Une Chaire de recherche sur « Les mondes du travail »

Lettre de l'InSHS Sociologie

#À PROPOS

Sanctuaire de liberté intellectuelle, dans l’esprit de l’Institute for Advanced Study de Princeton, et lieu voué à l’expérimentation d’excellence et à la découverte interdisciplinaire, l’Institut d’études avancées d’Aix-Marseille Université (Iméra) accueille chaque année une communauté d’une trentaine de scientifiques et artistes issues de disciplines et de pays différents. D’une durée de cinq ou dix mois, les résidences de chaque Fellow — les « Chaires » — sont le résultat d’une coopération scientifique et économique entre l’Iméra et ses différents partenaires : les membres fondateurs (CNRS, IRD, EHESS, Sciences Po Aix, Inserm) et des institutions scientifiques nationales et internationales (Marie Sklodowska-Curie Funding, Commission Fulbright, Mucem, etc.).

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La Chaire de recherche LEST (Laboratoire d’économie et de sociologie du travail, UMR7317, CNRS / AMU) - Iméra, fruit d’une collaboration entre CNRS Sciences humaines & sociales et l’Iméra, s’inscrit dans le cadre d’une priorité thématique consacrée au travail définie par CNRS Sciences humaines & sociales. La création d’une Chaire sur « Les mondes du travail » émane ainsi des échanges entre la directrice de l’institut, Marie Gaille, et l’ex-directeur du LEST, Thierry Berthet, au même titre que les travaux du Groupe de réflexion sur le travail (GRdT) pilotés par ce dernier et Delphine Mercier, membre associée au LEST actuellement à la Maison française d’Oxford (MFO, UAR3129, CNRS / MEAE / Université d’Oxford). La Chaire trouve aussi son origine dans les coopérations entre le LEST et l’Iméra, à travers l’animation de l’Atelier de recherche Travail et Liberté (ArTLib), créé en 2019 et coordonné par le directeur scientifique de l’Iméra, Enrico Donaggio, auquel contribuent plusieurs chercheurs et chercheuses du LEST.

L’ambition de la Chaire est d’accueillir chaque année un chercheur ou une chercheuse de renommée internationale affiliée à une université étrangère pour un séjour de cinq ou dix mois à Marseille. La Chaire est ouverte aux projets de recherche interdisciplinaires dédiés aux sciences sociales du travail (sociologie, économie, science politique, sciences de gestion, droit, histoire, géographie, anthropologie, philosophie, psychologie, etc.). Sa finalité est de promouvoir des recherches d’excellence relatives aux enjeux concernant les mondes du travail auxquels les sociétés sont confrontées aujourd’hui : évolutions contemporaines du rapport des individus et de la société au travail, lien entre travail et subjectivités, innovations et expérimentations liées au sens du travail et à son organisation, numérique et travail, migrations et travail, gestion des risques dans les organisations de travail, insertion professionnelle des jeunes et des moins jeunes, etc.

La Chaire fait l’objet d’un appel à candidature annuel, ouvert normalement entre juillet et octobre, en lien avec le programme « Utopies nécessaires » de l’Iméra. Les récipiendaires de la Chaire sont sélectionnés par un jury de six personnes représentant CNRS Sciences humaines & sociales, le LEST, et l’Iméra. Les résultats sont communiqués début février.

Les deux premiers résidents de la Chaire, Ewan Oiry et Carole Baudin, reviennent ici sur leur expérience à travers une présentation de leur projet de recherche.

Christophe Baret, professeur à la Faculté d'Économie de Gestion d'Aix-Marseille Université, directeur du LEST ; Thierry Berthet, directeur de recherche CNRS, LEST ; Enrico Donaggio, professeur des universités à Aix-Marseille Université, directeur de l'Institut d’études avancées d’Aix-Marseille Université (Iméra)

 

 

Une « intelligence artificielle au service des travailleurs et de la société » ?

