteurs, y compris les experts et les professionnels du patrimoine, utilisent pour négocier leur position sociale et leur statut. J’ai également soutenu que les pratiques patrimoniales sont encadrées par des discours concurrents, avec un « discours patrimonial autorisé » dominant, ancré dans les agences intergouvernementales et européennes, qui soulignent la prééminence du savoir des experts tout en mettant souvent de côté d’autres expériences et connaissances sur le « patrimoine » (quelle que soit sa définition).
Plus récemment, j’ai commencé à explorer plus en profondeur les pratiques émotionnelles ou affectives de la patrimonialisation. Par exemple, je me suis intéressée à la manière dont les visiteurs des musées et d’autres sites patrimoniaux profitent de leurs visites pour s’investir émotionnellement dans les récits historiques et les valeurs et idéologies qui les sous-tendent. Ce travail met en valeur le fait que la visite est, en soi, une performance patrimoniale et qu’elle n’a pas pour but d’éduquer mais plutôt de renforcer les valeurs sociales et politiques. L’éventail des implications est important : pour la pratique muséologique, pour le traitement des questions contemporaines de justice et d’injustice sociale ainsi que dans le cadre de politiques populistes. C’est la raison pour laquelle je m’intéresse de plus en plus à la manière dont le patrimoine est mobilisé et explicitement utilisé dans les mouvements populistes de droite et dans les contre-mouvements de gauche.
Quelles sont les raisons qui vous ont incité à entrer dans le programme des CNRS Fellow, que pensez-vous en retirer pour vous même et comment voyez-vous votre implication dans les équipes CNRS avec qui vous pourrez créer des synergies ?
Le programme CNRS Fellow me donne l’occasion de mieux connaître la recherche française dans le domaine des études sur le patrimoine en rencontrant les chercheurs et chercheuses et en discutant avec eux de leurs recherches passées et actuelles. Le mouvement des Études Critiques sur le Patrimoine (Critical Heritage Studies) vise à favoriser le dialogue entre les différentes traditions de recherche, de formulations des concepts et d’approches épistémologiques. Le dispositif CNRS Fellow me permet de développer ce dialogue. Mieux comprendre la recherche française m’aide à réfléchir à la manière dont la théorisation du patrimoine peut être développée dans l’avenir.
Des recherches sur la nature émotionnelle du patrimoine sont en cours en France, notamment autour de l’incendie de Notre-Dame et de ses conséquences. Je suis vraiment intéressée à développer des collaborations autour du caractère affectif des questions patrimoniales et des effets de ces émotions patrimoniales dans la société.
Mes collègues de l’université nationale australienne et moi-même sommes également très intéressés par les questions de réparation et de restitution et par le développement de pratiques muséologiques fondées sur la compréhension des impacts coloniaux actuels des collections de musées. En outre, je souhaiterais travailler avec des chercheurs et chercheuses en muséologie sur la manière dont les visiteurs français interagissent avec les musées et travaillent avec eux.
J’aimerais particulièrement développer des collaborations autour des mobilisations du patrimoine par les partis politiques (surtout des partis appartenant à la droite). Le patrimoine, en tant que ressource politique et émotionnelle, joue un rôle important dans la validation émotionnelle des revendications de ces partis. La nostalgie, une émotion complexe étroitement liée au patrimoine, est souvent désignée comme coupable, mais c’est ignorer que la nostalgie peut avoir des effets progressistes autant que conservateurs ou réactionnaires. Nous avons besoin d’une réévaluation urgente de la politique agonistique et émotionnelle de ces tendances politiques, et je pense que le patrimoine est un moyen d’aborder l’émotivité du populisme et donc la manière dont il peut être contesté.
Le programme des CNRS Fellow prévoit un séjour en France d’un mois par an pendant trois ans. Vous êtes actuellement en France pour un premier séjour : comment cela se passe-t-il ? Quels sont vos projets pour les deux prochaines années ?
Ma première visite touche à sa fin et je pense qu’elle s’est bien déroulée. J’ai rencontré de nombreux chercheurs et chercheuses avec lesquels j’ai pu échanger. La visite du chantier de restauration de Notre-Dame a été un moment fort. Elle m’a aidée à réfléchir à la manière dont la notion de patrimoine est comprise et utilisée en France. À la suite de cela, nous avons eu l’idée d’organiser un atelier en 2024 afin d’échanger sur les différentes approches francophones et anglophones : un livre pourrait être publié sur ce thème. Je pense que cela permettra de stimuler le débat au sein du mouvement des études critiques du patrimoine. J’espère que les discussions initiées avec des chercheurs et chercheuses des musées parisiens déboucheront également sur des collaborations en 2025.
Je souhaite pouvoir m’entretenir avec davantage de chercheurs et de praticiens dans les domaines du patrimoine et des musées, et j’encourage les lecteurs intéressés à me contacter. Je serai de retour en mars 2024 pour poursuivre ces conversations, mais d’ici là, vous pouvez également me contacter par courrier électronique : Laurajane.smith@anu.edu.au
Je tiens à remercier le CNRS pour l’opportunité qu’il m’a offerte et à remercier tous ceux et celles qui ont pris le temps de se détacher de leurs recherches pour me parler et discuter de leurs réflexions et de leurs idées.