Revue des études slaves
Varia, décembre 2022
Fondée par Antoine Meillet, Paul Boyer et André Mazon en 1921, de diffusion internationale, la Revue des études slaves est, depuis un siècle, une revue structurante dans le champ de la slavistique française. C’est la plus ancienne revue de ce domaine en France et l’une des plus pérennes en Europe occidentale. Ses collections sont présentes sur Persée, JSTOR et OpenEdition Journals.
Le champ couvert est celui de l’Europe centrale et balkanique et des mondes biélorusse, ukrainien et russe. Tout en maintenant sa vocation philologique originelle — grammaire, histoire et littérature des pays slaves —, la revue s’est renouvelée en s’ouvrant à la linguistique moderne, à l’anthropologie historique, à l’ethnologie, à la philosophie, à l’histoire des arts et des religions. Elle encourage les approches interdisciplinaires et comparatistes (voir « Lectures de Dostoïevski », t. 92, 2021, fasc. 3-4). Trimestrielle, la Revue des études slaves fait alterner des numéros thématiques et des varia. Aux études originales s’ajoutent des documents inédits, des « points sur la question », des témoignages et des recensions d’ouvrages.
D’une façon générale, la revue s’efforce de rendre compte de la recherche en slavistique sur un plan national et international, de permettre le dialogue entre chercheurs, chercheuses et universitaires de différents pays, y compris dans un moment aussi dramatique que l’invasion de l’Ukraine par la Russie depuis février 2022. Condamnant sans appel cette agression, la revue entend, sans renoncer à ses orientations fondamentales et dans le prolongement de ce qu’elle a toujours fait, veiller à la publication de travaux concernant l’Ukraine et favoriser la collaboration de chercheurs et chercheuses contraints à l’exil.
Paru en décembre 2022, le dernier Varia de la Revue des études slaves en est une illustration. Bien qu’athématique, ce numéro n’en a pas moins sa cohérence : il traduit la volonté de couvrir la diversité des cultures slaves (polonaise, tchèque, russe, ukrainienne), dans une perspective historique et synchronique, comparatiste et interculturelle.
Un premier ensemble d’articles est consacré à l’Ukraine. La contribution d’Olena Polovynko, « Les médias et la littérature en Ukraine. L’aspect linguistique formel et les préférences des Ukrainiens », résulte d’un travail de terrain auprès de locuteurs résidant en Ukraine : elle fait apparaître la variété et la complexité de la situation linguistique dans le pays avant son invasion par la Russie. L’enquête montre, en particulier, que l’ukrainien et le russe pouvaient être pratiqués par un même locuteur, en fonction des différentes sphères d’activité (par exemple, vie quotidienne/activité culturelle).
Dans son article, « Représentations de l’Ukraine et des Ukrainiens dans la littérature de langue russe au XIXe siècle », Lætitia Decourt revient sur la constitution, entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle, des principaux stéréotypes attachés à l’Ukraine et aux Ukrainiens dans la littérature de langue russe. L’étude met en lumière un répertoire d’images et de procédés qui illustrent la logique d’assimilation à l’Empire russe, niant à l’Ukraine une quelconque agentivité historique.
Lubomir Hosejko évoque, quant à lui, dans l’article « La Direction de la cinématographie d’Ukraine (VUFKU) et ses rapports avec le cinéma français », l’activité de la Direction de la photocinématographie d’Ukraine (VUFKU), fondée il y a un siècle et la diffusion des films ukrainiens en Europe et aux États-Unis dans la seconde moitié des années 1920. Il s’arrête, en particulier, sur le cas de la France où, grâce au cinéaste Eugène Deslaw, d’origine ukrainienne (1898-1966) et à un réseau de ciné-clubs, les films ukrainiens eurent un certain écho.
La contribution de Daniel Baric, « À propos de Andreas Kappeler, Les frères inégaux. Russes et ukrainiens du Moyen Âge à nos jours », est un exemple de la rubrique « Le point sur la question ». Celui-ci est consacré à l’ouvrage fondamental de l’historien autrichien Andreas Kappeler qui analyse dans la longue durée les rapports entre Russes et Ukrainiens. La présentation s’appuie sur la version d’origine en allemand et prend également en considération sa traduction par Denis Eckert, publiée chez CNRS Éditions en 2022.
