Tracés
Batailles de la faim, 41/2021
Sous la direction de Pierre Janin, Natalia La Valle, Anne Lhuissier et Thomas Ribémont
Tracés est une revue interdisciplinaire en sciences humaines et sociales. La revue fonctionne par des appels à communication qui se concentrent sur des thématiques pouvant mobiliser les diverses disciplines des SHS. Elle fait également paraître chaque année un numéro hors-série qui ne repose pas sur un appel à communication (présentant des publications liées à une journée d’étude organisée par le comité de rédaction, par exemple). Le dernier numéro de Tracés traite des « Batailles de la faim ».
La faim est un phénomène construit, inhérent aux sociétés humaines. Pour autant, les relations entre faim et politique sont étroites : la faim cristallise des rapports de force et de pouvoir, donnant lieu à des batailles plurielles, tant matérielles que symboliques. Le double prisme politique et empirique retenu ici apparaît généralement comme un angle mort, voire un impensé, pour de nombreuses institutions (appareils d’État, acteurs de l’aide et du développement, etc.), qui déclinent la lutte contre la faim en objectifs chiffrés et normés, selon un processus souvent présenté comme consensuel. Or, ces lectures technocratiques de la faim sont contredites par la nature des pouvoirs en jeu et par les visions antagoniques du problème : les batailles de la faim naissent et se cristallisent du fait de rapports de domination, de logiques et d’intérêts opposables. Les textes de ce dossier font la part belle aux subjectivités, au vécu, aux pratiques d’acteurs collectifs, ainsi qu’aux conflits et intérêts en jeu. Une perspective éloignée de celles de l’agenda international de lutte contre la faim, qui promet de mettre fin à ce fléau non seulement en faisant la promotion d’innovations et de cadres d’action harmonisés, mais aussi en continuant à ériger la responsabilisation/autonomisation des individus en valeur suprême de « gouvernance ». Le dossier aborde, au contraire, les controverses autour de la définition et de la délimitation de la faim ; la faim comme source de revendication de droits et de ressources, ou comme outil de protestation et d’actions collectives ; l’utilisation de la faim à des fins de contrôle social et politique des populations. En ce sens, la guerre en Ukraine confirme (hélas douloureusement, économiquement et socialement) combien la géopolitique des ressources alimentaires relève de l’instrumentalisation de la faim, sur les marchés notamment. Nous espérons, avec ce numéro, apporter des connaissances et des pistes de réflexion qui contribueront à faire de la faim un problème public et de l’alimentation un bien commun.
Alice Corbet propose une enquête anthropologique sur les mécanismes contemporains de gestion de la faim dans la zone Wag Hemra, au nord de l’Éthiopie. À partir de matériaux empiriques récents, elle analyse les politiques gestionnaires de l’État éthiopien visant à assurer la sécurité alimentaire. On comprend que certains instruments, tels le ciblage de l’aide, permettent au pouvoir de maintenir les populations dans une position de marginalité, tout en les contrôlant. L’article de Flore Dazet aborde de son côté le cas du bas Nord-Ouest haïtien, région touchée par la sécheresse chronique, pour interroger le processus de constitution de l’expérience de la faim en problème politique. À partir d’entretiens réalisés avec des paysans et des organisations communautaires, ainsi qu’avec certaines des ONG travaillant dans la région, l’auteure montre que ce processus est complexe, soumis à de nombreux tâtonnements et bricolages. Éléonore Chanlat-Bernard, pour sa part, propose une analyse historique de la famine de 1873-1875 au Bengale, qui a touché des populations distantes au sein de l’Empire britannique, avec des incidences politiques fortes au cœur de l’espace colonial. D’importantes controverses ont eu lieu, tant sur la reconnaissance de la réalité de la famine que sur son ampleur, les indicateurs nutritionnels jouant déjà un rôle classificatoire éminent. Le texte de Sarah Privat-Lozé illustre, à son tour, la question de la faim utilisée comme arme politique de contrôle et de destruction des populations. À partir du cas de la province de Battambang, il aborde le vécu de la faim des Cambodgiens en nous éclairant sur le projet khmer rouge. La force de ce travail historique, mené à partir de témoignages de rescapés, est de montrer les différentes dimensions constitutives de la faim et, en particulier, ses aspects sociaux et psychologiques, dans un cadre de répression qui oblige les populations à faire preuve d’ingéniosité pour survivre. Antoine Nséké Missé, traite, également