Techniques & Culture
Abîmes, abysses, exo-mondes. Explorations en milieux-limites 75 | 2021
Sous la direction de Stéphane Rennesson et Annabel Vallard
Fondée en 1976, Techniques & Culture est une revue interdisciplinaire consacrée aux dimensions matérielles de la vie sociale. Elle s’intéresse aux techniques comme productions socioculturelles et historiques au cœur des rapports entre les humains, et entre les sociétés et leur environnement. Repensée en 2006 afin d’y intégrer de nouveaux modes de diffusion de la connaissance en sciences humaines et sociales, la revue articule différents formats à destination de publics variés. Elle édite simultanément une version papier avec les Éditions de l’EHESS et des articles électroniques, en partenariat avec Cairn.info et Openedition.org, dont certains sont en libre accès intégral et immédiat. Promouvant une utopie documentaire, la revue accorde, tant dans ses numéros semestriels thématiques que dans ses varia publiés en ligne au fil de l’eau, une place de choix à l’iconographie quelle qu’elle soit. Elle y est traitée comme un outil sensible convoqué dans un processus enrichi d’écriture.
Le numéro 75 consacré aux Abîmes, abysses, exo-mondes s’inscrit dans cette politique de socialisation de la connaissance. Coordonné par Stéphane Rennesson et Annabel Vallard, il questionne, comme le souligne l’introduction, la propension de l’espèce humaine à explorer des milieux-limites, ces mondes lointains, mystérieux qui, bien qu’hostiles, délétères, voire fatals, nous attirent viscéralement. Comment ces milieux-ci stimulent-ils notre curiosité et notre créativité ? Qu’est-ce que ces pérégrinations aux confins du monde habité nous apprennent de notre « nature terrestrielle », des liens qui nous unissent à Gaïa et, enfin, de nos capacités à « faire monde » ?
Ces milieux ont pour point commun d’imposer d’autres conditions de vie et d’existence, notamment du fait des techniques de confinement qu’ils impliquent. Depuis la claustration première dans les souterrains jusqu’à l’encapsulation des stations spatiales, en passant par tout un arsenal d’autosuggestions telles que la méditation, ces techniques enferment en même temps qu’elles permettent de s’enfoncer toujours plus loin dans l’inconnu. À l’heure où se précise le scénario tant redouté d’une Terre peut-être bientôt invivable pour les humains, les seize contributions de la tomaison questionnent l’opportunité de cette course technologique au confinement, de cette possibilité de nous isoler de notre milieu ambiant ou, au contraire, de nous y plonger à corps perdu.
Bien que souvent insupportables, ces milieux-limites ne se laissent pas réduire à des lieux extrêmes ou à des endroits interdisant définitivement toute présence humaine, c’est-à-dire à un seuil au-delà duquel la vie devient impossible. Ils se caractérisent par une paradoxale absence de limites claires et franches, au moins à deux égards. Du point de vue du relief terrestre premièrement, les gouffres, cavités, précipices sont insondables (Gil & Jean-Pierre Bartholeyns, Angelo Careri, Philippe Fleury, Sophie Houdart, David Jaclin & Jules Valeur, Claire Parizel, Gwendoline Torterat) ; les espaces sous-marins incommensurables (SandrineTeixido & Aurélien Gamboni, Jeremie Brugidou & Fabien Clouette, Damien A. Bright & Roy Kimmey, Maud Pérez-Simon, Gilles Raveneau, Céline Rosselin-Bareille & Caroline Moricot) ; et que dire de la stratosphère, de la Lune et de tous ces exo-mondes plus ou moins lointains (Emmanuel Grimaud, Ségolène Guinard, Lisa Messeri). Leurs limites étant difficilement assignables, ces milieux s’avèrent, et c’est là notre deuxième point, très stimulants pour l’imagination. Hostiles, ils ne se laissent ainsi pas complètement définir par les limites de la physiologie et de la psychologie humaines. Ils mettent intensément en jeu la plasticité de nos aptitudes cognitives et perceptives, ainsi que notre créativité. Ils stimulent la conception de dispositifs matériels, de techniques psychiques d’autosuggestion et d’organisation sociale qui permettent toutes ensemble de nous adapter à des environnements délétères. En nous offrant suffisamment de prises pour nous accrocher, assez de potentialités techniques pour persister aussi longtemps qu’il faut pour donner un sens à ces aventures périlleuses, ces lieux dangereux imposent de jouer avec les limites de l’exploration humaine, entre disparition d’une part, habitation pérenne d’autre part. C’est ce que la plupart des plongeurs, des spéléologues, des astronautes, des géologues des exo-planètes, des architectes sous-marins, tous ces « abîmonautes », recherchent ou pour le moins traversent, à savoir des expériences dans des milieux où tout se trouble, où la possibilité de perdurer n'est donc pas donnée d’emblée, comme une sorte de passage obligé avant d’apprendre quelque chose de nouveau sur le monde et sur soi. Que ces formes d’extase solidement ancrées dans le milieu soient recherchées consciemment ou bien qu’elles constituent de simples effets secondaires, les aventuriers des abîmes sont tous l’objet d’une transmutation, d’une renaissance, à l’instar de cette « incubation tellurique » des ermites cavernicoles.