Quatre articles illustrent par ailleurs la diversité des cultures slaves et différentes formes d’interculturalité.
Dans l’article « L’apport du Dictionnaire français-polonais (1839) d’Albert Kazimirski de Biberstein au développement de l’interculturel : le goût de l’orientalisme », Agnieszka K. Kaliska présente cet ouvrage peu connu. Son étude vise à en cerner la spécificité et son influence éventuelle sur le Dictionnaire de la langue polonaise (1861). La méthode choisie consiste à comparer les termes renvoyant aux cultures orientales (perse, turque), assez nombreux dans le livre, avec leurs équivalents, présents dans les principaux dictionnaires de la langue française de l’époque. Si la plupart des termes sont attestés, certains ne se trouvent que dans le Dictionnaire de Kazimirski, preuve de son goût prononcé pour la culture orientale.
L’article de Tat′jana Marčenko, « Raconter une histoire célèbre à sa façon : le contexte criminel et littéraire du Fils d’Ivan Bunin », revient sur « l’affaire Chambige » (1888) qui a défrayé la chronique à la fin du XIXe siècle et aurait, entre autres, inspiré Le Disciple (1889) de Paul Bourget ; cette affaire continue aujourd’hui d’intéresser féministes et criminologues. L’article examine la façon dont l’écrivain russe, émigré en France après la révolution russe de 1917, s’est également appuyé sur cette affaire pour écrire sa nouvelle Le Fils. L’étude qui souligne la complexité de son travail à partir des sources réelles est aussi l’occasion d’évoquer le contexte plus large des influences littéraires qui ont également pu jouer un rôle.
Dans son article « Une occasion manquée ? À propos des traductions de Vladimir Majakovskij par Milan Kundera », Jana Kitzlerová évoque une facette méconnue de l’écrivain Milan Kundera (1929-2023) : son activité de traducteur. La comparaison de ses traductions de Majakovskij à celles de Jiří Taufer (1911-1986), traducteur attitré en tchèque du poète russe, fait apparaître les particularités de son approche du texte et de sa pratique de la traduction.
La contribution d’Anna Krzyżanowska, Piotr Krzyżanowski et Lidia Miladi, « À propos de la structure intensive Quelle galère ! Du français et de ses équivalents en polonais Co za koszmar ! Ale koszmar ! », est un exemple d’étude de linguistique contrastive. À partir d’un corpus puisé principalement dans la presse et dans le discours parlé, les auteurs examinent l’énoncé nominal exclamatif « Quelle galère ! » et ses équivalents fonctionnels polonais.
On signalera pour finir « Le point sur la question » de Ioulia Podoroga : « Vasilij Kandinskij : penser en deux langues. Réflexions à partir de la nouvelle édition de Du spirituel dans l’art, due à Nadia Podzemskaia ». Il poursuit un double objectif. Le premier est de rendre compte de l’édition critique de Du spirituel dans l’art de Vasilij Kandinskij, réalisée par l’historienne de l’art Nadia Podzemskaia. Ce travail monumental, appelé à devenir l’édition de référence comprend la reproduction des différentes versions du traité (1910-1921), leur commentaire, ainsi qu’une étude approfondie de la trajectoire du peintre (2 volumes, Moscou, 2020, 746 p. et 704 p.). Le second objectif est, pour l’auteure de la recension, philosophe de formation, de reprendre la question de l’appareil conceptuel de Kandinskij et de s’interroger sur le rôle joué par le passage de l’allemand au russe, certains termes, comme celui d’abstrait, n’étant pas strictement équivalents dans les deux langues.
Direction de publication : Catherine Depretto, Luba Jurgenson, laboratoire Cultures et sociétés d'Europe orientale, balkanique et médiane (EUR'ORBEM, UMR8224, CNRS / Sorbonne Université)
Secrétariat de rédaction : Astrid Mazabraud, EUR'ORBEM