Revue économique
Économie de la justice sociale, Vol. 68, 2017/1
La Revue économique a été créée en 1950, sous l’égide de l’École pratique des hautes études par un groupe d’universitaires appartenant au Collège de France et aux Facultés de droit et de lettres de Paris. Dès son origine, elle s’est fixée pour objectif de publier des travaux originaux concernant tous les domaines de la recherche économique aussi bien théorique qu’empirique. Elle s’est également toujours voulue accueillante aux apports des autres sciences sociales (en particulier l’histoire et la sociologie) capables d’enrichir la réflexion et les méthodes des économistes. C’est donc une revue généraliste ouverte à toutes les tendances de l’analyse économique dont elle souhaite offrir une vision aussi large que possible.
Suite à l’attribution du Prix de la Revue économique à Marc Fleurbaey (Princeton University et Collège d’études mondiales, Paris), la Revue économique a publié un numéro spécial sur le thème de l’économie de la justice sociale. Le Prix de la Revue économique vient ainsi couronner un économiste français de première importance, dont les idées enrichissent désormais la réflexion de l’ensemble de la communauté scientifique.
Marc Fleurbaey est actuellement titulaire de la chaire professorale Robert E. Kuenne à l’Université de Princeton (États-Unis), ainsi que de la chaire Welfare Economics and Social Justice au Collège d’études mondiales de la Fondation Maison des sciences de l’homme. Il a été auparavant professeur à l’Université de Pau puis directeur de recherches au CNRS. Ses recherches en économie et en philosophie sont pour l’essentiel consacrées à l’économie normative, à la justice distributive et à l’évaluation des politiques publiques. Dans ces domaines, il est aujourd’hui l’une des principales références académiques en raison de la profondeur et de l’originalité de ses nombreuses contributions.
Dans ce premier article, François Maniquet fait une synthèse des contributions de Marc Fleurbaey à l’économie et à la philosophie. Elles portent sur l’économie du bien-être en général, et la théorie du choix social en particulier, qui vise à définir des situations économiques souhaitables. Ces branches de l’économie normative ont pour objet d’au-delà de l’efficacité et d’étudier la combinaison de l’efficacité avec d’autres normes, principalement la norme de la justice économique. Par exemple, comment définir et mettre en œuvre les idéaux d’égalité des opportunités ou d’égalité des ressources, comment mesurer l’inégalité des opportunités, comment définir des systèmes fiscaux qui amélioreraient la justice, comment définir des indices de bien-être pour évaluer les systèmes de soins de santé, comment définir des mesures de prospérité qui vont au-delà du PIB, comment définir l’équité intergénérationnelle, comment définir la soutenabilité, comment prendre des décisions rationnelles, efficaces et justes lorsque les conséquences des décisions sont incertaines. Toutes ces questions sont à l’agenda des économistes du bien-être et ont fait l’objet de contributions fondamentales par Marc Fleurbaey. Cet économiste français est aujourd’hui une référence internationale dans ce domaine.
Dans un deuxième article, Marc Fleurbaey pose la question « Le problème du choix social est-il résolu ? ». La théorie du choix social a été assimilée à une « science de l’impossible » car elle contient des paradoxes et fait émerger des difficultés qui ne lui ont pas permis de produire des critères opérationnels permettant de dépasser la traditionnelle analyse coût-bénéfice. Marc Fleurbaey soutient qu’il existe pourtant des solutions intéressantes fondées sur des arbitrages éthiques. Des exemples de critères et de questions appliquées sont ainsi présentés pour montrer comment la théorie du choix social peut éclairer l’évaluation des politiques publiques et des états de la société.
John E Roemer se demande quelle part des inégalités totales au sein d’une population est due aux inégalités entre les différentes catégories de revenus et quelle est la part due aux inégalités au sein de ces catégories. Certaines mesures des inégalités permettent d’apporter une réponse précise à cette question. Dans la littérature sur l’égalité des chances, on décompose généralement la distribution des revenus en plusieurs distributions selon le « type » des individus, où le type est caractérisé par les circonstances de ces individus. Selon cette approche statistique, la part des inégalités effectivement attribuée aux circonstances individuelles est souvent assez faible.
Le thème de l’égalité des chances est devenu omniprésent dans la littérature sur la justice sociale. Marc Fleurbaey et John Roemer ont joué un rôle essentiel de ponts entre philosophes et économistes, en transformant certains concepts philosophiques en des modèles de justice sociale. Les idées de responsabilité et de compensation sont déclinées d’une façon différente par ces deux auteurs et Alain Trannoy montre que des concepts hybrides empruntant à chacun d’entre eux peuvent avoir du sens. En particulier il propose un nouveau principe de récompense dit « en moyenne » qui est compatible avec le principe de compensation.
Un critère d’évaluation des politiques publiques est l’utilitarisme classique, qui calcule la somme totale des utilités ou de bien-être engendrée par telle ou telle décision. Mais se présente alors une difficulté, nommée la « conclusion révoltante » (repugnant conclusion) : il est possible que le critère utilitariste conduise à préférer une population importante avec un bien-être moyen faible à une population faible doté d’un bien-être moyen très élevé. Stéphane Zuber plaide pour une approche alternative aux approches utilitaristes, qui sera qualifiée d’approche du bien-être dépendant du rang. Il s’agit d’amender l’utilitarisme en pondérant le bien-être individuel en fonction de son rang dans la distribution des utilités : les individus les moins bien lotis recevront un poids plus fort, qui permettra d’accorder une attention supplémentaire à l’amélioration de leur situation.
Grégory Ponthière étudie la compensation des personnes décédées prématurément dans une économie où la production génère de la pollution, et où la pollution réduit, au-delà d’un certain seuil, les chances de survie. Il existe deux manières de réduire ces inégalités de bien-être sur la vie. D’une part, en modifiant la forme des profils de consommation, sans réduire le niveau de la production et de la pollution ; d’autre part, en diminuant le niveau de la production et de la pollution. Après avoir étudié le laisser-faire et l’optimum utilitariste, il les compare à l’optimum égalitarien ex post, défini comme l’allocation maximisant le bien-être réalisé sur la vie de la personne la moins bien lotie dans la population. Il identifie les conditions sous lesquelles la stratégie visant à modifier les profils de consommation domine celle visant à modifier le niveau de la pollution.
Pour finir, François Maniquet montre que l’aphorisme de Louis Blanc « L’égalité n’est donc que la proportionnalité, et elle n’existera d’une manière véritable que lorsque chacun […] produira selon ses facultés et consommera selon ses besoins. » peut s’interpréter comme un cas particulier du principe de compensation, lorsque l’on souhaite compenser les différences de facultés productives et de besoins. Il identifie le modèle le plus général dans lequel la proportionnalité aux facultés et aux besoins n’entre pas en conflit avec l’efficacité, et démontre qu’il n’y a en général pas de conflit entre le principe de compensation, qui généralise l’aphorisme, et l’efficacité dans un modèle plus général. Il met en lumière l’actualité d’un principe de justice proposé il y a presque deux siècles et conclue sur la nécessité de remettre l’hétérogénéité des besoins au cœur de l’économie normative.