Trois questions à Pierre Deléage, sur ses recherches au carrefour de l’anthropologie et de la littérature
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Pierre Déléage est directeur de recherche CNRS au Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS, UMR7130, CNRS / EHESS / Collège de France). Ses recherches s’attachent, d’une part, aux savoirs marginalisés et à leurs modes de transmission et, d’autre part, aux formes d’écritures minoritaires. Il a mené des enquêtes ethnographiques d’abord au Pérou chez les Sharanahua, les Yaminahua, les Amahuaca et les Shipibo-Conibo, puis chez les Wayana de Guyane française, les Tepehua et les Otomi du Mexique, les Quechua de Bolivie et les Maya du Yucatan. Il a publié une cinquantaine d’articles et une dizaine de livres.
Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez souhaité donner à vos recherches en anthropologie, depuis les livres Lettres mortes et La Folie arctique, une dimension littéraire et poétique ?
Il peut être utile, pour comprendre ce cheminement, de commencer par évoquer le livre de Vincent Debaene, L’Adieu au voyage, qui a bien montré comment les anthropologues ont très tôt pensé leur production dans un cadre un peu schizophrénique1 : d’un côté, des travaux scientifiques, obéissant à toutes les règles en cours de la recherche la plus rigoureuse ; de l’autre, des ouvrages plus littéraires qui prennent souvent la forme classique de récits de voyage à la première personne. Ce dualisme est assez pauvre et sclérosant, et je crois que les anthropologues ont beaucoup à gagner à étendre l’éventail de leurs formes d’expression. Rien ne nous interdit d’emprunter à la littérature et même aux autres arts narratifs (le cinéma, les séries, la bande dessinée) des formes d’écriture alternatives, si elles correspondent mieux aux idées que nous voulons transmettre.
Or le champ à explorer est vaste. Le récit, à la première personne ou non, peut être entièrement repensé et a d’ailleurs commencé à l’être. On peut aussi se réapproprier la forme du dialogue ou de la littérature épistolaire, ou encore exploiter plus à fond les notes de bas de page qui peuvent apparaître, dans leur continuité, comme un livre dans le livre ou comme un deuxième livre parallèle : c’est ce que j’ai voulu faire dans mon ouvrage Inventer l’écriture, peut-être en pensant à Feu pâle de Vladimir Nabokov qui m’a toujours fasciné2
. On peut aussi briser la linéarité des récits en bouleversant leur chronologie pour mieux mettre en valeur les problèmes qui nous semblent importants, ce que savent déjà faire les historiens et les historiennes dans leurs approches régressives, indiciaires ou contrefactuelles. De manière plus spécifique à l’anthropologie, qui est par essence comparative, on peut employer différents types de juxtapositions et de montages parallèles où c’est le lecteur, guidé par un minutieux travail d’écriture, qui reconstruit lui-même les rapprochements, les analogies et les contrastes que nous avons préalablement définis et que nous voulons qu’il ressente autant qu’il les conceptualise. J’ai utilisé ces procédés ainsi que quelques autres dans la plupart de mes écrits depuis Lettres mortes.
Dans tous les cas, il ne s’agit pas d’expérimenter pour le simple et indéniable plaisir de l’expérimentation. Il ne s’agit pas non plus de réserver ces modes d’écriture à la seule vulgarisation de recherches publiées en amont sous un format traditionnel. À l’usage, je me suis rendu compte qu’il n’était pas question de donner une forme d’expression inédite à des argumentations déjà construites, mais bien d’élaborer en même temps des techniques de fabrication d’idées nouvelles. La forme n’est jamais neutre et je crois que ces expérimentations constituent un terreau de créativité conceptuelle très fertile.
Est-ce ce travail sur la littérature qui vous a amené, par exemple dans le livre Repartir de zéro, à réfléchir aux nombreux problèmes qui entourent la notion d’auteur ?
Nous vivons depuis au moins un demi-siècle une situation de profonde remise en cause de la légitimité de l’anthropologie et des prétentions surplombantes du discours et de l’autorité de l’anthropologue. C’est une excellente chose et c’est à mes yeux un des principaux intérêts de cette discipline d’être en crise perpétuelle et d’avoir toujours à justifier son existence, voire sa survie — qui n’a rien d’évident dans le monde contemporain.
Je fais par ailleurs partie des anthropologues qui s’affichent tranquillement athées et qui pensent que respecter les modes de pensée des personnes avec lesquelles ils travaillent, tels qu’ils sont sédimentés dans des discours rituels, mythiques ou religieux, ce n’est certainement pas les prendre pour argent comptant, leur coller une étiquette commode et les mettre dans une boîte noire afin d’en étudier ensuite les effets sociaux, mais bien plutôt les décortiquer, c’est-à-dire étudier les mécanismes qui expliquent comment ils sont devenus pensables et selon quelles modalités. Or cette approche est inséparable d’une prise en compte de la manière dont les détenteurs de ces traditions intellectuelles conceptualisent eux-mêmes les éléments de leurs propres traditions.
Ce faisant, l’inévitable conflit entre l’autorité de l’anthropologue et celle des gens avec lesquels il travaille, en plus d’être une insurmontable affaire de rapports de domination, devient un problème d’auctorialité : qui est l’auteur de ces modes de pensée et des discours qui les véhiculent ? Des esprits, des dieux, des ancêtres, des experts rituels, des prophètes, des truchements, des missionnaires, des politiciens, des traducteurs, des anthropologues ? Ce qui conduit immédiatement à une autre question : une fois admise et reconnue cette pluralité irréductible, comment articuler l’auctorialité de l’anthropologue avec celle de tous ces autres ? C’est en voulant prendre au sérieux ces problèmes que je me suis retrouvé à réfléchir aux complexités de la notion d’auteur.
J’ai d’abord entrepris d’accompagner des Amérindiens dans leur accession au statut d’auteur. Je suis ainsi devenu l’éditeur et le traducteur des textes de Mataliwa Kulijaman, Wayana de Guyane française, et d’Alfonso Garcia Téllez, Otomi du Mexique. Je souhaitais ainsi m’effacer le plus possible afin de laisser s’épanouir pleinement leur auctorialité. C’est un travail délicat qui exigeait, non seulement de bien circonscrire les limites de mes interventions éditoriales mais aussi, plus prosaïquement, de faire attention au nom qui apparaîtrait sur la couverture du livre ou au bénéficiaire des droits d’auteur3 .
Je me suis ensuite penché sur divers types de falsifications, de plagiats, de suppositions d’auteur, de pastiches, etc., qui ont été beaucoup étudiés par les chercheurs et chercheuses en littérature et qui constituent tous des cas-limites très intéressants d’articulation de discours hétérogènes. Mes travaux sur le sujet ont d’ailleurs été réunis dans un livre intitulé L’Enchâssement qui paraîtra d’ici la fin de l’année. J’en ai conclu que tous les mélanges de discours étaient possibles et légitimes si, et seulement si, on en précisait très clairement la nature et l’origine. Il faut tracer une frontière claire et explicite entre son propre discours et les discours que l’on rapporte, de la même manière et pour les mêmes raisons qu’il faut toujours séparer nettement, à l’attention du lecteur, récit fictionnel et récit fondé sur des événements réels.
Enfin, je me suis demandé quelles pouvaient être les figures tutélaires constitutives de ma position d’auteur et, en amont, de ma vocation d’anthropologue. Je les ai trouvées non pas dans l’anthropologie, à laquelle je ne suis venu que tardivement, mais dans la littérature. C’est pourquoi j’ai cherché dans les œuvres d’écrivains comme William S. Burroughs, Howard P. Lovecraft ou Philip K. Dick les éléments qui avaient pu conditionner mes recherches, les stimuler autant que les limiter4 . C’est au fond un exercice assez proche de l’autobiographie intellectuelle, mais il a ouvert dans la suite de mon travail des perspectives inattendues.
Cette approche qui combine science et littérature est-elle porteuse de difficultés qui lui sont propres ?
C’est pour l’essentiel une question de méthode. Pour ma part, je conçois la recherche en sciences humaines à partir de trois impératifs qui sont tous assez évidents mais qui valent la peine d’être formulés lorsqu’on commence à jouer avec les limites entre science et littérature, une fois dit que les frontières épistémiques entre vérité et fiction doivent être fermement maintenues. D’abord, et c’est ce qui selon moi différencie le métier de chercheur de celui de professeur, nous devons toujours faire du nouveau, documenter de nouveaux phénomènes, délimiter de nouveaux objets, élaborer de nouvelles idées, mais aussi explorer de nouvelles formes d’expression. Ensuite, il faut constamment être le plus clair possible, c’est-à-dire toujours garder au moins un premier niveau de lecture qui soit accessible aux lecteurs de bonne volonté. Importer des techniques des arts narratifs n’autorise certainement pas à opacifier nos discours ni à en négliger la rigueur, c’est tout le contraire. Enfin, il faut avoir tout lu, autant que possible du moins, et surtout il faut tout sourcer, c’est le plus important. Ce n’est que parce qu’elles référencent très explicitement leurs sources — en notes, en bibliographie, etc. — que nos recherches ne constituent pas un terminus et qu’elles peuvent, quelle que soit la forme qu’elles revêtent, être non seulement vérifiées mais surtout poursuivies, contredites, enrichies. C’est la condition nécessaire pour éviter les malencontreux effets d’autorité et pour que d’autres puissent mener à leur tour de nouvelles recherches encore plus inventives.
- 1Debaene V. 2010, L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Gallimard.
- 2Nabokov V. 1965 (1962), Feu pâle, Gallimard.
- 3García Téllez A. M. 2018, Écrits. Manuscrits à miniatures otomí, Société d’ethnologie.
- 4Déléage P. 2018, « La transmigration de Robert H. Barlow », Les Temps Modernes 700 : 121-164.
Principaux ouvrages de Pierre Déléage
Le chant de l’anaconda, Société d’ethnologie, 2009.
Inventer l’écriture, Les Belles Lettres, 2013.
Repartir de zéro, Editions Mix, 2016.
Lettres mortes. Essai d’anthropologie inversée, Fayard, 2017.
La Folie arctique, Zones Sensibles, 2017.
L’Autre-mental, La Découverte, 2020.
L’Enchâssement, Gruppen, à paraître.
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