Ce numéro est hanté par un nouveau variant d’abîme, le spectre de l’inhabilité à venir de la Terre, de la crainte d’une transformation en milieu-limite de notre plancher des vaches, l’existence devenant presque plus douce et rassurante quand on l’envisage dans les gouffres et les abysses. Les contributions réunies dans ce numéro tendent à montrer que la fuite en avant par la conquête technique des abîmes d’une habitabilité durable ne constitue pas forcément une solution viable. Est-il possible ou même souhaitable de (sur)vivre, d’exister, dans les futures citées sous-marines et martiennes par exemple ? La question est ouverte. Si les explorations en milieux-limites ne font pas office de solutions clefs en main pour une extension pérenne des espaces habitables, elles n’en constituent pas moins un réservoir d’inspirations et d’expériences fertiles pour intensifier notre rapport d’interdépendance et de co-évolution avec Gaïa. Les abîmes sont nos meilleures alliées pour aller puiser dans nos ressources intérieures, surtout quand on vise la transformation de soi avec celle du monde, quand on consent à se laisser troubler par cette tentation de l’espace comme écrivait Roger Caillois.
Les abîmes, ces milieux-limites sensibles, nous apprennent plus intensément que d’autres à nous laisser habiter par le monde autant qu’à l’habiter. La description des dispositifs qui permettent leur exploration incite ainsi à penser à nouveaux frais le rapport entre sujets humains et milieux, entre intériorité et extériorité. Les aventures auxquelles les abimes nous invitent constituent une sorte de voie du milieu entre technophobie et technophilie, entre survivalisme d’une part, dérives cybernétiques telles que l’hypothèse biogéochimique, le transhumanisme et la géo-ingénierie d’autre part. Les aventures en Terre-limite frayent des passages flottants aux confins de la rêverie, du jeu et de la prophétie.
Après ces plongées abyssales, les prochains numéros de la revue mettront à l’honneur le Waza, cet art ineffable de l’apprentissage formulé au Japon et expérimenté partout (no 76/2021, Akira Takada, Xiaojie Tian, Masaki Shimada, Frédéric Joulian), ce que fabrique le genre (no 77/2022, Pascale Bonnemère, Franck Cochoy, Chloé Clovis Maillet) et le rite et la fabrique de l’efficacité dans l’invisible (no 78/2022, Sébastien Galliot, Frédéric Joulian, Pierre Lemonnier).
Dernière expérience en date, depuis 2021, la revue est associée à Premier Parallèle, une maison d’édition d’essais et de sciences humaines grand public, et dirige « La vie des choses », une série de « carnets parallèles », des textes courts traitant de ces mille manières de penser autrement le monde matériel. Élargissant son aventure éditoriale collective, la revue continue ainsi à affirmer que la connaissance ne doit pas seulement se rencontrer dans les bibliothèques universitaires, mais passer de main en main, pour redonner toute sa richesse au mot « publication ».
Les dernières publications, appels à numéros thématiques et à contributions de la revue sont diffusés via son carnet de recherche et les réseaux sociaux.
Co-éditeur scientifique du numéro 75 : Stéphane Rennesson, Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC, UMR7186, CNRS / Université Paris Nanterre)
Co-éditrice scientifique du numéro 75 & co-rédactrice en chef de Techniques & Culture : Annabel Vallard, Centre Asie du Sud-Est (CASE, UMR8170, CNRS / EHESS / Inalco)