Revue d'Histoire Moderne & Contemporaine

Gens sans droits ? La capacité d’agir des migrants, des vaincus et des misérables (XVe-XXIe s.), n°64-2, avril-juin 2017

 

Sous la direction de Natividad Planas

L’objectif éditorial de la Revue d’histoire moderne & contemporaine est de contribuer à la diffusion de la recherche historique récente, menée en France et à l’étranger sur les mondes moderne et contemporain (XVIe-XXe siècles). Fondée en 1899, la RHMC est aujourd’hui une revue scientifique de référence qui publie chaque trimestre les contributions inédites d’historiens français et étrangers. Sa spécificité réside dans le dialogue permanent qu’elle a instauré entre les périodes moderne et contemporaine et entre l’historiographie française et les historiographies étrangères. Elle s’attache à éviter les cloisonnements, en intégrant les apports des travaux les plus récents, et s’inscrit à rebours d’une certaine tendance à l’hyper-spécialisation qui fractionne les savoirs et cloisonne les perspectives.

« Qui a le droit à la protection sociale (asile, chômage, justice, etc.) ? Qui a le droit d’accéder aux « services publics » (école, allocations, habitat etc.) ? Qui a le droit de travailler ? Depuis une vingtaine d’années, ces questions, déclinées au fil de l’actualité sociale et politique, occupent régulièrement le débat public au sein des sociétés européennes, américaines et asiatiques.
Réfugiés, migrants volontaires ou forcés, vaincus, prisonniers, bannis, mendiants, travailleurs pauvres ou asservis sont aussi des figures sociales des sociétés anciennes. Si l’on jette un coup d’œil en arrière, force est de constater que les limites de l’universalisme des droits fondamentaux et les entorses aux grands principes de l’égalité sont anciennes. Rendre visible ces inégalités en changeant de catégorie d’analyse revient à mettre en lumière les paradoxes des sociétés contemporaines, qui sont peut-être aussi des héritages. »

Ce dossier se propose de remettre en perspective les formes de l’inclusion et de l’exclusion sociales et d’interroger les droits de l’appartenance sur la longue durée. Il invite l’ensemble des sciences sociales porteuses d’un questionnement sur l’appartenance sociale et la fragilité des droits à une plongée dans le passé. En quête non pas des origines des phénomènes actuels, mais des réalités que livre l’archive, les historiens qui contribuent à ce dossier montrent, en fonction de leur terrain, combien le passé est inattendu et peu enclin à se laisser couler dans les certitudes contemporaines concernant l’appartenance sociale ou nationale.

Les auteurs de ce dossier interrogent l’engagement des plus pauvres qui revendiquent le droit au logement à Mexico aux XIXe et XXe siècles. Ils explorent les droits de l’appartenance dans les sociétés de la période moderne à Venise, en Castille, dans le royaume de France ou en nouvelle Espagne aux XVIe et XVIIe siècle. Ces travaux trouvent leur cohérence dans l’attention portée aux acteurs et à ce que leurs actions disent des sociétés dans lesquels ils vivent.

L’expérience est probante, que le terrain d’enquête se situe dans l’espace public, dans celui plus confiné des galères de Marseille ou dans des lieux de détentions des prisonniers français en Angleterre au XVIIIe siècle.

Dans l’ensemble des cas, l’analyse montre que rien n’est jamais acquis et que tout peut s’effondrer pour ceux dont l’ancrage social est faible. Pourtant, il faut retenir que leurs actions sont autant de droits reconnus et à reconnaitre, autant de négociations et de liens qui les inscrivent pleinement dans l’épaisseur du tissu social.

La colonisation de l’Amérique supposa l’intégration des peuples autochtones à un nouvel ensemble politique, l’empire hispanique. En s’appuyant sur une série d’études récentes qui abordent la question dans la perspective de l’histoire des idées, du pouvoir et des institutions, Caroline Cunill s’interroge sur le processus qui conduisit la Couronne espagnole à attribuer aux peuples autochtones la condition juridique de personae miserabiles.