Ewan Oiry est professeur à l’École des sciences de gestion de l’université du Québec à Montréal (UQAM). Il a été, de septembre 2023 à janvier 2024, le premier lauréat de la Chaire CNRS/LEST/Iméra – Les mondes du travail. Il y a développé le projet de recherche « Intelligence artificielle et rapport au travail », visant à explorer les évolutions actuelles du rapport des individus et de la société au travail, en se concentrant sur les dispositifs de gestion médiatisant les formes récentes de rapport au travail.

Une « intelligence artificielle au service des travailleurs et de la société ? » (avec un point d’interrogation à la fin de la phrase, tout de même). Ainsi était intitulé le projet de recherche sélectionné qui m’a permis de réaliser six mois d’intenses recherches dans les locaux de l’Iméra à Marseille. Cette période de recherche a été particulièrement fructueuse, et de plusieurs manières, souvent très largement inattendues.

Tout d’abord, les conditions matérielles et l’environnement scientifique proposés par l’Iméra ont été les ingrédients fondateurs des recherches riches et denses qui y ont été menées. Sur le plan matériel, le fait de disposer d’une période très allégée en enseignement m’a autorisé à me focaliser intensément sur mes seuls projets de recherche. Mais surtout, sur le plan scientifique, l’Iméra structure un environnement pluridisciplinaire — dans lequel des artistes sont même présents — qui rend possible des recherches beaucoup plus riches que ce qui se fait habituellement. Par exemple, dans plusieurs des séminaires sur l’IA et le travail que j’ai organisés pendant mon séjour, j’ai fait intervenir un artiste plasticien qui, il y a quelques années, avait lui aussi fait une résidence à l’Iméra. Au milieu d’intervenants de différentes disciplines des sciences sociales, cet artiste a détaillé non seulement comment l’intelligence artificielle transforme sa pratique artistique (avec des effets positifs comme négatifs), mais aussi comment l’intelligence artificielle transforme le marché de l’art sur lequel il vend ses productions et qui le fait vivre — autant que faire se peut. Il a également montré comment l’intelligence artificielle transforme le rapport que nous avons aux différentes œuvres. Il est certain que, sans l’environnement pluridisciplinaire de l’Iméra, je n’aurai jamais produit ce type de séminaires et ma recherche n’aurait jamais intégré cette dimension de l’art comme objet et sujet de l’intelligence artificielle.

Mon séjour à l’Iméra m’a également donné l’opportunité de mener des recherches avec des méthodologies plus habituelles, en particulier les entretiens et les observations non participantes. L’intensité de la recherche permise par l’Iméra m’a permis d’avancer à pas de géant vers la démonstration de l’hypothèse qui était la mienne en arrivant : étant donné la complexité du travail réel et la diversité de ses conditions de mise en œuvre, contrairement aux craintes qui sont souvent formulées, l’intelligence artificielle ne va sans doute pas faire disparaître un grand nombre d’emploi. Techniquement, les algorithmes ne seront pas capables de remplacer le travail d’un humain, pas immédiatement et même sans doute jamais. En revanche, l’intelligence artificielle va « hybrider » le travail humain. La plupart des salariés ne perdront pas leur emploi. Néanmoins, ils auront à travailler avec des intelligences artificielles qui leur donneront des conseils sur le comportement à adopter face à telle ou telle situation professionnelle.

Lors de mon séjour à l’Iméra, j’ai lancé des investigations auprès de différents métiers (radiologues, pilotes d’avion, techniciens de la microélectronique, etc.). Ces premiers résultats sont en cours d’enrichissement mais ils confirment déjà que :

  • l’intelligence artificielle se trompe très régulièrement. En particulier, elle fait des « faux positifs », elle déclenche des alarmes injustifiées, etc. ;
  • les humains éprouvent les plus grandes difficultés à détecter ces erreurs. De manière contre-intuitive parfois même, plus ils sont expérimentés, plus ils ont du mal à détecter les erreurs de l’intelligence artificielle.
  • C’est particulièrement le cas lorsque des questions d’éthique sont en jeu. Par construction, l’intelligence artificielle n’est pas en mesure de développer un raisonnement éthique. Or, l’humain éprouve les plus grandes difficultés à réintroduire ce raisonnement éthique là où l’intelligence artificielle a été incapable de le faire.