en historien, les zones d’ombre de la richesse alimentaire aux États-Unis en s’intéressant au principal programme d’aide sociale destiné aux plus pauvres : Food stamps (1964-1975). L’auteur exhume 300 courriers adressés au ministère de l’Agriculture par divers types d’acteurs : les courriers de demandeurs non bénéficiaires restent les plus poignants, rappelant le caractère sensible des vies derrière la froideur des données statistiques. En suivant des glaneurs de fin de marché, l’ethnographie de Martin Manoury montre que les pratiques de récupération alimentaire permettent non seulement d’accéder à des ressources matérielles, mais forment surtout le support de réseaux d’entraide et de solidarité. Si ces pratiques se fondent sur une organisation collective du glanage, l’auteur montre comment elles s’appuient aussi sur des relations d’échanges et de réciprocité entre glaneurs et commerçants. La faim, comme le montrent le texte de Clément Petitjean et, à sa suite, celui de Michelle Velasquez-Potts, peut aussi être transformée en ressource pour l’action collective. L’article de Clément Petitjean se penche sur la grève de la faim que des parents d’élèves du lycée Dyett, à Chicago, ont menée en 2015 pour sauver le dernier établissement public non sélectif d’un des quartiers les plus ségrégués de la ville. En s’appuyant sur une enquête ethnographique menée auprès de community organizers, l’auteur retrace une trajectoire originale de mobilisation, allant de la lutte défensive à l’élaboration de projets visant de meilleures conditions d’étude pour les jeunes. La grève de la faim est aussi au cœur de la note de Michelle Velasquez-Potts, qui se penche sur l’utilisation de l’alimentation forcée par l’administration pénitentiaire américaine comme réponse aux grèves, menées depuis 2002 dans la prison de Guantánamo. À partir du film Hunger de Steve McQueen (2008), l’auteure compare la grève de la faim menée en Irlande du Nord en 1981 par Bobby Sands et ses camarades avec d’autres expériences de ce type, en particulier celle de prisonniers de la base navale étasunienne. Ces derniers sont dépossédés de leur capacité d’action politique par une « administration punitive de la sonde (tube) », qui, in fine, établit un contrôle total de la vie – politique et relationnelle – et de la mort des détenus. Les deux derniers textes portent sur les impacts de la gestion politique de l’épidémie de Covid-19 : l’aide alimentaire à Paris, autour du Samu social, pour le premier, et les programmes d’Action contre la faim (ACF-ONG humanitaire internationale), pour le second. L’enquête menée par Lorraine Guénée, Erwan Le Méner et Odile Macchi conduit à s’interroger sur les nouveaux types de bénéficiaires de l’aide alimentaire qui seraient apparus avec la crise et le premier confinement en mars 2020. Menée dans différents points de distribution alimentaire dans Paris et la Petite Couronne, l’enquête montre comment le confinement a d’abord entraîné un renouvellement des lieux des distributions alimentaires et des personnels impliqués, participant ainsi du sentiment de nouveauté ; puis elle souligne que l’aide alimentaire a pris plus d’importance pour ses bénéficiaires, à la fois comme ressource compensatoire et comme occasion de sociabilité précieuse en cette période de confinement. Enfin, dans l’entretien avec Jean-François Riffaud, directeur général d’ACF, c’est le regard que porte cette ONG sur la nature et les effets de la crise de Covid-19 ainsi que sur ses propres pratiques qui est mis en avant. Alors que la circulation du virus y était bien moindre qu’en France, les pouvoirs publics de la plupart des pays pauvres ont pris des mesures de protection et de confinement aux lourds effets socioéconomiques et psychologiques. Outre le caractère délétère des effets secondaires de ces mesures, la prévalence de la malnutrition et de l’insécurité alimentaire devancent la prévalence clinique liée au virus. Jean-François Riffaud souligne un contexte de très forte incertitude, rendant la prise de décision particulièrement difficile et faisant apparaître des logiques contre-intuitives (les populations les plus affectées par le virus ne sont pas nécessairement les plus vulnérables). Tout cela révèle, s’il en était encore besoin, l’extrême fragilité des systèmes de santé et de protection sociale des pays les plus pauvres, la corrélation entre injustices sociales, économiques, culturelles, inégalités de genre et faim, ainsi que la nature éminemment politique du problème.
Rédacteurs en chef : Camille Paloque-Bergès, ingénieur de recherche au Conservatoire national des arts et métiers, et Jean-Baptiste Vuillerod, post-doctorant à l'Université de Namur