Renaud Morieux se penche sur l’enchevêtrement entre droit de la guerre et droits des prisonniers de guerre en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle. Ce qu’il appelle le dilemme de la sentinelle découle du choix que les surveillants sont constamment conduits à faire, d’appliquer les ordres, ou de légitimer leur autorité vis-à-vis des détenus. Il se demande dans quelle mesure on voit s’élaborer en prison des normes du juste partagées, fruit de la négociation et du compromis autant que du conflit.

Rosa M. Salzberg et Claire Judde de Larivière nous entraînent à Venise au XVIe siècle, dans une cité attirant des dizaines de milliers d’immigrants. Pour demeurer dans la lagune, il fallait obtenir le « droit d’habiter », un droit relevant autant d’une pratique sociale communautaire que d’un cadre juridique. Elles analysent ce que signifiait être « vénitien », « habitant » et « étranger » et comment les immigrants étaient identifiés, individuellement et collectivement, lorsqu’ils s’installaient dans la ville afin d’accéder à ces droits.

Jérémie Foa explore la question des droits reconnus aux protestants dans la France des guerres de Religion. Il met en lumière la façon dont les huguenots, engagés dans une « lutte pour la reconnaissance », se placent dans les mains de l’État royal à qui ils doivent leur onction de « sujets » et la reconnaissance de leurs droits confessionnels. Puis, il s’intéresse à la soudaine révocation de ces droits en 1585, aux effets engendrés par cette révocation sur les pratiques et les représentations (du pouvoir, du temps), aux modalités par lesquelles on prive un groupe minoritaire de ses droits et de ses biens.

Marie Kervyn questionne les droits dont bénéficient les étrangers venant du royaume de France dans les corporations de métiers de l’espace méridional des Pays-Bas espagnols. Pointant l’importance du concept d’appartenance locale et la malléabilité, voire la relativité, de celui d’extranéité, cette contribution actualise l’historiographie relative aux migrants français au sein de la monarchie hispanique autant que celle consacrée aux corporations des Pays-Bas méridionaux.

Thomas Glesener propose une redéfinition du musulman libre dans l’Europe d’Ancien Régime. Il étudie une série de procès d’Inquisition mettant en cause des musulmans itinérants en Espagne au XVIIIe siècle, qui se révèlent être de vieux chrétiens qui se font passer pour musulmans afin, eux aussi, d’être baptisés à nouveau. Cette conversion apparaît alors comme un système d’assistance spécifique où la communauté accepte de prendre sous sa tutelle un individu qu’elle reconnaît comme appartenant à l’islam et qu’elle considère à ce titre comme un mineur abandonné.

À partir du cas des galères de Louis XIV, Jean-Baptiste Xambo montre que la servitude fut une réalité massive dans les ports d’attache de ces navires-prisons et récuse l’idée d’une définition universelle de l’esclavage. Il décrit les divers registres de pratiques mobilisés par les galériens pour revendiquer des droits (au travail et à un meilleur traitement notamment), en particulier celui de transmettre leurs biens. Les galériens « morts civilement » sont en effet privés de ce droit fondamental. Pourtant, les legs effectivement réalisés et les négociations engagées avec l’administration royale parviennent, dans certains cas, à déplacer les règles et les hiérarchies.

Hélène Combes, dans le cadre du Mexique actuel, revient sur la mobilisation des gens les plus démunis, à travers un récit de vie, celui de la señora Flor. La trajectoire de cette militante, engagée au sein d’une organisation de lutte pour le logement depuis 1985, permet de saisir de manière dynamique le vécu et le ressenti d’une « sans droit ». L’objectif est de tenir ensemble les dimensions objectives (changements de statut) et subjectives (représentation vis-à-vis de sa situation) de son rapport à l’accès à certains droits (logement, emploi salarié, Sécurité sociale).

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