Études culturelles, perspectives de recherche

Lettre de l'InSHS Arts et littérature Sociologie Anthropologie

S’intéresser aux études culturelles peut se révéler une gageure. Les sciences de la culture héritent, d’une part, d’une vision manichéenne opposant, comme en Allemagne au xixe siècle, les sciences de la culture (Geisteswissenschaften) à celles de la nature (Naturwissenschaften). Elles reposent, d’autre part, sur une ambiguïté fondamentale : lorsque l’on parle de culture, parle-t-on de la société ou exclusivement de sa dimension symbolique ? Elles s’inscrivent enfin dans le sillage de différents courants de recherche dédiés à la culture, qu’il n’est pas facile de traduire : civilisation, culture 1 ?

  • 1Chalard-Fillaudeau A., Raulet G. 2003, « Pour une critique des « sciences de la culture » », L’Homme & la Société, 2003/3, n°149 : 3-30.

Parmi eux, citons en premier lieu les cultural studies, déployées à partir de Birmingham, et marquées par des ouvrages considérés comme fondateurs — The Uses of Literacy de Richard Hoggart, Culture and Society, 1780-1950, de Raymond Williams, Popular Arts de Stuart Hall —, avant de se disséminer à travers le monde2 . Celles-ci mettent l’accent sur la culture populaire, marquée par l’attention à des « sous-cultures » (subcultures) conçues comme des systèmes cohérents de marqueurs culturels et des espaces de subversion. Dans une perspective compréhensive, résolument pluridisciplinaire, les cultural studies scrutent la réception et la consommation d’objets culturels, conçus au sens large (lecture, réception audiovisuelle, pratiques diverses de loisirs…), sondent les vecteurs médiatiques (en particulier la télévision), observent les capacités de résistance et de contournement des groupes dominés et les formes multiples de réappropriation, définissent des « cultures » distinctes (les mods britanniques de la fin des années 1950). Le phénomène s’amplifiant et devenu mondial, les recherches initialement marquées par le marxisme se sont peu à peu déplacées vers des sous-groupes, des objets, des manières d’être et de se comporter, des catégories de plus en plus différenciés (subaltern et post-colonial studies, gender studies, fan, food ou star studies). Elles connaissent aussi maintes déclinaisons internationales : Estudios culturales, Latin American Cultural Studies, African Cultural Studies…3 . Dans tous les cas, il s’agit moins d’envisager des structures préétablies que des découpes sociales ordonnées autour de représentations communes4 .

Si l’on s’attache à des caractéristiques plus disciplinaires, la diversité n’est pas moins grande. Toute une sociologie culturelle, souvent critique, travaille aux phénomènes culturels envisagés dans leur pluralité, des beaux-arts à la télévision, des codes de langage à ceux du corps, via les formes de socialisations. L’anthropologie culturelle, de son côté, analyse les formes corporelles, olfactives, sonores, visuelles des représentations symboliques. Quant à l’histoire culturelle, elle met l’accent sur l’articulation des pratiques et les imaginaires, en insistant sur la diachronie des phénomènes étudiés. Il faudrait aussi décliner d’autres appropriations disciplinaires en économie, géographie, tant aucune des disciplines en sciences humaines et sociales n’échappe à une réflexion sur la chose culturelle.

Malgré les différences épistémologiques et méthodologiques, ces approches d’études culturelles en général, et de disciplines s’interrogeant sur le culturel en particulier, ont en commun plusieurs orientations. Elles partagent le souci d’observer la culture ordinaire ou banale (l’on songe ici à l’apport de Michel de Certeau) et l’hybridation des formes. Elles expriment le besoin d’étudier les cadres, les contraintes, les facteurs économiques, politiques, sociaux et spatiaux, techniques et esthétiques commandant aux représentations. Elles interrogent la capacité des agents (acteurs, espaces, sociétés) à s’approprier des contenus culturels et les galaxies sociales forgées à partir de pratiques communes. Elles pensent la place des media, les mutations des formats et les conséquences sur les contenus. Elles questionnent la fabrique des hiérarchies culturelles, des normes et des légitimités.

Au fond, ces approches qui font la part belle aux questions de perception, d’usages et d’appropriations, de circulations ou de fermetures, de permanences, de dynamiques et de freins, conduisent à repenser les contenus, les frontières et les écritures disciplinaires, sans que le danger de la dilution parfois évoqué, menace. Il s’agit plutôt d’un supplément aux questionnaires des disciplines, qu’elles restent campées dans leurs limites ou qu’elles s’engagent dans des modalités d’étude plus transdisciplinaires, et d’un gain de compréhension de la complexité du monde.

Or, l’intérêt de ce dossier est de proposer cinq regards éclairant les aspects susmentionnés et contribuant, en partie, à répondre à l’ambiguïté initiale sur le sens de la culture ou, plus exactement, du culturel, entendu comme regard : tout y est social, tout y est symbolique. Pour le dire autrement, le culturel, c’est le social et symbolique indissociablement liés. Le sociologue Jérôme Beauchez présente, dans les pages qui suivent, le Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (LinCS), récemment créé, dont la vocation pluridisciplinaire est destinée à une meilleure compréhension des sociétés et des cultures, esquissant, ce faisant, une définition des cultural studies. À la frontière de l’anthropologie et de la littérature, Pierre Déléage, du Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS), souligne la dimension poétique de son écriture et interroge la posture de l’auteur rendant compte de ses expériences de recherche. De son côté, Antonella Fenech Kroke, historienne de l’art au Centre André-Chastel, soumet une réflexion sur les diverses manières dont les formes visuelles et les processus de figuration peuvent être mis au service des études culturelles, et évoque l’outillage nécessaire à la compréhension de images. Quant à Thomas Paris, économiste au Groupement de recherche et d’études en gestion (Greghec), il fait porter ses remarques sur les singularités d’une économie de la création mettant en jeu des modalités d’intervention spécifiques d’acteurs publics comme privés. Pour terminer, plusieurs collègues de l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières (IRCL) placent au cœur de leurs recherches sur la postérité de Shakespeare la question des réappropriations, entre festivals, écrans et jeux vidéo.

Pascale Goetschel, DAS InSHS

  • 2On peut noter que les Kulturwissenschaften allemandes partagent avec les cultural studies le souci de questionner la « signification culturelle » de l’ensemble des phénomènes sociaux. Voir à ce sujet : Rickert H. 1899, Kulturwissenschaft und Naturwissenschaft, Freiburg, Leipzig, Tubingen.
  • 3Mattelart A., Neveu É. 2018, Introduction aux Cultural Studies, La Découverte (1ère éd. : 2003).
  • 4Maigret É, Martin L. (dir.) 2020, Les Cultural Studies. Au-delà des politiques des identités, Éditions Le Bord de l’eau.