Études rurales
Agricultures américaines, 205, 2020
Les voies de la croissance (XVIIIe-XXe siècles)
Études rurales est une revue des Éditions de l’EHESS, fondée en 1961 dans une perspective interdisciplinaire par Isac Chiva, Georges Duby et Daniel Faucher. Sociologues, anthropologues, géographes, historiens et, plus récemment, politistes y publient des articles consacrés aux mondes non urbains. Dans les années 1960, ce choix thématique coulait de source : les campagnes occidentales se vidaient de leurs paysans, un monde disparaissait sous les yeux des chercheurs. Au départ, l’ambition de la revue consistait surtout à saisir et à comprendre les transformations d’un/du monde sous le choc d’un processus de transformation à l’ampleur et à la vigueur inédites : industrialisation et urbanisation, mais aussi essor de la jeunesse et de la consommation de masse. Autant d’évolutions pilotées depuis les centres urbains dont les campagnes n’apparaissaient pas parmi les plus grands bénéficiaires. Mais la création d’Études rurales s’inscrivait également dans une démarche intellectuelle plus globale et en relation avec celle d’une revue sœur, L’Homme, également hébergée au Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS, UMR7130, CNRS / EHESS / Collège de France). Les recherches anthropologiques consacrée aux peuples premiers, extra-européens, trouvaient leur place dans la revue créée par Claude Lévi-Strauss, également en 1961, et celles dédiées au monde européen s’orientaient vers Études rurales.
Sur le fondement de ce projet scientifique, Études rurales a pris une place importante dans les sciences sociales, en publiant régulièrement des dossiers en prise avec l’actualité des mondes ruraux. Au fil du temps, la revue s’est ouverte à la diversité des orientations disciplinaires, ouvrant ses pages aux différentes approches théoriques et empiriques. Le projet scientifique s’est à la fois clarifié et élargi. Depuis les années 1990, la revue s’est nettement orientée vers les questions relatives aux agricultures et aux questions foncières. À l’image du champ thématique dans lequel elle se situe, la revue connaît aujourd’hui un profond renouvellement. Un temps dénigrées, ces thématiques reviennent très clairement sur le devant de la scène. Les bouleversements géographiques et démographiques, les mutations de l’agriculture et des flux commerciaux agro-alimentaires, les enjeux environnementaux du changement climatique font des campagnes des lieux de redéfinition du monde social actuel. Les derniers numéros ont abordé tous ces enjeux, qu’il s’agisse de Semences (n°202) ou encore de Zones humides (n°203). Les prochains numéros poursuivent cette ouverture vers les questions environnementales avec un dossier consacré à l’apiculture (n°206) et à l’élevage urbain (n°207).
Études rurales tient une ligne éditoriale exigeante, non seulement en accueillant des recherches individuelles originales, mais aussi en mettant en valeur, voire en suscitant des enquêtes collectives. Les numéros sont, en effet, essentiellement constitués d’un dossier thématique coordonné par des spécialistes, confirmés ou émergents, du champ et dont l’évaluation est supervisée par un comité de rédaction pluridisciplinaire. Chaque édition comprend des varia, laissant plus de liberté aux auteurs, et des comptes rendus sur l’actualité du champ. De manière surprenante, Études rurales aime les images de toute nature. Les illustrations — photos, infographies — viennent en appui à la démonstration du chercheur et rendent justice au travail de terrain des chercheurs. En complément du texte, elles incarnent les sujets des recherches. Ce parti pris iconographique est rendu possible notamment grâce à la politique de soutien aux revues de l’InSHS, qui octroie à Études rurales, chaque année, une subvention permettant l’acquisition de photos en particulier pour la couverture. Par ailleurs, la revue s’inscrit pleinement dans la démarche d’open access avec la mise en place de l’infrastructure Métopes (Méthodes et outils pour l’édition structurée) pour favoriser la diffusion multisupports, avec une édition bien sûr imprimée mais également sur des plateformes (OpenEdition Journals, Cairn.info, Cairn International, Jstor, Persée…).
Le numéro 205, consacré aux Agricultures américaines s’inscrit très largement dans ce processus. Coordonné par Pablo F. Luna (Centre de recherches historiques, CRH, UMR8558 CNRS / EHESS) et Alejandro Tortolero (Universidad Autonoma Metropolitana – Iztapalapa, Mexique), il pose la question de la diversité des voies du développement agricole dans l’ensemble du continent américain. Terres de conquêtes et de colonisation, les campagnes américaines partagent un grand nombre de caractéristiques. La mise en exploitation de cultures importées s’est largement faite au détriment des populations autochtones avec le recours à une main-d’œuvre servile et à un travail contraint généralisé. Dans ce cadre, qu’il conviendrait de nuancer davantage, comment rendre compte de la diversité des croissances et des voies de développement ? L’intérêt de cette question se loge notamment dans le fait qu’elle a été largement posée pour les campagnes européennes où l’on a pu distinguer trois modèles : les voies anglaises, prussiennes et françaises. Embrasser l’ensemble du continent dans un même numéro contribue également renforcer le dialogue entre des chercheuses et des chercheurs travaillant sur des terrains trop rarement mis en regard.
Au fil de la lecture de ce dernier numéro, plusieurs traits saillants se dessinent. Des mondes andins aux rizières étatsuniennes, les agricultures d’Amérique ont été façonnées par les différentes modalités du travail contraint et des formes de sujétion. Sous cet angle, la diversité des agricultures tient à la variété des voies empruntées pour sortir de l’esclavage. Dans le même ordre d’idées, le rôle de la grande exploitation, héritage colonial, a été déterminant pour façonner l’entrée des mondes paysans dans des modalités d’exploitations tournées vers la commercialisation. Mais, là encore, aucun modèle uniforme ne peut être dégagé. Les haciendas mexicaines ont sans nul doute étaient plus innovantes que celles du monde centre-andin. Les grandes rizières américaines ont, quant à elles, pu faire l’économie d’une main-d’œuvre abondante grâce à la mécanisation. Dans ce panorama, les paysans du Midwest, plus autonomes, font figure d’exception. Considérée dans cette perspective, la valorisation des pratiques autochtones, du lien des communautés et de l’exploitation des terres apparaît comme une préoccupation certes récente, mais potentiellement très fructueuse.
La richesse de ce volume tient à sa capacité à faire le bilan sur des recherches en cours, d’une part, et le point sur des problématiques bien ancrées dans les études rurales, d’autre part. Mais sa portée va bien au-delà. Les auteurs livrent les clés d’interprétation de la construction des sociétés et des environnements américains et appellent à prolonger cette perspective comparatiste en élargissant l’univers des travaux sur la question. Car, à travers la mise en culture et l’appropriation des terres, c’est tout un continent qui a été mis au service de la production alimentaire et agro-industrielle. Ce sont aussi, aujourd’hui, dans ces territoires que l’on observe des dysfonctionnements alarmants, aussi bien quant aux évolutions rurales et agricoles qu’environnementales.
Raphaël Morera, rédacteur en chef d’Études rurales, chargé de recherche CNRS, Centre de recherches historiques.