Une sociohistoire du Clersé
#VIE DES LABOS
À la faveur des 40 ans du Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé, UMR8019, CNRS / Université de Lille), fêté les 22 et 23 juin 2023, une histoire du laboratoire a été commandée par la direction du laboratoire à deux de ses membres : Florence Jany-Catrice et Clotilde Lemarchant, avec l’apport d’Anne-Sophie Flouret1 . Les chercheuses ont ainsi réalisé une socio-histoire de ce laboratoire de sciences sociales2 . Le laboratoire ne vivant pas en vase clos, son histoire est aussi celle des grandes transformations de l’enseignement supérieur et de la recherche. Face à ces grandes transformations, le Clersé a répondu par un dialogue structuré entre les sciences sociales.
Voulue par l’État en 1957, année durant laquelle est décidée la construction d’un campus universitaire sur le territoire d’Annappes dans le Nord de la France, une université nouvelle est créée en urgence le 2 mars 1964, dans des bâtiments provisoires. Cette « Cité scientifique » naît aussi dans un contexte national où se déploient les disciplines de l’économie et de la sociologie. Des positionnements théoriques, stratégiques et politiques locaux conduisent des sociologues à se séparer des lettres et de la philosophie de Lille pour s’installer sur ce nouveau campus. Les économistes quittent quant à eux les juristes de la Faculté de droit à Lille et s’installent aussi sur ce nouveau campus, attirés par les moyens conséquents de ce campus plutôt dédié aux sciences dures.
C’est dans ce contexte socio-spatial que va progressivement naître le Clersé. De petites proto-entités augureront de sa double identité. En premier lieu, le Centre d’analyse du développement (CAD) est créé en 1966 et, déjà, y cohabitent des économistes et des sociologues. La recherche dans cette structure associative s’y faisait sur contrats ponctuels et les chercheurs et chercheuses devaient s’autofinancer. Le Centre d’analyse des revenus du travail (CART), constitué par quelques économistes du travail, voit également le jour, de même qu’est créée une équipe de recherche en sociologie du travail associée au CNRS, intitulée « ERA 503 », dont on trouve des premières traces dès 1974. À la fin des années 1970, émergent aussi le Centre Régional d’Analyse des Modes de vie (CRAM), le Centre Lillois d’Étude des Comportements Sociaux (CLECS), et le CEDES, une équipe de recherche autour du développement et du tiers-monde. De nombreux membres fondateurs de ces équipes étaient mus par la pensée structuraliste et marxiste. Certains, comme Michel Simon, étaient aussi membres actifs du Parti Communiste ; d’autres étaient sympathisants. D’autres en étaient éloignés.
À la fin des années 1970, ces petites équipes (souvent un chercheur senior et ses assistants) se structurent plus encore et, en 1978, naît le Laboratoire de sociologie du travail, de l’éducation et de l’emploi (LASTREE), initié par Jean-René Tréanton et dont la première direction sera assurée par le sociologue Claude Dubar. Les économistes se regroupent quant à eux dans le Laboratoire d’analyse des systèmes et du travail (LAST) qui s’établit dès 1979 sous la direction de l’économiste François Stankiewicz.
La décision de créer un laboratoire unique, le Clersé, en fédérant le LASTREE et le LAST, s’est opérée en 1982, bien que durant cette phase de construction, il s’agissait encore plutôt d’un conglomérat de personnes ou d’équipes, chacun étant doté d’une large autonomie. Mais la création du Clersé est aussi le fruit d’un long processus d’émergence de la sociologie et de l’économie hétérodoxe à Lille autour d’une pluralité de personnalités de gauche critique, rassemblées dans un centre de recherche de sciences sociales, comprenant les économistes critiques. La naissance du Clersé doit aussi à l’arrivée de la gauche au pouvoir. Lors d’un déplacement à Lille, le Président Mitterrand exhorte l’engagement de toutes les énergies : Michel Simon, normalien, philosophe et communiste, le prend au mot en cette courte période de grâce autour du programme commun. L’avènement d’un Président socialiste constitue ainsi un moment de rupture pour les politiques de recherche, et un moment d’effervescence institutionnelle.
Dès la fin du mandat de direction du Clersé de Michel Simon, au début des années 1990, le CNRS invite à plus d’interdisciplinarité, même si les injonctions sont contradictoires avec des formes de reconnaissance professionnelle qui restent, aujourd’hui encore, régulées par disciplines. Lise Demailly, directrice du laboratoire de 1992 à 1994, propose une nouvelle organisation rendant visible cette interdisciplinarité. Elle s’entoure, de manière inédite et formelle, d’une équipe de direction composée d’un sociologue et d’un économiste. Le pli sera pris : ces binômes seront dès lors inscrits dans les pratiques conventionnelles de direction du laboratoire, œuvrant comme quasi-règle.