Ces résultats majeurs et innovants ouvrent une perspective pour développer une intelligence artificielle au service des travailleurs et de la société — même si d’autres recherches sont encore nécessaires pour répondre à ces différents défis !

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Transitions Sensibles : exploration ethno-chorégraphique des gestes de métier

Carole Baudin est docteur en anthropologie sociale et ethnologie. Membre associée au Laboratoire de Recherche Santé-Social (LaReSS, Inrae), elle est résidente de la Chaire CNRS/LEST/Iméra – Les mondes du travail depuis février et jusqu’en juillet 2024. Elle y développe le projet de recherche « Transitions Sensibles » qui part de l’hypothèse que les transformations en cours dans le monde du travail impactent profondément les dimensions « sensibles » du travail.

Les bouleversements écologiques, sociaux, économiques, géopolitiques que connaissent nos sociétés sont le signe d’une crise plus profonde, une crise de la sensibilité de notre rapport au monde. En particulier, dans les mondes du travail, cette crise se cristallise autour des enjeux du sens et des sens au travail, mis de côté par les experts du travail, par manque d’outils conceptuels et méthodologiques.

C’est en allant chercher à la croisée des disciplines, entre art et sciences, que le projet « Transitions sensibles », lauréat de la chaire CNRS/LEST/Iméra du second semestre 2024, propose quelques pistes fertiles.

Plus précisément, c’est à la confluence des sciences humaines et sociales et de la danse, qu’un collectif de chercheurs/chercheuses et chorégraphes a exploré à travers deux ateliers de travail, et en étudiant les pratiques vigneronnes, des axes épistémologiques et méthodologiques visant à saisir les dimensions sensibles à l’œuvre dans ces métiers en transition. En effet, les recherches menées cette dernière décennie depuis la danse contemporaine, en proposant une conception du corps écosomatique (concept proposé par différents chercheurs et chercheuses en danse pour désigner l'articulation d'un corps sensible et expérientiel et d'un corps social et politique) et de nouvelles écologies de l’attention et du sensible, viennent questionner nos manières d’appréhender et d’étudier les dynamiques sociales1 en réinjectant une pensée en acte, et une conception du corps élargie, d’un corps en geste.

Le travail du collectif Transitions Sensibles ainsi mis en place a permis de mettre en exergue en particulier des pistes intéressantes d’outils issus des pratiques somatiques (méthodes centrées sur l'apprentissage de la conscience du corps en mouvement) pour faire glisser nos manières d’observer et d’analyser le travail. Des prémices d’outils de transformation se sont aussi ébauchées, au sein de ces ateliers de travail mêlant pratiques et co-construction de savoirs. Cette expérience de recherche a été montrée et synthétisée dans une exposition présentée du 3 au 14 juin au sein de l’Iméra à Marseille et qui sera prochainement accrochée au LEST, à Aix-en-Provence. Vidéos, photos, textes sensibles retracent le cheminement de cette réflexion en mouvement, qui n’en est qu’à son début car le collectif ainsi constitué va continuer à explorer les pistes ouvertes entre danse et travail.

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Corps&graphier le geste vigneron, Collectif Transitions Sensibles © Carole Baudin

 

  • 1Pour un approfondissement à cette proposition épistémologique, le lecteur peut consulter l’ouvrage : Baudin C. 2024, Danser les invisibles : exploration ethno-chorégraphiques de nos corporalités contemporaines, Éditions L’Harmattan.

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