La croissance quantitative du laboratoire de la première décennie s’accompagnera d’une structuration régionale et du laboratoire et d’instituts fédératifs. Dès 1986, Jack Lang, vice-président de la Région Nord-Pas de Calais, impulsera la mise en place d’un Institut fédératif de recherche sur les économies et sociétés industrielles (IFRESI), proto-organisation de type « Maison des sciences de l’Homme », témoignant d’une période durant laquelle les collectivités territoriales s’emparent de la compétence de la recherche en la mettant en résonance avec le développement de leur territoire.
Durant les premières années de la décennie 2000, des mouvements néolibéraux de grande ampleur, déjà visibles antérieurement par l’injonction de plus en plus forte à la publication et à la recherche industrialisée, viendront percuter les équilibres instables du laboratoire. Dès 2003 se diffuse le classement de Shangaï. Deux ans après est créée l’Agence nationale de la recherche (ANR), véritable institution ordonnatrice de la recherche. La loi sur les libertés et les responsabilités des universités (LRU) va quant à elle conférer des prérogatives élargies au président de l’université. Les membres du Clersé seront d’autant plus concernées par les transformations de l’enseignement supérieur, que la plupart sont enseignantes-chercheurs et chercheuses : en effet, en 2007, les chercheurs et chercheuses ne représentent que 14,7 % des membres permanents du Clersé.
Lorsqu’en 2007, l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur est mise en place, s’institutionnalise l’idée que la coordination entre les entités de recherche et les tutelles ne se suffit plus d’une confiance réciproque : dorénavant, le Clersé va devoir faire la preuve de son talent. Cette politique évaluative justifie les stratégies de classement des universités entre elles, et impose une culture de la concurrence sur la base d’évaluations standardisées et quantifiées. Cette manière de procéder nie la spécificité de faire de la recherche des sciences humaines et sociales dans lesquelles s’inscrivent les disciplines du Clersé.
Dans l’adversité économique et symbolique qui touchera le laboratoire, et alors que chacun aurait pu vaquer à ses occupations individuelles, le Clersé, par le biais de ses membres, va, en pratique, faire preuve de créativité et élaborer des projets communs. La résistance va s’opérer dans la mise en place de dispositifs qui permettront aux membres du Clersé de continuer à faire la science comme ils l’entendent. Ses membres créeront des revues qui compteront petit à petit dans le paysage académique national, expression de la reprise en main du destin du champ disciplinaire dans lequel celles-ci s’inscrivent : revue CLES, Développement Durable et Territoires (DDT), Revue française de socio-économie (RFSE), European Review of Service Economics.
En 2009, une crise financière d’ampleur mondiale marque durablement le monde économique et social. Analysant cette crise comme une crise de la pensée économique, les économistes hétérodoxes français s’organisent en association professionnelle qui voit le jour à Lille. De nombreux autres laboratoires français rejoindront d’emblée l’initiative. Ces économistes tentent de créer une nouvelle section au sein du Conseil national des universités (CNU) qu’ils souhaitent intituler « Économie & Société » afin d’assurer le retour au pluralisme de la pensée en économie, en infléchissant les institutions. S’ils échoueront dans leur tentative, ces économistes se regrouperont nationalement au sein de l’Association française d’économie politique (AFEP). Au même moment, le Clersé se trouve menacé de dés-UMRisation. Cette offensive, portée par quelques économistes du CNRS, va conduire à une mobilisation générale grâce à une alerte précoce de sociologues qui permettent l’organisation d’une défense organisée au niveau local, régional et national.
Ces multiples attaques et transformations institutionnelles auront des effets notables, notamment en matière de recrutement : les places seront de plus en plus bataillées, et entraîneront tensions et conflits, difficilement évitables en périodes de disette de recrutement. Mais le Clersé en sortira finalement ragaillardi. Car si l’histoire du Clersé est celle d’un glissement d’une politique autonome, par le fait de « mandarins » et de leurs équipes, à une politique plus hétéronome, partiellement guidée par le CNRS, les tutelles et les nouvelles agences de l’État, la maison Clersé est toujours debout. Son histoire est en effet aussi celle de la construction permanente, souvent implicite, d’une « culture commune » de sciences sociales, qui ne renie rien des disciplines d’appartenance. Le laboratoire a sans doute trouvé, dans son histoire, dans ses objets et ses pratiques de recherche, les capacités collectives pour que perdure l’aventure de cette maison commune, tantôt choyée, tantôt chahutée.
Florence Jany-Catrice, Clotilde Lemarchant, professeures à l’université de Lille, & Anne-Sophie Flouret, ingénieure d’études en sciences sociales, Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques